Christianisme et judaïsme selon Yeshayahu Leibowitz

Ci-dessous une réflexion inspiré d’un texte [1] de Yeshayahu Leibowitz[2] traitant des rapports entre christianisme et judaïsme.

Il est notoire que le Pape Pie XII observa durant la Seconde Guerre mondiale un silence assourdissant face aux persécutions des Juifs alors qu’il est établi que le Vatican ne pouvait ignorer ce qui se passait. La question est de savoir pourquoi l’Evêque de Rome n’a pas dénoncé ces crimes à la face du monde.

La réponse est que c’était sa foi qui le guidait. En tant que représentant de Dieu sur terre, il ne pouvait en son âme et conscience que laisser faire les Nazis. La Shoah lui semblait une mise en œuvre  de ce qui était contenu dans l’essence même du christianisme dès les origines. Il ne s’agit cependant pas de l’accuser d’indifférence ni de supposer qu’il ne compatissait pas au sort d’être humains  menés à l’abattoir.  Mais ce grand chrétien voyait dans la Shoah le début de la fin du judaïsme, or c’était cela qui était prioritaire pour lui.  Sa conviction profonde, tout comme celle de tout chrétien véritable, était que le judaïsme était une entrave à la christianisation – et donc au Salut – du monde entier.

Le rapport du christianisme avec le judaïsme est différent de qu’il est avec d’autres  religions parce qu’étant donné que le christianisme adopte la Thora, il prétend être le vrai judaïsme. Mais le christianisme étant historiquement ultérieur au judaïsme c’est un peu l’image du fils qui dépouille son père de son vivant, mais qui continue néanmoins à craindre pour son héritage aussi longtemps que son père n’est pas mort.

C’est ainsi qu’un judaïsme non-chrétien est illégitime du point de vue de l’Eglise, et le fait qu’il persiste malgré tout ne peut être considéré que comme une outrage au divin. L’Eglise ne peut s’y résigner qu’à condition que les Juifs soient humiliés jusqu’à leur disparition, ce qui est une manière de démontrer en attendant que leurs souffrances sont liées à leur mécréance.

Il est vrai que dans un premier temps l’Eglise ne souhaitait pas la liquidation des Juifs, mais bien celle du judaïsme. La conversion de chaque Juif était d’ailleurs précieuse pour les chrétiens parce que cela démontrait dans leur esprit la continuité entre judaïsme et christianisme. Mais comme au bout de  multiples de générations il s’est avéré impossible de convertir le peuple juif en  entier il ne restait plus qu’à s’en défaire.

Mais l’Eglise s’est retrouvée devant un dilemme entre son désir d’annihilation des Juifs et le problème éthique consistant à le décréter de manière explicite. L’apparition d’Hitler fut donc une aubaine pour une grande partie du monde chrétien parce que la besogne allait être exécutée par autrui. C’est ainsi que le pape ne pouvait pas voir dans l’avènement d’Hitler autre chose que la main de Dieu. Le Pape Eugenio Pacelli en tant qu’aristocrate italien n’avait par ailleurs aucune sympathie pour Hitler, et méprisait les Nazis qu’il considérait comme des brutes incultes. Cependant il estimait qu’il ne pouvait s’opposer à la Providence qui les avait fait accéder au pouvoir afin d’éradiquer le judaïsme. Il pensait que du point de vue théologique il n’avait pas le droit d’empêcher, ou même de ralentir, une « Solution Finale » qu’il percevait comme reflétant la volonté divine, dont les Nazis n’étaient finalement que le bras séculier.

Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas le mythe du déicide qui est à l’origine  de l’antisémitisme chrétien. Le déicide peut être réinterprété par les Chrétiens eux-mêmes en fonction de l’air du temps, et le fait est qu’il n’est plus devenu politiquement correct  dans le monde d’après-Shoah d’accuser les Juifs d’avoir tué Dieu.  La décision du concile  Vatican II de mettre une sourdine à l’accusation de déicide fut un geste de bonne volonté, mais n’a rien changé à la répulsion endémique du chrétien fervent à l’égard des Juifs. La persistance du judaïsme est perçue par lui comme un déni de la foi chrétienne, ce pourquoi sa conscience ne s’opposerait peut-être pas à une nouvelle « Solution finale » le cas échéant.

Pour Karl Barth, universitaire suisse considéré comme un des théologiens majeurs du XXe siècle , « le judaïsme est une plaie ouverte dans le corps de Jésus. Il est inadmissible qu’après Jésus il y ait une quelconque légitimité à un judaïsme qui ne serait pas chrétien. Il faut absolument empêcher cela. La synagogue c’est la maison de Satan » . Par ailleurs la détestation des Juifs persiste chez les élites et dans les milieux intellectuels athées, qui bien qu’ayant renoncé au christianisme n’en demeurent pas moins imprégnés de ses valeurs. S’il est vrai qu’ils sont parvenus à refouler leur antisémitisme ils continuent de ressentir par rapport aux Juifs une étrangeté ontologique à nulle autre comparable. C’était déjà le cas à l’époque des Lumières, quand Voltaire, Kant, Goethe ou Hegel pensaient que les Juifs n’avaient pas de place dans le monde des droits de l’homme qui s’annonçait.

L’indifférence du monde libre par rapport à la Shoah lors de la Deuxième Guerre Mondiale est inexplicable sinon par l’existence d’un inconscient collectif chrétien qui tend à accepter l’idée que l’humanisme des Lumières ne s’applique pas aux Juifs comme aux autres êtres humains, et que s’il ne fallait retenir qu’une seule chose du christianisme, même après l’avoir abandonné, c’était le bien-fondé de l’exclusion des Juifs de la communauté des hommes.

En conclusion, la coexistence entre spiritualité juive et spiritualité chrétienne est inconcevable si l’on tient à être intellectuellement honnête. Un tel échange n’est envisageable qu’entre Juifs déjudaïsés ayant renié leur foi et Chrétiens déchristianisés ayant renié leur Messie.

[1] « La faute de Hochhuth » Leibowitz y la critique de la position de l’auteur de la pièce « Le Vicaire », qui condamnait le silence du pape PI XII lors de la Shoah.

[2] Décédé en 1994.  Professeur de biochimie, philosophie, neuropsychologie, chimie organique et neurologie. Érudit de la pensée juive, il fut pendant vingt ans rédacteur en chef de la première encyclopédie universelle en langue hébraïque.

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