« Belle du Seigneur » d’Albert Cohen est la démonstration ultime de l’absence d’amour chez les amoureux. Les ingrédients: la sexualité, le donjuanisme, la condition juive, l’humour, la dérision, la misanthropie, le vertige métaphysique. Mais, comme dans tout grand roman, ce n’est pas l’intrigue qui importe, mais la pensée qui l’enfante. « Belle du Seigneur » est une non-histoire d’un non-amour de non-héros. Il eût suffi, comme il est dit dans le texte, que Solal eût manqué de deux dents de devant pour que l’histoire n’eût aucune chance de se dérouler.
J’ai lu ce que d’autres en ont pensé, et parfois été étonné qu’on pouvait y voir un hymne à l’amour, alors que l’amour en est absent. Bien avant de découvrir « Belle du Seigneur » j’avais lu « Le livre de ma Mère », qui en est l’image inversée.
« Belle du Seigneur » est un règlement de compte de la passion amoureuse, une déconstruction à ne plus s’en remettre, où les héros font tout sauf aimer. L’histoire des protagonistes peut se résumer avec une précisןon chirurgicale : Solal et Ariane ne s’aiment pas et sont en même temps amoureux jusqu’à en mourir. Amoureux à mort, donc, mais sans s’aimer.
Solal n’aime pas Ariane, pas plus que Don Juan n’aime les femmes. C’est est un prédateur qui poursuit des proies, mais une fois qu’il les a eues il n’en est même plus amoureux. Solal n’aime que ce qu’il met en scène, et comme tout bon acteur il finit par entrer en osmose avec son personnage, et préfère la mort plutôt que d’admettre qu’il n’aime pas, qu’il n’a jamais aimé Ariane, et que même le désir sexuel s’est envolé.
Quant à Ariane, elle est séduite par Solal et en tombe amoureuse parce qu’il lui renvoie une image qui la valorise. Il y a d’ailleurs là une allusion assez transparente au Livre de Samuel, quand le grand Roi David envoie le mari de Bethsabée se faire tuer à la guerre pour pouvoir coucher en toute quiétude avec sa jeune épouse.
Ariane succombe à Solal parce que son mari ne tient pas la comparaison. Mais ce qu’elle aime, c’est le reflet que lui renvoie son amant. Elle en devient dépendante comme ces femmes qui ne vont que dans les magasins qui ont des glaces amincissantes.
Avoir des rapports sexuels et aimer sont des choses différentes. En tant qu’homme il n’y a pas lieu de les confondre ni même de les associer, parce qu’un ne « fait » jamais l’amour. C’est cette dissociation radicale qui est difficile à intégrer, en partie parce que le langage lui-même s’y oppose. On dit : « faire l’amour », alors que l’homme baise. Le problème c’est qu’on ne peut pas non plus bannir « faire l’amour », parce dans la psyché féminine cela a une fonction essentielle.
L’amalgame ou même la proximité entre état amoureux et amour est à réfuter, parce qu’être amoureux n’est pas du tout aimer. C’est une manifestation du désir, du plaisir, de la séduction et autres mécanismes qui font qu’on se réjouit de la personne dont on est amoureux, mais sans l’aimer ni même lui vouloir du bien. Ce n’est pas une question de degré mais une question de nature. Il n’y a ni lien ni continuité entre état amoureux et amour.
L’idée qu’avoir des rapports sexuels avec quelqu’un qu’on aime serait différent – et de qualité supérieure – que de le faire avec quelqu’un qu’on n’aime pas est à rejeter. L’amour peut même constituer un obstacle à cause de l’idéalisation de l’autre. Beaucoup d’hommes font cette expérience et ont des problèmes d’érection face à la femme qu’ils aiment.
La sexualité peut être comparée au besoin de se nourrir. Il est permis par exemple de dire que deux amants peuvent manger ensemble, découvrir de nouvelles saveurs, de nouvelles recettes, de nouveaux restaurants, et tirer plaisir de ce partage. Ils peuvent même cuisiner l’un pour l’autre avec amour. Mais le manger n’est jamais consubstantiel à leur amour, si amour il y a. Il ne l’explique pas et ne saurait en être ni la cause ni le but, parce que désirer manger est un réflexe tout comme désirer baiser.
Ce n’est pas parce que la révélation sexuelle est instinctive qu’elle peut se produire à tout moment et avec n’importe qui – bien au contraire – mais les conditions de cette révélation sont d’un autre ordre que celles qui régissent l’amour. On peut être amoureux, trouver qu’aucun corps autre que celui sur lequel nous nous fixons ne peut nous apporter la plénitude, mais les règles de cette dépendance ne sont à mon avis pas celles de l’amour, mais celles du désir.
On peut même tomber amoureux d’autre chose que d’un être humain. Etre amoureux est l’expression d’un plaisir qui fait irruption dans notre existence. On s’amouracher d’une maison, d’un lieu, d’une œuvre d’art, d’un chien, ou encore d’un objet auquel on prête de la valeur sans trop savoir pourquoi.