L’épicurisme à la juive

Le pharisaïsme de l’Antiquité est à l’origine du judaïsme orthodoxe contemporain. C’est ce courant qui a imposé le Talmud comme axe structurant de la religion. Pour ce judaïsme-là, la Bible est un texte divin dont le véritable sens ne peut être saisi qu’à travers l’exégèse talmudique.

La majorité des Juifs, cependant, n’observent pas les commandements du Talmud, tout en se revendiquant pleinement comme Juifs. Ils sont appelés Apikorsim, en référence à Épicure, philosophe grec d’il y a plus de deux millénaires.

Épicure fondait sa pensée sur l’idée d’un monde sans maître, gouverné uniquement par les lois de la nature, qu’il concevait comme un agencement aléatoire d’atomes. Dans cette perspective, la pratique religieuse n’a pas de sens : seul compte le bonheur humain, poursuivi librement. Dans son jardin, Épicure accueillait femmes, hommes et esclaves sur un pied d’égalité, affirmant que la valeur suprême réside dans l’individu lui-même. Il soutenait que chacun pouvait améliorer son sort, tant physique que spirituel, par l’étude et la réflexion, et ne prétendait connaître que ce que son intelligence pouvait saisir.

Dans cet esprit, les Apikorsim considèrent que la Bible est une anthologie rédigée sur près d’un millénaire, enrichie d’emprunts aux cultures environnantes. Chaque texte porte la marque de son époque, ce qui explique la diversité des styles et l’hétérogénéité intellectuelle du recueil. Ils estiment que la Bible n’a pas de cohérence conceptuelle unifiée, mais présente un ensemble de voix parfois contradictoires. À leurs yeux, la figure de Dieu y évolue au gré des époques : c’est l’homme qui a créé Dieu à son image, et non l’inverse.

Aujourd’hui, les Apikorsim forment la majorité du peuple juif. Ils voient dans la Bible un texte fondateur, une source d’inspiration lorsqu’elle rejoint l’humanisme, et la considèrent comme un patrimoine universel. En un sens, ils lui sont plus fidèles que les orthodoxes, qui n’y accèdent qu’à travers la médiation du Talmud.

Tout au long de la Bible, de nombreuses péripéties suggèrent l’absence ou l’indifférence de Dieu.
Dans l’Ecclésiaste, le narrateur exprime son angoisse devant la nature cyclique et vaine du monde :

« Les vivants savent qu’ils mourront, mais les morts ne savent rien. Pour eux, ni récompense, ni souvenir. Leur amour, leur haine, leur jalousie ont disparu, et ils ne prennent plus part à rien de ce qui se fait sous le soleil. Va, mange ton pain avec joie, bois ton vin d’un cœur heureux, car Dieu a déjà agréé ce que tu fais. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes pendant toute la durée de ton existence éphémère. Car dans le séjour des morts vers lequel tu t’en vas, il n’y a ni œuvre, ni pensée, ni savoir, ni sagesse. »

Le livre de Job, quant à lui, met en scène un homme bon, broyé par un Dieu silencieux. Mais quel est ce Dieu ? Probablement celui de Spinoza : la Nature, indifférente aux aspirations humaines. À la fin du récit, Job comprend qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise — elle est simplement ce qui est, et qu’il ne reste qu’à l’accepter.

Dans le livre d’Esther, récit de l’Exil babylonien, le peuple juif est sauvé d’un complot d’extermination. Mais Dieu n’y est jamais mentionné, et aucun miracle n’intervient : le salut est l’œuvre des hommes eux-mêmes.

Le Cantique des Cantiques, recueil de poèmes érotiques, célèbre quant à lui la beauté, la jeunesse, le désir, la vie sensuelle — sans aucune allusion religieuse explicite.

Quand Abraham apprend la destruction imminente de Sodome et Gomorrhe, il interpelle Dieu :

« Vas-tu faire périr le juste avec le méchant ? […] Le juge de toute la terre ne ferait-il pas justice ? »

C’est une interrogation directe sur la justice divine, qui résonne encore aujourd’hui face aux désastres naturels et aux catastrophes humaines. Abraham, ici, donne voix au silence de Dieu.

De même, lorsque Abraham s’apprête à sacrifier son fils, on célèbre traditionnellement l’exemple de foi. Mais on peut aussi y lire un sursaut de conscience : c’est peut-être la raison humaine, incarnée par l’ange, qui arrête sa main, lui soufflant qu’un Dieu exigeant le meurtre du fils bien-aimé ne peut être qu’une création délirante de l’esprit.

Caïn tue Abel dans un geste brutal, silencieux, irréfléchi. Dieu assiste au meurtre, mais ne l’empêche pas : encore une fois, les hommes sont seuls pour écrire leur histoire.

Dans le mythe de l’Arbre de la Connaissance, le Dieu biblique interdit à l’homme l’accès au savoir. Cette interdiction évoque moins un péché originel qu’une tentative d’empêcher l’homme de prendre en main son destin, à l’image des régimes totalitaires qui craignent la lucidité du peuple. Les Apikorsim voient, au contraire, dans l’accès à la connaissance l’essence même de la dignité humaine.

Dans la culture israélienne contemporaine, la Bible est redevenue centrale, car elle constitue un patrimoine commun à toutes les sensibilités, de l’orthodoxie à l’athéisme radical. Elle fait l’objet d’intenses recherches et est une référence partagée. Parallèlement, le Talmud, la Kabbale et la tradition des commentaires connaissent aussi un renouveau, stimulé par l’approche critique des Apikorsim, qui jettent une lumière nouvelle sur toute la pensée juive — de Moïse à Levinas, en passant par Philon, Maïmonide, Spinoza, Buber, Freud, Kafka ou Einstein.

Certes, les Apikorsim privilégient la raison comme mode de communication. Mais il serait erroné de croire qu’ils ne croient en rien. Ils croient en la vie avant la mort.

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