Gaza, société combattante : la fin du mythe civil

Ce texte propose une réflexion sans concession sur la responsabilité collective de la population de Gaza dans les crimes perpétrés le 7 octobre 2023. Il ne s’agit ni d’un pamphlet ni d’une abstraction théorique, mais d’une tentative de lucidité politique face à une réalité tragique. Refusant à la fois l’excuse systématique et l’accusation aveugle, il explore les fondements idéologiques, culturels et moraux d’un conflit où la figure du civil innocent est instrumentalisée, et où l’émotion humanitaire prend trop souvent le pas sur la pensée.

La stupeur du 7 octobre et l’aveuglement moral international

Le 7 octobre 2023 marque un tournant d’horreur pour Israël. En quelques heures, une violence à l’état brut déferle sur le pays : des commandos du Hamas franchissent la frontière depuis Gaza, massacrent, violent, incendient, kidnappent. Plus de 1 200 civils tombent sous les coups, des enfants sont arrachés à leurs parents, des vieillards brûlés vifs, des femmes traînées dans les rues puis exécutées ou emmenées comme trophées. Ce n’est pas une émeute, ce n’est pas une bavure, ce n’est même pas un attentat : c’est une opération militaire planifiée, revendiquée, et largement célébrée de l’autre côté de la barrière¹.

Et pourtant, presque aussitôt, l’attention médiatique internationale se détourne du crime pour s’interroger sur la riposte. L’indignation se déplace. Israël, pays meurtri, devient pays accusé. La question du droit à la défense est relativisée, comme si les Juifs d’Israël avaient perdu, en une journée, le droit fondamental d’exister sans être égorgés. Ce retournement moral — où la barbarie se dissout dans le bruit de fond des explications sociologiques — dit quelque chose de plus large : une incapacité occidentale à penser le conflit autrement que comme un combat entre le fort et le faible, indépendamment de toute vérité historique, idéologique ou stratégique².

Or, il ne s’agit pas ici d’un simple déséquilibre de forces. Ce qui se joue à Gaza relève d’un autre ordre : celui d’une société profondément engagée, depuis des années, dans une logique de guerre sainte, de haine endémique, de désignation de l’ennemi comme figure du Mal absolu. Le Hamas, certes, gouverne par la terreur, mais il ne le fait pas dans le vide. Il est soutenu, alimenté, porté par une grande partie de la population qu’il prétend représenter.

La question centrale, que l’on feint d’éviter, est pourtant simple : dans quelle mesure la société gazaouie dans son ensemble porte-t-elle une part de responsabilité dans les crimes commis le 7 octobre ? Quelle est la frontière, dans un régime islamiste militarisé, entre le civil et le combattant ? Et que devient la figure de l’« innocent » quand un enfant filme une décapitation avec son téléphone et envoie la vidéo à sa famille pour qu’elle célèbre son acte ?

Une société engagée : l’implication active ou passive des civils à Gaza

Le Hamas ne se contente pas de diriger Gaza : il y structure l’ensemble de la vie sociale, éducative et religieuse. Il tisse avec la population un rapport d’adhésion et de soumission qui rend indistincte la ligne entre la sphère civile et la sphère militaire. Ce n’est pas un hasard si les combattants du 7 octobre surgissent des tunnels en tenue de guerre, pendant que des civils gazaouis — des hommes, des femmes, des adolescents — les suivent, pillent avec eux, documentent les exactions, ou y participent directement.

Des dizaines de vidéos, analysées par les services de renseignement israéliens et par des journalistes indépendants, montrent des Gazaouis non armés franchissant la frontière pour s’emparer de biens, traquer des survivants, ou ramener des otages. Ce n’est pas un phénomène marginal : il est massif, spontané, euphorique. Il s’inscrit dans un imaginaire collectif qui, depuis des années, glorifie les attentats suicides, les tirs de roquettes et les assassinats de civils juifs comme autant d’actes de résistance héroïque.

Dans les écoles de Gaza, les manuels scolaires, rédigés ou validés par le Hamas, enseignent que les Juifs sont des « porcs et des singes » ; ils effacent Israël des cartes, exaltent la martyrologie, présentent les enfants tués dans les combats comme des modèles à suivre. Une étude de l’Institut IMPACT-se montre que les enfants gazaouis sont formés à la haine dès l’âge de six ans³.

Chaque été, des camps paramilitaires rassemblent des dizaines de milliers de jeunes garçons qui apprennent à manier le fusil d’assaut, à simuler des enlèvements de soldats israéliens, à creuser des tunnels. Ces scènes sont filmées, diffusées, promues sur les chaînes officielles du Hamas⁴.

Le président israélien Isaac Herzog le rappelle avec clarté : « Il n’y a pas de différence entre les infrastructures terroristes et la société qui les héberge. Gaza tout entière fonctionne comme une machine de guerre »⁵.

Cette affirmation, souvent jugée choquante en Occident, correspond pourtant à la réalité d’un territoire où le Hamas fusionne volontairement les dimensions militaires et civiles. Les tunnels partent des mosquées, passent sous les hôpitaux, débouchent dans les écoles. Les postes de commandement sont situés dans les caves d’immeubles résidentiels. Les roquettes sont lancées depuis des toits d’habitation.

Mais une question demeure, à la fois morale, juridique et existentielle : que faire lorsqu’un enfant — peut-être âgé de dix ou douze ans — transporte un lance-roquette, grimpe sur le balcon de ses parents et le met en position pour bombarder une ville israélienne ? Lorsqu’un drone détecte ce mouvement, Israël est-il censé ne rien faire, au motif que l’enfant est mineur, manipulé, non responsable pénalement ? Peut-on demander à une armée régulière d’ignorer une menace létale parce qu’elle émane d’un corps juvénile ? Ce dilemme tragique — dont le Hamas connaît parfaitement la portée symbolique — fait partie intégrante de la stratégie ennemie : il pousse Israël à choisir entre sa survie et sa réputation, entre l’impératif de se défendre et celui de préserver une image morale que l’on nie par ailleurs à ses ennemis⁶.

Les seuls innocents véritables, dans cette guerre, sont les très jeunes enfants, ceux qui ne portent encore aucune intention, aucune idéologie, aucune arme. Et il existe, bien entendu, une petite minorité d’hommes et de femmes — de tous âges, de toutes conditions — qui ne participent en rien à la logique de guerre, qui rejettent le Hamas, qui subissent sans recours le joug de la terreur et l’impasse du conflit. Eux aussi sont des innocents véritables, pris au piège de l’Histoire et de la guerre, comme tant d’autres l’ont été depuis la nuit des temps.

Penser la responsabilité collective : entre droit, morale et lucidité

Accuser un peuple entier de complicité dans un crime paraît, à première vue, intenable. L’idée même choque. Pourtant, face à l’implication visible et revendiquée d’une large part de la population de Gaza dans la guerre déclenchée contre Israël, cette notion redevient inévitable.

Karl Jaspers, dès 1946, distingue quatre types de responsabilités : criminelle, politique, morale, et métaphysique⁷. Ce schéma, élaboré pour penser la responsabilité des Allemands après le nazisme, ne s’applique pas mécaniquement à Gaza. Mais il permet une finesse d’analyse. Tous les Gazaouis ne sont pas coupables au sens juridique. Mais beaucoup participent, soutiennent, glorifient. D’autres, plus nombreux, savent et se taisent.

Hannah Arendt note que le mal devient « banal » quand il cesse d’être pensé⁸. Ce que l’on observe à Gaza relève bien de cette dynamique : un mal diffus, routinisé, qui traverse l’école, la rue, la mosquée, jusqu’à devenir invisible, parce que normal.

La charte du Hamas de 1988 affirme : « Le Jour du Jugement ne viendra pas tant que les Musulmans n’auront pas tué les Juifs »⁹. Ce texte n’a jamais été formellement renié.

Accepter de penser cette responsabilité collective ne signifie pas nier les souffrances réelles. Cela signifie seulement que la souffrance n’innocente pas tout.

Guerre asymétrique et tragédie morale : Israël face au piège de Gaza

Depuis le 7 octobre, l’État d’Israël mène une guerre qu’il ne peut ni gagner rapidement, ni fuir. Le Hamas cherche à provoquer sa réponse, à la condamner. Il tend un piège où les civils de Gaza deviennent à la fois otages, boucliers et instruments.

Les roquettes sont tirées depuis des zones habitées. Les dépôts d’armes sont dissimulés sous les hôpitaux, les écoles, les mosquées. Les otages sont cachés dans des lieux civils. Israël, face à cela, tente de limiter les pertes : avertissements, tracts, frappes ciblées. Mais le Hamas empêche les évacuations. Et chaque mort devient une arme médiatique.

Les bilans sont fournis par le ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas. Ils incluent combattants, terroristes et affiliés. Une étude de NGO Monitor rappelle que dans les précédents conflits, près de la moitié des « civils » tués se révèlent être des combattants¹⁰.

Le droit international reconnaît le droit de légitime défense (article 51 de la Charte de l’ONU)¹¹. Israël agit dans ce cadre, bien plus que ne le feraient d’autres nations.

Contre les mythes de l’innocence : la glorification de la mort

Gaza est devenu le symbole mondial de la souffrance. Mais cette souffrance n’est pas neutre. Elle est instrumentalisée. Elle cache une culture de la mort que l’on refuse de nommer.

Les attentats sont célébrés, les tueurs glorifiés. En 2001, après la tuerie du restaurant Sbarro, des Gazaouis distribuent des bonbons pour fêter la mort d’enfants¹². Des émissions pour enfants diffusent des appels à tuer les Juifs¹³. Les manuels scolaires encouragent le martyre¹⁴.

Golda Meir le dit : « La paix viendra quand les Arabes aimeront leurs enfants plus qu’ils ne nous haïssent. »

Il s’agit d’une idéologie totalitaire, haineuse, sacrificielle. Refuser de le voir, c’est renoncer à toute possibilité de paix.

Reconnaître la réalité pour espérer la dépasser

Il faut rendre à la pensée sa rigueur, à la lucidité sa place. Il ne s’agit pas de haïr, mais de voir. Voir que Gaza n’est pas seulement victime, mais acteur. Que la paix ne viendra pas sans rupture avec la culture de la haine. Et que la vérité, même brutale, est le premier pas vers une autre histoire.

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  1. Rapport du gouvernement israélien sur les victimes du 7 octobre 2023.
  2. Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, Grasset, 1983.
  3. IMPACT-se, Review of Palestinian Authority Schoolbooks, 2023.
  4. MEMRI, rapports vidéos 2019–2023 ; UN Watch.
  5. Déclaration d’Isaac Herzog, 12 octobre 2023.
  6. Intelligence and Terrorism Information Center (Meir Amit), rapports 2014–2023.
  7. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 1946.
  8. Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Seuil, 2005.
  9. Charte du Hamas, article 7, 1988.
  10. NGO Monitor, Casualty Figures in Gaza, 2023.
  11. Cour EDH, Isayeva c. Russie, 2005.
  12. BBC News, 10 août 2001.
  13. MEMRI TV, Pioneers of Tomorrow, Al-Aqsa TV, 2007–2011.
  14. CMIP, Palestinian Authority Schoolbooks, 2020.

Woody Allen ou l’ironie du néant

Woody Allen est un Juif new-yorkais qui a façonné une œuvre marquée par la tradition intellectuelle juive — celle de l’humour comme lucidité, du doute comme moteur, de l’angoisse comme matière première. Hérité de la diaspora d’Europe de l’Est, cet humour mêle autodérision, absurdité, ironie grinçante et conscience tragique de la condition humaine. Il se nourrit du sentiment d’être étranger au monde, d’en rire parce qu’on ne peut pas y croire tout à fait, et d’en faire un art de la survie. Cette pensée s’exprime entre raison et passion, harmonie et rage, ordre et transgression, sensé et insensé, réel et imaginaire, angoisse et humour, technique et art, le tout par-delà le bien et le mal.

Chez Allen, le comique n’est jamais pur divertissement : il est le masque bariolé de la panique. Le monde est absurde, la vie n’a pas de sens, Dieu est silencieux ou mort, la morale n’a plus de garant. Rire devient alors un geste réflexe, un réflexe vital : si l’on n’en rit pas, on s’écroule. C’est dans cet entrelacs d’humour et de détresse que se loge la profondeur philosophique de son cinéma.

Les films de Woody Allen mettent en scène, avec insistance, un décalage irréductible entre le désir masculin et l’attente féminine. Ce thème n’est pas toujours au cœur de l’intrigue, mais il la traverse en filigrane. L’homme, chez Allen, est tenaillé par une pulsion sexuelle constante, irrépressible, qu’il doit apprendre à dissimuler pour rester fréquentable. La femme, quant à elle, ne semble jamais vraiment comprendre ce que cette pulsion signifie. Elle peut l’observer, la subir, la suspecter, mais non la ressentir.

Allen inverse parfois les rôles : il crée des personnages féminins qui paraissent adopter une sexualité « masculine ». Mais le scénario finit toujours par les trahir : cette virilité n’était qu’un leurre, une stratégie, ou une ruse de la nature, pour reprendre la formule de Schopenhauer. À l’heure du passage à l’acte ou de l’attachement durable, une divergence fondamentale refait surface.

L’un des motifs les plus récurrents est celui du couple usé, sexuellement tari, où la femme rassure, relativise, évoque des cycles, quand l’homme, lui, s’affole. Il ne peut concevoir une vie d’où le désir serait absent. Il doute, il culpabilise, puis finit par céder à la tentation extérieure. Ce cycle tragique, Woody Allen le filme avec une légèreté apparente, mais une lucidité sans indulgence.

Dostoïevski est sans doute l’auteur qui traverse le plus profondément l’œuvre d’Allen. Le cinéaste ne cesse de rejouer, à sa manière, la question morale posée par Crime et Châtiment : que se passe-t-il dans un monde où Dieu est mort ? Où la faute ne rencontre plus de sanction, ni divine, ni humaine ? Où l’homme peut tuer, aimer, mentir, sans jamais être rappelé à l’ordre par un au-delà ?

Dans Crimes and Misdemeanors, un homme fait assassiner sa maîtresse pour préserver sa vie sociale. Il est accablé de remords… puis il les surmonte. Le monde continue de tourner. Dans Match Point, le jeune ambitieux tue sa maîtresse enceinte, cache le crime et finit même par être récompensé par la vie. Ces films sont des variations modernes sur les dilemmes dostoïevskiens, mais ils suppriment la transcendance. Il ne reste qu’un monde plat, dans lequel la faute est soluble dans le temps.

L’écho des Frères Karamazov résonne: si Dieu n’existe pas, alors tout est permis. Mais Allen ne moralise pas. Il observe. Il constate que la justice ne vient pas toujours. Que la conscience peut être anesthésiée. Que l’homme moderne est capable du pire sans même perdre le sommeil.

Si l’influence de Dostoïevski est narrative, celle de l’existentialisme est conceptuelle. Les personnages de Woody Allen sont des êtres jetés dans un monde sans repères, contraints d’inventer leur vie tout en doutant de sa valeur. Ils cherchent des issues dans l’amour, la sexualité, l’art ou la psychanalyse, mais rien n’apaise durablement leur vertige.

La liberté, chez Allen, n’est pas une promesse, mais un fardeau. Elle condamne l’homme à choisir sans jamais savoir s’il a raison. La responsabilité est écrasante. Le héros de Irrational Man, professeur de philosophie dépressif, en arrive à tuer pour se sentir exister. La pulsion de sens devient pulsion d’agir, même criminelle. Et lorsqu’il meurt, le monde ne s’ébranle pas : il glisse.

Il y a chez Allen une proximité paradoxale avec Kierkegaard : l’homme est seul face à l’abîme. Mais contrairement au penseur danois, il n’y a pas ici de saut dans la foi. Le saut est avorté. L’ironie devient alors la seule transcendance.

Les intellectuels chez Woody Allen sont omniprésents : psychanalystes, professeurs, écrivains, cinéphiles… Tous parlent beaucoup, lisent Freud, citent Kant, mais ne savent ni aimer, ni décider, ni vivre. La culture devient une manière de ne pas affronter le vide. Elle anesthésie l’angoisse sans la dissiper.

Les dialogues brillants masquent des vies manquées. Les références savantes sont des béquilles. Allen montre ainsi que la culture, loin d’être une solution, est souvent une fuite : elle transforme la tragédie en conversation, l’abîme en bon mot. C’est une névrose élégante.

La musique joue un rôle fondamental dans le cinéma de Woody Allen. Elle est plus qu’un fond sonore : elle est l’âme invisible des scènes, leur tonalité secrète. Dans Manhattan, la ville est magnifiée par les envolées de George Gershwin. Dans d’autres films, ce sont les standards de jazz — Duke Ellington, Cole Porter, Louis Armstrong, Benny Goodman — qui enveloppent les dialogues d’une douceur mélancolique.

Allen utilise aussi la musique classique avec intelligence. Brahms dans Another Woman, Mahler dans Crimes and Misdemeanors, ou encore Bach dans Love and Death. Chaque morceau donne une profondeur supplémentaire à la scène, parfois en contraste avec ce qui est dit ou montré. La musique devient un commentaire muet, souvent plus honnête que les personnages eux-mêmes.

L’opéra tient également une place discrète mais signifiante, notamment Puccini et Verdi. Il incarne l’excès des passions, la théâtralité du désir, et souligne souvent l’écart entre le drame vécu et l’apparence sociale.

Le jazz, quant à lui, est le genre le plus emblématique d’Allen : musique urbaine, intellectuelle, improvisée, elle lui sert de refuge, d’échappatoire, et même de mémoire. Dans Sweet and Lowdown, entièrement consacré à un guitariste de jazz fictif, Allen rend hommage à Django Reinhardt tout en explorant la solitude d’un génie incapable d’aimer.

À travers ces choix musicaux, Woody Allen exprime une vision du monde nostalgique : un monde désenchanté, où la beauté existe encore, mais détachée de la vérité, suspendue comme une illusion consolante.

Woody Allen dit dans son autobiographie que son plus grand regret est de n’avoir jamais réalisé un grand film. Mais son œuvre, prise comme un tout, est peut-être ce grand film. Elle ne brille pas par une unité formelle ou esthétique, mais par une cohérence existentielle.

Chaque film est une confession déguisée, un fragment de journal intime. Il y parle de son angoisse, de ses désirs, de sa lucidité. L’ironie n’est pas une posture : elle est la seule manière supportable de dire la vérité. En cela, Woody Allen est peut-être le plus philosophe des cinéastes.

Woody Allen ne cherche pas à réconcilier l’homme avec le monde, mais à l’aider à survivre en l’observant. Il n’a pas construit une doctrine, mais façonné une vision du monde — sceptique, angoissée, lucide, et par endroits lumineuse. Il se tient entre foi et nihilisme, désir et impuissance, morale et relativisme, tragédie et burlesque. L’existentialisme qui affleure dans ses films n’a rien d’abstrait : il est vécu, incarné, souvent autobiographique. Il ne propose pas de solution, mais il formule avec une acuité rare les termes du problème.

Cette pensée filmée, ce doute mis en scène, constitue peut-être l’un des plus beaux témoignages artistiques du désenchantement moderne. En mettant en scène des personnages perdus mais vivants, blessés mais brillants, Woody Allen nous tend un miroir — déformant et drôle — dans lequel chacun peut reconnaître ses propres failles.

Et si l’on rit devant ses films, c’est souvent pour ne pas pleurer.

La peine de mort dans la tradition juive : entre principe et dissuasion

La Torah proclame : « Tu ne tueras point » (Exode 20,13), mais cette injonction n’est pas absolue. Elle coexiste avec la reconnaissance de situations où le recours à la violence létale peut se justifier. Moïse incarne cette tension : voyant un Égyptien battre à mort un esclave, il intervient et tue l’agresseur. Ce geste, à la fois transgressif et salvateur, souligne la complexité morale de la légitime défense dans la tradition juive. Tuer n’est jamais souhaitable, mais peut s’imposer comme un mal nécessaire face à une violence imminente.

Cette dialectique se prolonge dans le traitement talmudique de la peine de mort. Le Talmud ne nie pas le principe de la peine capitale ; il en encadre l’usage à un point tel qu’il en rend l’application quasiment impossible. Dans le traité Sanhédrin (Mishna Sanhédrin 4:1), les conditions requises pour prononcer une condamnation à mort sont si rigoureuses qu’elles deviennent dissuasives : deux témoins doivent non seulement avoir vu l’acte criminel, mais aussi avoir averti le coupable immédiatement avant qu’il ne le commette (hatra’ah), et celui-ci doit avoir explicitement reconnu l’avertissement tout en persistant dans son acte.

Un passage célèbre affirme : « Un Sanhédrin qui exécute une personne tous les sept ans est appelé destructeur. Rabbi Eléazar ben Azariah dit  tous les soixante-dix ans. Rabbi Tarfon et Rabbi Akiva disent : si nous avions siégé au Sanhédrin, jamais une personne n’aurait été exécutée » (Mishna Sanhédrin 4:5). Cette posture illustre non un rejet de principe de la peine de mort, mais une volonté d’en restreindre à l’extrême l’usage, au nom de la justice et de la prudence.

Cette prudence extrême dans l’application de la peine capitale reflète une conscience aiguë de l’irréversibilité de l’acte judiciaire. Dans le judaïsme rabbinique, le droit à la vie n’est pas simplement un principe moral ; il est un impératif théologique. L’homme est créé à l’image de Dieu (bétsélem Elohim), et toute atteinte à sa vie engage une responsabilité envers Celui qui en est l’origine. D’où cette formule saisissante du Talmud de Jérusalem : « Celui qui détruit une seule vie, c’est comme s’il avait détruit un monde entier » (Talmud de Jérusalem, Sanhédrin 4:9, 22a), reprise dans le Talmud de Babylone avec des variantes (Sanhédrin 37a).

Si la peine de mort existe dans la Torah — lapidation, strangulation, décapitation, incinération — les Sages du Talmud n’ont eu de cesse d’en rendre l’application théorique. Il s’agit moins d’abolir que de désactiver. La justice humaine, faillible par définition, doit éviter l’irréparable. Même en présence de coupables avérés, le principe de précaution prévaut. Ainsi, le rôle du Sanhédrin n’est pas d’assouvir un besoin de vengeance, mais d’ériger une muraille contre l’erreur judiciaire. La dissuasion prime sur la rétribution.

Cet héritage explique en partie la position de l’État d’Israël sur la question. Bien que la peine de mort figure toujours dans le droit israélien (notamment pour crimes contre l’humanité ou haute trahison), elle n’a été appliquée qu’une seule fois : en 1962, pour Adolf Eichmann. Même dans ce cas, la décision fut entourée d’un débat éthique intense. L’héritage talmudique a pesé dans la balance, aux côtés d’impératifs moraux, historiques et symboliques.

La modernité juive, nourrie par l’expérience de l’exil, de la persécution et du soupçon envers le pouvoir étatique, tend ainsi vers une forme de réticence structurelle à l’égard de la peine capitale. Ce n’est pas un pacifisme de principe, mais une éthique du soupçon. Le juge ne doit pas jouer à Dieu, même quand le texte sacré semble l’y autoriser.

Si la tradition rabbinique a réduit la peine de mort à un vestige normatif quasi inapplicable, elle ne l’a pas vidée de sa signification. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le sort du coupable, mais la nature même de la justice humaine. Le judaïsme ne prétend pas que toute peine capitale serait injuste, mais qu’aucune institution humaine ne peut s’en réclamer sans excès de pouvoir ou de certitude. Seul Dieu peut juger en connaissance totale, car Lui seul connaît le cœur de l’homme (yo’déa taloumoth). D’où cette méfiance constante envers la prétention humaine à la justice absolue.

Chez Emmanuel Levinas, cette prudence se transforme en exigence radicale : la responsabilité envers l’autre, en tant qu’autre, impose une suspension de la violence, même justifiée. L’éthique n’est pas réductible à une logique de sanction ou de compensation, mais à une asymétrie fondamentale entre le moi et le visage de l’autre. « Le visage me dit : tu ne tueras point », écrit Levinas dans Éthique et infini. Ce commandement ne vient pas comme une loi extérieure, mais comme un ordre qui surgit du visage même de l’Autre, dans sa vulnérabilité. Même lorsque la loi autorise la punition, l’éthique peut en suspendre l’exécution.

À l’opposé de cette lecture éthique, Yeshayahu Leibowitz adopte une approche halakhique rigoureuse et désenchantée. Pour lui, la Halakha, en tant que système autonome, contient ses propres régulations internes, indépendamment de toute éthique humaniste. Mais cette fidélité au formalisme n’empêche pas une profonde défiance à l’égard de tout pouvoir religieux ou politique qui prétendrait incarner la volonté divine. La peine de mort, dans un État moderne, même juif, ne saurait être légitimée par la Torah. Ce serait confondre l’ordre religieux et l’ordre politique — ce que Leibowitz dénonçait comme idolâtrie.

Dans cette perspective, on comprend pourquoi l’extrême rigueur talmudique sur les procédures capitales est en réalité une manière de transférer la justice hors du champ de la vengeance. Même dans le cas du rodef — celui qui poursuit autrui pour le tuer et qu’il est permis de neutraliser avant qu’il ne frappe (Talmud de Babylone, Sanhédrin 73a) — l’objectif n’est pas la sanction, mais la prévention. On sauve la victime, non pour punir l’agresseur, mais pour empêcher l’irréparable. Et si l’agresseur peut être neutralisé sans être tué, il est interdit de lui ôter la vie. Ainsi, Maïmonide précise dans le Mishné Torah : « Si l’on pouvait sauver la victime en frappant un des membres de l’agresseur, mais qu’on l’a tué à la place, on est coupable de meurtre » (Hilkhot Rotzeah uShmirat Nefesh, 1:6).

Cette dynamique s’éclaire à la lumière de l’histoire juive. Le peuple juif a expérimenté dans sa chair la violence d’États justiciers, de tribunaux d’exception, de lois de sang. Dès lors, une tradition marquée par Auschwitz et Kamenets-Podolsky, par les autodafés et les pogroms, ne peut qu’être traversée par une allergie structurelle à l’absolu judiciaire. Le droit juif, dans sa sagesse millénaire, a peut-être anticipé ce que les États modernes n’ont appris qu’à travers les horreurs du XXe siècle : qu’un pouvoir qui tue au nom de la justice court toujours le risque de tuer au nom de lui-même.

Montaigne et Molière : le médecin en représentation

On aurait tort de croire que la critique de la médecine naît au XVIIe siècle, avec les facéties de Molière et l’hypocondrie joyeuse d’Argan. Montaigne, un siècle plus tôt, avait déjà tracé les grandes lignes d’un scepticisme lucide, fondé sur l’expérience directe, l’observation du réel et une méfiance instinctive envers les prétentions de la science médicale. Ses pages sur les médecins, mêlant anecdotes, sarcasmes et raisonnements, pourraient servir de matrice à tout un théâtre de la farce thérapeutique.

Dans ses Essais, Montaigne tourne en dérision l’arrogance des médecins, leur usage d’un jargon abscons, leur foi dans des remèdes plus proches de la magie que de la raison — « du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc », « des crottes de rat réduites en poudre », voire « l’urine de lézard »¹. On ne peut s’empêcher d’y entendre, en germe, la voix du pharmacien Purgon dans Le Malade imaginaire, vantant les vertus délirantes de ses clystères. Chez Montaigne déjà, la médecine est affaire de théâtre : une scène de confiance obligatoire, où le malade est tenu de croire, sous peine de passer pour hérétique. Chez Molière, la farce s’accomplit : le malade devient comédien malgré lui, récitant les diagnostics et endossant le rôle que les médecins lui imposent.

La filiation est d’autant plus plausible que Molière, lecteur averti et satiriste érudit, connaissait les grands textes de son temps. On retrouve chez lui, comme chez Montaigne, cette idée que le médecin est celui qui s’attribue le mérite des guérisons naturelles et rejette la responsabilité des échecs : « Ce qui m’a guéri, moi, et qui en guérit mille autres qui n’ont pas appelé de médecin à leur secours, ils s’en emparent en portant cela à leur crédit »². À l’inverse, si le malade meurt, la faute lui en incombe — il s’est couché du mauvais côté, a entendu un bruit, eu une pensée pénible. Ainsi les médecins ne peuvent jamais se tromper. C’est exactement cette mécanique que moque Molière dans le célèbre dialogue entre Argan et Monsieur Purgon : celui-ci menace Argan d’une cascade de maladies si ce dernier refuse ses remèdes³, comme si l’effet dépendait de l’obéissance au traitement, et non de son efficacité intrinsèque. Cette logique circulaire devient matière à rire, mais repose sur une critique sérieuse : le pouvoir médical se fonde sur une invérifiabilité structurelle.

Montaigne se moque volontiers du mystère qui entoure les prescriptions médicales. Il ironise sur la prétention des médecins à manier des centaines d’ingrédients, à administrer des potions aussi complexes qu’opaques : « Je me trouvais l’autre jour dans un groupe de gens où quelqu’un, qui souffrait comme moi, annonça la nouvelle d’une sorte de pilule faite d’une centaine d’ingrédients au moins, bien comptés. Ce fut une grande joie et un extrême réconfort ; quel rocher pourrait en effet résister au tir d’une telle batterie ? »⁴ Molière, pour sa part, oppose systématiquement le bon sens des gens simples à la pédanterie des Diafoirus. Dans L’Amour médecin, Sganarelle, père crédule, croit à la vertu des mots latins. Mais c’est Lisette, la servante, qui comprend la situation, et manœuvre avec intelligence. Chez Molière comme chez Montaigne, les « simples » en savent souvent plus que les savants — ou, du moins, ils ne leur font pas aveuglément confiance.

Montaigne est particulièrement dur avec les malades eux-mêmes. Il les accuse d’abandonner leur jugement, de s’en remettre à n’importe qui, fût-il « assez hardi pour promettre la guérison »⁵. Ce besoin de croire, ce refus d’affronter la douleur, cette « lâcheté », les rend vulnérables à toutes les impostures. Il écrit : « C’est la crainte de la mort et de la douleur, l’incapacité à supporter la maladie, un besoin terrible et irrépressible de la guérison qui nous rend ainsi aveugles. » Molière construit tout Le Malade imaginaire sur cette idée : Argan veut être malade, il s’invente des maux, s’angoisse de tout, se livre aux médecins avec une ferveur ridicule. Il ne souffre pas tant de son corps que de sa peur. La médecine devient l’objet d’un amour masochiste : il faut souffrir pour être soigné. Cette servitude volontaire est le véritable objet de la satire.

Montaigne, au fond, ne rejette pas la médecine par principe. Il avoue : « Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et solides »⁶. Mais il la considère avec une distance sceptique, refusant de céder à l’illusion d’une science toute-puissante. Il reconnaît que la diversité des opinions médicales est le signe d’une absence de fondement solide. Ce qui domine, chez lui, c’est une anthropologie désabusée : les hommes ont besoin de croire, et c’est cela que les médecins exploitent. Molière, plus comédien que moraliste, transforme cette désillusion en rire. Mais son théâtre n’est pas un simple divertissement : il est aussi une leçon de lucidité. En ridiculisant les Diafoirus, il enseigne au spectateur à douter, à interroger le pouvoir, à ne pas s’abandonner au premier savoir venu. Il prolonge ainsi, sous une autre forme, la leçon humaniste de Montaigne.

Ce qui frappe, tant chez Montaigne que chez Molière, c’est que la médecine n’est pas seulement critiquée comme une science incertaine ou une pratique inefficace, mais comme un discours, une rhétorique fermée, autosuffisante, faite pour convaincre plutôt que pour soigner. Ce pouvoir verbal, qui s’autorise de sa propre obscurité, constitue peut-être le cœur du soupçon. Chez Montaigne, la parole médicale se donne des allures d’incantation. Elle est truffée de formules, de justifications circulaires, d’énumérations grotesques d’ingrédients et de prescriptions. Loin d’éclairer le patient, ce langage le dépossède de tout jugement propre. La médecine devient une langue étrangère, inaccessible, hiératique, réservée à une caste savante. Montaigne s’en moque ouvertement : « Le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant… » La longue litanie des ingrédients agit comme une rhétorique d’intimidation. L’efficacité n’est pas dans la chose dite, mais dans le fait de dire.

Molière en fait un ressort comique majeur. Chez lui, le jargon médical devient un pur théâtre du pouvoir : il ne sert ni à expliquer ni à convaincre, mais à impressionner, voire à écraser. Dans Le Malade imaginaire, les médecins s’adressent à Argan en latin — langue qu’il ne comprend pas mais qui le rassure précisément par son obscurité. Il ne s’agit pas de communication, mais de prestige verbal. On parle au-dessus du patient, non avec lui. Ainsi Monsieur Purgon, dans sa fameuse invective : « Si vous refusez de vous laisser saigner, je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à la chaleur de votre sang, à la corruption de vos humeurs, à l’intempérie de vos entrailles… » Ce discours est à la fois une prophétie et une menace, une poésie funèbre et une arme rhétorique. Il vise moins à soigner qu’à soumettre.

La médecine est ici un pouvoir magico-verbal, dont la force repose sur l’asymétrie : le médecin parle, le patient se tait. Montaigne avait déjà noté combien les médecins s’approprient les mots, les causes, les effets, et les entourent d’un filet de mots si serré qu’il est impossible d’en sortir : « Une parole, un rêve, une œillade, leur semblent une excuse suffisante pour prétendre que ce n’est pas ‘de leur faute’ »⁷. Ils ne parlent pas la langue du corps, mais celle du prétexte. Cette rhétorique de la domination est l’exact contraire de ce que Montaigne appelle “conversation” — cette pratique horizontale du dialogue, où chacun peut mettre en question le propos de l’autre. La médecine, chez Molière comme chez Montaigne, ne connaît pas la contradiction. Elle parle pour se faire obéir, non pour se faire comprendre.

En ce sens, l’ironie de Molière prolonge le scepticisme linguistique de Montaigne. Tous deux font de la parole un objet d’analyse : qui parle ? avec quelle autorité ? dans quelle langue ? pour dire quoi ? Et tous deux montrent que dans le champ médical, le langage devient souvent un instrument de dépossession : il arrache au patient la capacité de penser, de juger, de décider — pour mieux lui faire croire qu’il est en train d’être sauvé.

***

  1. Montaigne, Essais, II, 37.
  2. Essais, II, 37.
  3. Molière, Le Malade imaginaire, I, 5.
  4. Montaigne, Essais, II, 37.
  5. Essais, II, 37.
  6. Essais, II, 12.
  7. Essais, II, 37.

La démocratie à l’épreuve du Covid

La pandémie de Covid-19 fut bien davantage qu’un épisode sanitaire. Elle a révélé des mécanismes politiques, sociaux et psychologiques d’une ampleur insoupçonnée. En quelques semaines, de nombreux gouvernements ont instauré des régimes d’exception. Confinements, restrictions de déplacement, couvre-feux, interdictions de rassemblement, traçage des individus, injonctions médicales : autant de mesures justifiées par l’urgence, rarement débattues. Le vocabulaire utilisé pour légitimer cette nouvelle norme était celui de la guerre. L’ennemi était invisible, la menace omniprésente. Il fallait agir vite, sans délai, sans remise en question. La rapidité de la réponse tenait lieu de légitimité.

Ce qui frappe rétrospectivement, ce n’est pas seulement l’ampleur des restrictions, mais la facilité avec laquelle elles furent mises en œuvre. La suspension du droit commun fut acceptée, parfois réclamée, au nom d’un impératif supérieur : sauver des vies. Le dilemme n’était pas formulé comme tel. Il ne s’agissait pas de choisir entre liberté et sécurité, mais d’obéir à une évidence. Pourtant, aucune évidence ne devrait exonérer un pouvoir de sa responsabilité politique. L’argument scientifique, souvent invoqué, a servi de caution. Or, la science ne dicte pas des mesures, elle éclaire des choix. Elle ne gouverne pas. Elle informe. En confondant expertise et autorité, décision et vérité, de nombreux dirigeants ont déplacé le centre de gravité du pouvoir vers des structures technocratiques, dont la fonction n’est pas la délibération, mais la prévision.

La population a suivi. Par peur, par confiance, ou par lassitude. Le geste d’obéir s’est imposé comme une forme de solidarité. Celui qui questionnait était vu comme un gêneur, un perturbateur, un irresponsable. Une culture du soupçon s’est installée. Non envers les pouvoirs, mais envers les réfractaires. Dans certains pays, des applications de signalement ont vu le jour. Des voisins dénonçaient ceux qui ne respectaient pas les règles. Le civisme s’est mué en surveillance. Ce climat a renforcé une norme implicite : ne pas poser de questions. La critique, perçue comme luxe de temps ordinaire, devint un danger en temps de crise.

Les injonctions concrètes furent nombreuses. Le port du masque, imposé partout et en tout temps, dans les espaces clos comme en plein air, s’est accompagné d’un contrôle social accru. Dans les commerces, les rues, les écoles, les transports, chacun devenait guetteur de la faute de l’autre. Les certificats de vaccination, ou passes sanitaires, conditionnaient l’accès à des lieux de vie élémentaires : cafés, restaurants, bibliothèques, transports aériens. Une société à deux vitesses s’installa. Certains circulaient librement ; d’autres étaient assignés à résidence symbolique. Le lien civique, fondé sur l’égalité des droits, se transforma en hiérarchie des statuts sanitaires.

Les enfants et les étudiants furent, eux aussi, soumis à cette logique. L’école, lieu de transmission vivante, fut remplacée par des écrans. Des millions de jeunes étudièrent seuls, à distance, pendant des mois. Les effets sur la santé mentale, le niveau scolaire, la socialisation, furent longtemps tenus pour secondaires. On invoquait la sécurité sans mesurer le prix de l’isolement. L’enseignement, comme bien d’autres domaines, se réduisait à sa fonction formelle. L’expérience humaine étéit releguée au second plan.

Ceux qui exprimaint des doutes étaient marginalisés. On les a qualifiait de sceptiques ou de complotistes, terme englobant des positions très différentes. Certains contestaient la proportionnalité des mesures, d’autres la fiabilité des modèles épidémiologiques, d’autres encore alertaient sur les effets collatéraux : retards de soins, isolement, troubles psychiatriques, fermeture prolongée des établissements éducatifs. Ces voix furent rarement entendues. Elles furent associées à l’irrationnel, à l’égoïsme ou à l’hostilité envers le savoir. La critique des confinements fut amalgamée à un rejet de la science. La critique du passe sanitaire assimilée à une rupture du pacte civique. La nuance s’effaçait devant une logique binaire.

La campagne vaccinale a cristallisé cette dynamique. Le vaccin fut présenté comme une solution définitive, un acte altruiste, un devoir moral. Refuser de se faire vacciner devenait un acte de rupture avec la collectivité. Les non-vaccinés furent accusés de mettre en danger les autres. L’idée d’un corps médicalisé par obligation ne fut plus perçue comme une atteinte à la liberté. On accepta des exclusions professionnelles, des interdictions de déplacement, des restrictions ciblées. Le consentement devenait conditionné. Ce qui relevait hier d’un choix personnel entrait désormais dans le champ de l’obligation implicite, appuyée moins par la loi que par la pression normative.

Ce que cette séquence a mis en lumière, c’est une reconfiguration du lien entre citoyen et pouvoir. Ce dernier ne se contentait plus de garantir des droits, il prescrivait des comportements. Il s’attachait moins à organiser la parole collective qu’à gérer des corps. La politique se réduisait à une administration de la survie. Cette mutation modifie la fonction même du gouvernement : il n’agit plus au nom d’un projet commun, mais pour corriger des courbes, maîtriser des flux, contenir des risques. Il devient gestionnaire du vivant.

C’est dans ce contexte que s’est imposée la logique d’un pouvoir exercé non par l’interdit, mais par la norme. Il ne s’agit plus d’interdire, mais de définir ce qui est admissible, tolérable, conforme. Ce pouvoir ne se manifeste pas seulement dans les lois, mais dans les protocoles, les seuils, les statistiques. Il ne se contente pas de punir : il sélectionne, catégorise, compare. Il classe les corps, hiérarchise les profils, établit des niveaux d’acceptabilité. L’épidémie n’a pas créé cette logique, mais elle l’a rendue centrale.

Parallèlement, une autre transformation s’est opérée. Sous couvert de protection, une forme d’épuisement individuel a été entretenue. La surveillance permanente, les injonctions contradictoires, l’exigence d’adaptation rapide ont engendré un climat d’épuisement psychique. Le contrôle extérieur rejoignait une exigence intérieure : rester performant, informé, discipliné. La crise sanitaire se doublait d’une crise de l’attention, de la présence, de la relation à soi et aux autres.

Certains penseurs critiques de la modernité avaient pourtant mis en garde contre cette dérive. Ils voyaient poindre une société dans laquelle la sécurité devient l’horizon ultime, la transparence un idéal vide, l’adaptation une injonction permanente. Le virus n’a pas créé ces tendances, il les a révélées, accélérées, légitimées. Le consentement s’est fondu dans le contrôle, la peur dans la norme, la solidarité dans la mise à distance.

Il ne s’agit pas ici de nier la réalité du virus, ni de minimiser les souffrances qu’il a causées. Il s’agit de refuser que l’émotion remplace la raison, que l’urgence dispense du débat, que la peur serve d’argument. Une démocratie se juge à sa capacité à maintenir le dissensus, même en temps de crise. Elle ne peut se satisfaire d’un consensus imposé par l’effroi. La liberté ne se mesure pas seulement aux droits proclamés, mais à la possibilité de contester les décisions du pouvoir sans être disqualifié d’avance.

GPA: un désastre anthropologique

Mon opposition à la gestation pour autrui ne se fonde pas prioritairement sur l’indignation que suscite l’instrumentalisation des corps — qu’il s’agisse des gamètes ou des mères porteuses — ni même sur le caractère sordide de l’industrie qui s’en nourrit. Le marché de la reproduction humaine, avec ses cliniques de luxe, ses contrats transfrontaliers, ses agences d’intermédiation et ses nomenclatures tarifaires, évoque tout ce qu’il peut y avoir d’aveugle dans le libéralisme. Mais il n’est pas impossible, du moins en théorie, d’imaginer une GPA encadrée, régulée et débarrassée de ses excès. Il n’est pas inconcevable qu’un jour, dans un monde soumis aux lois du marché et de la contractualisation de tout lien humain, la GPA soit légalisée partout dans le monde libre, socialement admise et philosophiquement légitimée.

Il est même envisageable que les enfants nés de ce dispositif ne présentent aucune différence notable avec ceux issus de filiations ordinaires. Aimés, éduqués, entourés, ils pourraient n’être ni plus malheureux, ni plus inadaptés que les autres.

Mais c’est là que surgit une question d’un tout autre ordre. Une question plus ancienne, plus radicale, que le droit positif ou les contingences socioéconomiques ne sauraient évacuer : celle du droit naturel. Parce que même si les enfants de la GPA allaient bien, même si les pratiques commerciales se civilisaient, même si les mères porteuses témoignaient d’un consentement sincère et éclairé, subsisterait malgré tout un noyau dur d’interrogation morale. Peut-on, au nom d’un projet parental, priver délibérément un enfant du lien avec la femme ou l’homme dont il est issu biologiquement ? Peut-on fabriquer un enfant sans qu’il n’ait aucun rapport — ni biologique, ni gestationnel, ni symbolique — avec ceux qui seront reconnus comme ses parents ? Peut-on instituer de toutes pièces une filiation contractuelle, pensée d’avance comme telle, au seul motif qu’elle sera ultérieurement comblée par l’affection et les soins ?

À cette rupture biologique s’ajoute une rupture plus profonde encore: la rupture culturelle. L’enfant né par GPA ne reçoit rien — ni chair, ni langue, ni mémoire — de ses parents biologiques. Il est étranger non seulement aux corps dont il procède, mais aussi aux mondes culturels auxquels ils appartiennent. Il n’hérite ni des chants, ni des gestes, ni des prières, ni des cuisines, ni des deuils, ni des fêtes de ses parents biologiques. Il est coupé à la fois de la transmission génétique et de la transmission symbolique, séparé pour toujours de cet héritage.

La culture ne se transmet pas comme un bagage facultatif. Elle imprègne le corps avant même l’apprentissage conscient, elle s’infiltre dans le rythme des mots, dans l’accent, dans le silence des générations. C’est elle qui donne à la filiation humaine sa profondeur, en inscrivant l’enfant dans une histoire plus vaste que lui. Le priver de cela ce n’est pas seulement l’arracher à ses origines biologiques : c’est l’exiler de toute continuité. Et cette discontinuité, aussi bien pensée soit-elle, ne peut qu’altérer quelque chose du lien entre naissance et appartenance.

Cette double discontinuité — biologique et culturelle — rompt avec ce que les civilisations ont toujours considéré comme constitutif de l’humanité : la transmission d’un nom, d’une histoire, d’un lieu dans le monde. Dans la plupart des traditions, la naissance ne suffit pas à faire un humain ; c’est l’inscription dans une lignée, dans une mémoire, dans une langue, qui fait de l’enfant un être situé, un sujet parlant, un maillon dans la chaîne des vivants. Le nom qu’on reçoit n’est pas une étiquette, mais une dette : une manière d’être rattaché à ceux qui nous ont précédés, de porter, même à notre insu, quelque chose de leur passage sur terre.

Dans la tradition juive le nom est un pont entre les générations ; il est souvent celui d’un aïeul, d’un disparu, parfois d’un juste. Donner un nom, c’est faire mémoire. Et faire mémoire, c’est transmettre non seulement des gènes ou des biens, mais un horizon de sens, un récit, une fidélité. L’enfant, même tout petit, reçoit dans le silence du nom l’écho de ceux qu’il n’a pas connus. Il est introduit dans une histoire qui le précède et qui lui survivra. Dans les récits fondateurs, la perte du père n’est pas seulement une absence affective, mais une perte de repères, une errance identitaire.

La GPA, lorsqu’elle déconnecte radicalement  l’enfant de toute origine charnelle et symbolique, produit un sujet sans dette, sans récit, sans mémoire. Elle substitue au mystère de la filiation la transparence du contrat ; au poids des lignées, la légèreté de la commande. L’enfant n’est plus inséré dans une chaîne temporelle — il est affecté à un foyer, choisi pour incarner un désir. Et si ce désir est sincère, il n’en est pas moins solitaire : il n’ouvre sur aucune altérité héritée, sur aucun passé partagé, sur aucune généalogie.

En ce sens, la GPA consacre une forme inédite de déracinement. Elle rompt avec la lente épaisseur des générations, avec la transmission des noms et des traces, pour lui substituer une parentalité immédiatement fonctionnelle. Elle fait de l’enfant non plus le fruit d’une histoire, mais l’objet d’un projet. Et ce glissement, à lui seul, interroge le sens que nous voulons donner à la venue d’un être humain dans le monde.

Ce que cette rupture instaure c’est une forme nouvelle de solitude ontologique. Car si l’enfant n’est plus issu d’un corps donné, ni inscrit dans une lignée, ni relié à une culture particulière, alors il n’est plus advenu depuis un monde, mais projeté dans un espace neutre, sans racines, sans dette ni adresse. Il n’est plus situé : il est assigné. Non pas né de la rencontre imprévisible de deux histoires humaines, mais issu d’une opération planifiée, rationalisée, contractualisée. Cette solitude n’est pas affective, elle est métaphysique. Elle tient à l’effacement de toute altérité fondatrice, de tout ce qui, justement, échappe au contrôle du projet parental.

La filiation, dans toute société humaine, suppose un tiers. Que ce tiers soit la loi, la coutume, la transcendance, la nature ou le hasard, il vient interdire la clôture du désir parental sur lui-même. Il introduit de l’imprévu, de l’inattendu, de l’involontaire — autrement dit de l’humain. Il rappelle que l’enfant n’est pas une production, mais une venue ; qu’il n’est pas le prolongement d’une volonté, mais l’accueil d’une vie autre. En supprimant ce tiers — en faisant de la naissance le simple effet d’un contrat —, la GPA réduit la filiation à une opération binaire : un désir et un objet. Or une telle structure, privée de médiation n’offre aucun recours symbolique face à l’échec, au doute, au conflit ou à la séparation. L’enfant, s’il cherche ses origines, ne rencontrera que des figures disjointes, des donneurs anonymes, des mères porteuses absentes, des accords notariés. Il n’aura devant lui aucun récit fondateur, seulement des procédures.

C’est là que réside peut-être le cœur du problème anthropologique. Car la vie humaine ne se construit pas seulement sur des liens affectifs, mais sur des repères symboliques. L’enfant ne demande pas seulement à être aimé ; il demande à savoir d’où il vient, à qui il ressemble, à quoi il répond. Il interroge, un jour ou l’autre, ce qui le précède, ce qui le dépasse, ce qui l’explique. Et si le monde dans lequel il entre ne lui offre qu’un silence administratif, une fabrication sans mystère, une origine sans visage, alors il devra se construire seul, sans mémoire. C’est beaucoup demander à un enfant.

En définitive, le débat autour de la gestation pour autrui ne peut être tranché à partir des seuls critères de faisabilité, de consentement ou de bien-être. Même encadrée, même éthique, même réussie, la GPA soulève une objection de nature morale et anthropologique : elle rompt la chaîne de la transmission biologique, culturelle et symbolique, au profit d’une filiation construite selon les logiques du désir et du contrat. Ce que nous interrogeons ici, ce n’est pas l’amour que recevront ces enfants, mais le geste premier qui les fait advenir en dehors de toute dette, de toute histoire, de toute mémoire.

Car un être humain n’est pas seulement un sujet de droits ; il est un héritier. Il ne naît pas du seul projet parental, mais d’un monde qui le précède. C’est cela, peut-être, que la GPA rend impossible : non pas la vie, mais l’enracinement ; non pas l’amour, mais la filiation ; non pas l’enfant, mais la généalogie. Et c’est pourquoi cette pratique, même bien intentionnée, même juridiquement cadrée, reste fondamentalement problématique. Non pas parce qu’elle échouerait, mais parce qu’elle réussirait trop bien à produire un enfant sans origine.

Marxisme, postmodernisme, même combat

Le marxisme repose sur l’idée que le malheur du monde procède de l’exploitation de l’homme par l’homme — autrement dit, de la domination d’une classe sur une autre. Marx écrit dans Contribution à la critique de l’économie politique que « le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus d’ensemble de la vie sociale, politique et spirituelle »¹. Cette thèse a été synthétisée par la formule selon laquelle « l’infrastructure économique détermine la superstructure idéologique »².

Le pouvoir des dominants n’existe donc qu’à travers la coopération — souvent inconsciente — des dominés. Mais la division de la société en classes n’est pas une fatalité. La Boétie l’avait déjà formulé dans Le Discours de la servitude volontaire : « le maître n’a que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire »³.

Ce n’est donc pas le maître qui engendre l’esclave, mais l’esclave qui autorise la domination. La libération devient possible à condition que les dominés prennent conscience de leur situation et de leur force collective. Tel est l’horizon marxiste : une société planétaire fondée sur l’égalité réelle entre les hommes, affranchie de toute forme de domination.

Dans cette perspective, le capitaliste ne travaille pas : il laisse le capital « travailler » à sa place. Ce langage masque une réalité brutale : ce ne sont pas les capitaux qui produisent, mais les travailleurs. Le revenu du capitaliste repose alors sur le travail d’autrui — sans contrepartie. Pour le marxisme, ce mécanisme n’est rien d’autre qu’un parasitisme légal⁴.

Ainsi, les travailleurs produisent pendant que les riches s’enrichissent. Les besoins réels des plus pauvres sont négligés, car la production est soumise aux lois du marché. Il en résulte un double phénomène : la surproduction de biens rentables, et la pénurie de biens non rentables. Les petites entreprises cèdent la place aux grandes, jusqu’à la concentration du pouvoir entre les mains d’une minorité. Ce processus entraîne une paupérisation des masses, dont le soulèvement devient inévitable. Le capitalisme, en engendrant ses propres contradictions, contient les germes de son autodestruction — à condition que le prolétariat en prenne conscience. C’est le sens du mot d’ordre : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! », épitaphe gravée sur la tombe de Marx⁵.

Pourtant, l’histoire du XXe siècle a contredit ces prédictions. Non seulement la révolution attendue ne s’est pas produite, mais l’évolution des sociétés capitalistes a emprunté un chemin inverse. Certes, les riches sont devenus plus riches — mais les pauvres ne se sont pas appauvris. Au contraire : les classes moyennes ont prospéré, et les masses laborieuses ont accédé à un confort matériel impensable dans les régimes communistes⁶. C’est paradoxalement le capitalisme qui a permis une amélioration générale du niveau de vie dans le monde occidental.

Les avancées scientifiques et techniques, alliées à l’économie de marché, ont engendré des gains de productivité qui ont bénéficié à la fois aux capitalistes et aux travailleurs. Le libéralisme a éliminé les entreprises obsolètes et a récompensé l’innovation, contribuant au bien commun. Dans ce contexte les appels à la révolution n’émanent plus que de cercles intellectuels marginaux. La classe ouvrière occidentale ne souhaite ni l’abolition du capitalisme, ni la collectivisation des moyens de production. Elle aspire à vivre décemment dans le cadre existant.

Dès les années 1950, des marxistes ont commencé à douter de la validité de leur doctrine. L’échec économique du communisme était patent, mais il est vite apparu que son échec moral l’était tout autant. Après avoir reconnu l’inefficacité du modèle soviétique, certains intellectuels tentaient encore à lui sauver une légitimité éthique. Cette illusion s’est effondrée avec la révélation des crimes de masse sous Staline⁷. L’ampleur de ces atrocités a fait apparaître le communisme non comme une utopie trahie, mais comme un totalitarisme⁸. Des peuples entiers ont été opprimés ou anéantis au nom d’une idéologie qui prétendait incarner l’humanité, la justice et la solidarité.

Face à cette faillite morale, l’intelligentsia marxiste ne s’est pas résolue à renoncer à son idéologie. Une mutation s’est alors opérée : le marxisme s’est métamorphosé en postmodernisme. Il ne s’agit pas ici du postmodernisme artistique ou architectural, mais de la doctrine qui prétend poursuivre le combat pour l’égalité en empruntant de nouvelles voies — y compris violentes⁹.

Le postmodernisme hérite du dogme central du marxisme : l’histoire humaine est une histoire de domination. Mais à la différence du marxisme il n’impose plus de pensée unique ni de parti centralisé. Il se présente comme une ouverture à toutes les visions du monde, sans hiérarchie, sans critique et sans discernement. Ce relativisme se traduit par un discours victimaire qui focalise sur les injustices historiques — colonisation, esclavage, racisme — tout en marginalisant la liberté d’expression lorsqu’elle déroge à l’orthodoxie postmoderne.

À mesure que le lumpenprolétariat occidental s’effaçait, une nouvelle figure du dominé a été convoquée : l’immigré, notamment celui issu du monde arabo-musulman. Ainsi est né ce que Pierre-André Taguieff¹⁰ nomme l’islamogauchisme — une hybridation idéologique forgée pour répondre à un vide révolutionnaire.

Cet étrange syncrétisme allie l’égalitarisme du marxisme à la complaisance envers des courants religieux rétrogrades. Raphaël Enthoven¹¹ remarque que « le bras armé du dogmatisme, c’est le relativisme »¹². En proclamant que toutes les opinions se valent, on ouvre la porte à l’opinion la plus intolérante. Plus on se veut relativiste, plus on devient perméable à l’idéologie la plus dogmatique.

Pour Caroline Fourest¹³, l’islamogauchisme est une maladie du progressisme, qui en vient à considérer les islamistes — même les plus réactionnaires — comme les nouveaux damnés de la terre. La République se voit testée par des courants religieux sexistes, homophobes, antisémites et totalitaires, sans que certaines franges de la gauche n’y opposent de résistance.

Dans une intervention télévisée, Éric Zemmour¹⁴ observe que « chacun est désormais enfermé dans sa race, dans son ethnie, dans son origine, et dispose à lui seul du droit de parler de lui-même ou des siens ». C’est la logique de la déconstruction, qui exige la remise en cause de toutes les structures traditionnelles — nation, religion, famille, histoire. Toute réalité étant perçue comme une construction, elle doit être déconstruite, puis détruite. Ainsi en va-t-il aussi de la différenciation sexuelle : selon la théorie du genre, homme et femme ne sont que des fictions culturelles destinées à légitimer l’oppression patriarcale.

Ce refus de toute norme a produit des dérives : néoféminisme extrême, militantisme racialiste, revendications décoloniales. Toutes participent d’une même dynamique : remettre en question l’universalisme hérité des Lumières, et en finir avec l’humanisme occidental.

Jordan Peterson¹⁵, intellectuel et psychologue canadien, dénonce à son tour cette entreprise de déconstruction. Pour lui, le postmodernisme est « un assaut contre tout ce qui a été acquis depuis les Lumières : rationalisme, empirisme, science, clarté d’esprit, dialogue, individu »¹⁶. Il ne s’agit pas de critiquer, mais de démolir. Détruire, non pas pour construire autrement, mais pour dissoudre toute structure au nom d’un relativisme radical.

Pascal Bruckner¹⁷, dans Un coupable presque parfait, dénonce la « tribalisation du monde » et l’obsession identitaire qui gangrènent les sociétés occidentales. Selon lui, cette nouvelle peste idéologique nous revient des États-Unis, mais a été conçue en France : « Nous avons exporté outre-Atlantique nos philosophes les plus en pointe dans la démolition de l’humanisme et des Lumières. […] Le boomerang est anglo-saxon, la main qui l’a lancé est française »¹⁸.

Tous les penseurs postmodernes, ou presque, ont été marqués par le marxisme. Michel Foucault¹⁹ saluait la Révolution islamique de Khomeiny, y voyant une insurrection spirituelle contre l’Occident matérialiste : « l’insurrection d’hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous »²⁰. D’autres, comme Sartre²¹ ou Badiou²², défendaient Mao ou Pol Pot. Le soutien à des régimes criminels n’a pas empêché ces penseurs de conserver leur prestige académique, signe de la tolérance sélective exercée par le monde intellectuel à l’égard de ses propres idoles.

Friedrich Nietzsche²³ est parfois présenté comme une des sources du postmodernisme, en raison de sa critique de la métaphysique, de la morale et de la vérité. Mais cette récupération est un contresens. Nietzsche n’est pas un penseur politique. Il ne propose pas de refaire le monde, mais d’inviter chacun à se dépasser. Il ne cherche pas à changer la société, mais à transformer l’homme à partir de lui-même. Le Surhomme nietzschéen n’est pas un militant mais un créateur de valeurs.

Il s’oppose à toutes les idoles, y compris celles de la morale humaniste : « On a dépouillé la réalité de sa valeur, de son sens et de sa véracité en forgeant un monde idéal à coups de mensonges »²⁴. Pour Nietzsche, les idéaux mentent ; ils nous détournent de l’ici et maintenant. C’est cette dénonciation de l’illusion morale que les postmodernes ont déformée, en y voyant la justification d’un relativisme généralisé, alors que Nietzsche prône un ancrage dans la volonté de puissance — non dans le nihilisme déguisé.

Michel Onfray²⁵, commentant Ainsi parlait Zarathoustra, rappelle que ce texte est un poème ontologique, apolitique et amoral. Il propose une sagesse existentielle fondée sur l’affirmation du réel, non sur sa négation : « La vérité de l’être pour Nietzsche, c’est la volonté de puissance »²⁶. Ce que Nietzsche renverse, ce ne sont pas seulement les idoles du passé, mais celles à venir — y compris celles que le postmodernisme érige au nom du relativisme culturel.

Le postmodernisme se présente comme une remise en cause des fondements hérités des Lumières. Il introduit dans l’histoire de la pensée un subjectivisme épistémologique radical, selon lequel il n’existe ni vérité universelle, ni hiérarchie de valeurs, ni critère objectif de jugement. Tous les « métarécits » — science, progrès, raison, humanisme — sont considérés comme des instruments de domination. Même les discours apparemment bienveillants ou neutres participeraient d’un ordre symbolique oppressif.

La pensée postmoderne postule une égalité absolue de toutes les cultures, de toutes les identités, de toutes les subjectivités. Dès lors, seul compte le ressenti, érigé en critère ultime de légitimité. Chaque individu est sommé de revendiquer sa différence, et la société se disloque en une mosaïque de communautés mutuellement incommunicables.

Mais cette revendication de l’altérité mène au ressentiment. À force de déconstruction, la pensée postmoderne sape non seulement les hiérarchies, mais aussi les structures fondamentales de la civilisation : culture, transmission, autorité, souveraineté. Si toute norme est suspecte, toute culture est oppressive, toute tradition est violente, alors il ne reste plus rien que le vacillement des identités et la dislocation du lien social.

Là où la modernité affirmait la primauté de la raison, le postmodernisme la rejette comme illusion. En niant toute échelle de valeurs, il croit résoudre les tensions nées de la diversité humaine. Mais ce relativisme conduit à une contradiction: si toutes les cultures se valent, pourquoi la civilisation occidentale devrait-elle être dévalorisée ? Pourquoi l’égalité imposerait-elle de tolérer des systèmes qui eux-mêmes ne tolèrent rien ? Cette aporie mine le discours postmoderne : il exige de l’homme occidental qu’il respecte l’intolérance des autres cultures et qu’il accepte d’être condamné.

De là cette acrobatie intellectuelle qui présente le port du voile islamique comme une expression de liberté. Au nom du respect de l’autre, on justifie ce qui précisément nie la liberté individuelle. On réclame l’égalité entre les sexes, tout en défendant le « droit » des femmes à se soumettre.

Le postmodernisme, en somme, refuse de penser l’individu comme un être libre et autonome. Pour Michel Foucault, l’homme n’est qu’une construction historique et culturelle, vouée à disparaître : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine »²⁷. La folie, la maladie, la sexualité ne seraient que des fictions sociales. Mais si tout est fiction, même celui qui énonce cette vérité devrait être inclus dans la fiction — ce qui rend la pensée postmoderne tautologique, voire délirante.

En déconstruisant l’homme, la postmodernité en détruit aussi la responsabilité, la liberté, la dignité. Et en s’acharnant contre les fondements de la civilisation occidentale — qui sont aussi ceux des droits de l’homme — elle prépare un monde où toute norme est perçue comme oppression, toute autorité comme violente, toute culture comme exclusion.

Le monde postmoderne ne saurait être ni juste ni véritablement humain. En dissolvant toute norme commune dans le relativisme, il abandonne la société à l’arbitraire des émotions, des identités blessées et des vérités auto-proclamées — livrant ainsi l’espace public, non à la liberté, mais à la loi du plus fort.

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  1. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859.
  2. Formule vulgarisée à partir du marxisme orthodoxe (notamment Le Capital).
  3. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, vers 1548.
  4. Karl Marx, Le Capital, Livre I.
  5. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848.
  6. Voir Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.
  7. Robert Conquest, La Grande Terreur, 1968.
  8. Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme, Laffont, 1997.
  9. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, 1979.
  10. Pierre-André Taguieff : politologue français, spécialiste des idéologies contemporaines.
  11. Raphaël Enthoven : philosophe français, chroniqueur.
  12. R. Enthoven, Le Figaro Vox, juin 2021.
  13. Caroline Fourest : essayiste, journaliste et militante laïque française.
  14. C aroline Fourest, Génie de la laïcité, Grasset, 2015.
  15. Éric Zemmour : journaliste, écrivain et homme politique français.
  16. Jordan B. Peterson : psychologue clinicien et professeur canadien.
  17. Jordan Peterson, 12 Rules for Life, Michel Lafont, 2018.
  18. Pascal Bruckner : essayiste et romancier français.
  19. P. Bruckner, Un coupable presque parfait, Grasset, 2020.
  20. Michel Foucault : philosophe français (1926–1984), figure du poststructuralisme.
  21. Michel Foucault, Corriere della Sera, 1979.
  22. Jean-Paul Sartre : philosophe existentialiste français, soutien du marxisme révolutionnaire.
  23. Alain Badiou : philosophe français, marxiste maoïste assumé.
  24. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 1889.
  25. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome 5.
  26. Ibid., commentaire sur Zarathoustra.
  27. Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966.

 « Fracture » : chronique d’un naufrage éducatif et civilisationnel

« Fracture » : chronique d’un naufrage éducatif et civilisationnel

Fracture est un téléfilm français diffusé en 2010. Il raconte l’histoire d’Anna Kagan, jeune professeure juive affectée dans un établissement difficile, où la majorité des élèves sont issus de l’immigration. Dès les premières scènes, le film installe une tension : celle d’une fracture sociale, identitaire et morale que l’école ne parvient plus à résorber. Cette école, jadis ascenseur républicain, n’est plus qu’un théâtre d’affrontements feutrés entre deux visions irréconciliables du monde.

Deux thèses s’y opposent.

La première affirme qu’il n’y a pas de fatalité. L’Éducation nationale, tout comme le système de santé, restent perfectibles, à condition qu’une volonté politique — humaine, économique, éthique — s’exerce. L’action, même modeste, est donc nécessaire. Il faut tenter, coûte que coûte.

La seconde soutient que la partie est perdue. Non seulement le dévouement ne sert plus à rien, mais il détruit celles et ceux qui s’y accrochent. La lucidité commande de renoncer, non par lâcheté, mais par lucidité, par instinct de survie. C’est la position de Vidal, professeur vétéran, qui annonce sa démission : il préfère partir « à la recherche du bonheur » avec sa compagne, plutôt que de continuer à s’user dans une lutte sans horizon.

Anna Kagan refuse d’abandonner. Elle incarne la figure tragique de l’idéalisme républicain : une croyance chevillée au corps que la pédagogie, la bienveillance, la patience peuvent faire basculer une trajectoire, réparer un destin, transformer un être humain. Mais son obstination est à double tranchant : plus elle s’investit, plus elle s’éloigne de sa propre vie, de son couple, de sa paix intérieure. À mesure qu’elle tente de sauver les autres, elle se perd elle-même.

Le film dresse ainsi le portrait d’une société en crise, où les drames s’enchaînent sans qu’on puisse désigner de coupables. C’est un mal diffus, systémique, qui écrase les plus fragiles (comme Slimane, futur djihadiste), même si certains, d’une trempe exceptionnelle, parviennent à s’en sortir (comme Zohra, devenue coiffeuse). À travers ces figures contrastées, Fracture met en scène une société où les institutions n’éduquent plus, où l’État ne soigne plus, et où la République n’intègre plus.

Mais ce que Vidal et Kagan perçoivent encore comme une situation dégradée — mais historiquement réversible — cache en réalité une bascule d’époque. Ce n’est plus une crise, mais une mutation. Une lame de fond emporte une civilisation occidentale à bout de souffle, qui ne croit plus en elle-même, et qui, privée de transcendance, laisse le champ libre à d’autres systèmes de valeurs, plus jeunes, plus offensifs, plus clairs dans leurs repères.

Plusieurs scènes révèlent que les élèves ne se sentent pas français. Ils ne s’identifient pas à la nation, ni à son récit. La République leur semble étrangère, lointaine, indifférente. Nés en France, ils n’en partagent ni la mémoire, ni les codes. Ils se revendiquent plus proches des Palestiniens que de leurs concitoyens, et leur antisionisme déborde souvent en antisémitisme explicite. Ils rejettent une France qu’ils associent à la domination coloniale, à la chrétienté déchue, à la faiblesse politique. L’islam devient alors, pour eux, la valeur suprême, le seul ordre qui vaille, la seule boussole dans un monde perçu comme corrompu.

Fracture met ainsi à nu le non-dit du multiculturalisme français : l’illusion selon laquelle les cultures coexisteraient sans heurts, sans priorités, sans conflits de valeurs. Or le film montre ce que beaucoup refusent de voir : la coexistence n’implique pas nécessairement l’harmonie, certaines conceptions du monde sont antagonistes, et vouloir les fusionner sans hiérarchie revient à dissoudre le socle commun. Quand la laïcité, l’égalité hommes-femmes, la liberté d’expression ou le droit au blasphème sont vécus comme des offenses, ce n’est pas un malentendu mais un refus de civilisation.

Kagan croit en la possibilité d’un chemin commun. Elle pense que, malgré leur hostilité, ses élèves peuvent évoluer. Qu’avec assez de temps, d’intelligence, de tact, elle les conduira vers ce qu’elle appelle le « bon chemin ». Mais c’est précisément cette expression qui cristallise le nœud du problème.

Il n’existe pas de bon chemin universel. Chaque héritage culturel définit ses propres repères, ses propres tabous, ses propres sacralités. Or, le chemin que Kagan propose — celui de la République, de la neutralité, de la culture générale — est incompatible avec celui de ses élèves. Ils sont imprégnés d’un imaginaire religieux, de normes communautaires, d’une loyauté à l’égard d’un ailleurs intérieur. Pourquoi les renieraient-ils ? Pourquoi abandonneraient-ils des structures mentales perçues comme protectrices, sacrées, identitaires ? Aux yeux de beaucoup, la spiritualité dont ils sont porteurs prime sur ce que l’école française prétend transmettre.

En dernière analyse Fracture ne parle pas seulement de l’école. Il parle d’une civilisation en crise, d’un monde qui ne se sait plus légitime face à un monde nouveau qui n’a pas honte de sa vitalité. Il ne s’agit plus de savoir si Kagan a raison de s’obstiner, mais de comprendre qu’elle est seule.

Sexe, droit et émotion : la morale postmoderne

La sexualité n’est pas un fait neutre. Elle est toujours encadrée, soit par des codes religieux et culturels, soit par des normes sociales et juridiques. Dans certaines sociétés traditionnelles, la perte de virginité hors mariage entre personnes consentantes est considérée comme une abomination. Cette transgression peut entraîner le crime d’honneur, l’emprisonnement, voire la peine de mort. L’acte est condamné non pas en raison d’une violence, mais parce qu’il viole un ordre symbolique sacré. À l’inverse, dans le monde occidental, ce même acte ne peut même pas faire l’objet d’un procès-verbal dans un commissariat de quartier. La liberté sexuelle y est devenue la norme, et l’autorité religieuse a reculé devant le primat de l’individu.

De même, l’homosexualité, autrefois passible de sanctions religieuses ou pénales, est désormais reconnue dans le monde occidental comme une orientation légitime, ouvrant le droit au mariage. Ces exemples pourraient laisser croire que la sexualité a été libérée, qu’elle ne relève plus d’aucun sacré, et qu’elle s’inscrit désormais dans une logique contractuelle entre adultes consentants.

Mais cette disparition du tabou religieux n’a pas effacé la sensibilité morale autour du sexe. Elle l’a déplacée. Le socle sacré s’est transféré du domaine rituel vers celui de la psychologie : ce n’est plus l’interdit religieux qui fonde la gravité d’un acte sexuel, mais la blessure intime qu’il peut causer s’il est contraint. D’où ce paradoxe : la sexualité est exaltée comme plaisir suprême lorsqu’elle est librement consentie, et condamnée avec une rigueur extrême lorsqu’elle ne l’est pas. L’écart entre une scène d’amour et une agression sexuelle tient parfois à un mot, une hésitation, un malentendu – mais la réponse judiciaire ou sociale peut être dévastatrice.

Il faut s’interroger : pourquoi l’agression sexuelle suscite-t-elle une telle intensité émotionnelle et judiciaire, parfois plus forte que d’autres atteintes à l’intégrité physique ? Pourquoi la morale conventionnelle distingue-t-elle de manière si tranchée la notion de coups et blessures d’une part, et celle d’agression sexuelle d’autre part ?

Le déplacement du sacré sexuel vers le domaine du consentement a eu pour conséquence que toute ambiguïté en la matière peut briser une carrière ou une réputation. Un simple écart de conduite dans l’espace intime peut suffire à déclencher une chaîne d’événements destructeurs.

Un cas emblématique est celui d’un jeune ministre israélien, compétent et prometteur, invité à célébrer l’anniversaire d’une employée dans les locaux de son ministère. Il lui demande s’il peut l’embrasser ; elle accepte, mais au lieu de lui faire une bise traditionnelle, il lui colle un baiser sur la bouche. Ce geste inapproprié déclenche une tempête médiatique et judiciaire : démission, procès, écoutes téléphoniques, exposition de sa vie privée, et fin de carrière. Le différentiel entre l’intention initiale et les conséquences sociales souligne la sensibilité extrême autour des interactions sexuelles dans l’espace professionnel.

Plus frappant encore, l’exemple d’un journaliste israélien connu qui, après une nuit passée avec une admiratrice spontanément venue lui rendre visite, est accusé par elle d’abus sexuel. Il est arrêté, exposé à une violente campagne médiatique et attaqué par une députée féministe notoire. L’affaire est classée faute de preuves, ce qui ne signifie pas pour autant que la justice l’ait déclaré innocent. Cette nuance lexicale – faute de preuves contre absence de culpabilité – suffit à rendre impossible toute réhabilitation digne de ce nom. Cinq ans plus tard, le soupçon persiste, indélébile.

Dans un autre cas, un chauffeur de taxi à Tel-Aviv refuse qu’une cliente fume dans son véhicule. Il l’invite à descendre, elle n’obtempère pas. Il appelle la police, mais elle s’administre à elle-même des claques sonores et hurle au téléphone que le chauffeur l’agresse sexuellement. Par chance, le taxi est équipé d’une caméra, la scène est filmée, et le chauffeur est mis hors de cause ; mais la question demeure : que se serait-il passé sans preuve vidéo ?

Ces cas révèlent un double dysfonctionnement : d’une part, la facilité avec laquelle une accusation peut détruire une vie avant même toute enquête ; d’autre part, la difficulté – voire l’impossibilité – de poursuivre en diffamation ceux qui auraient menti. Contre-attaquer en justice pour dénonciation calomnieuse est difficile, et la présomption d’innocence est souvent foulée aux pieds.

L’appareil judiciaire, confronté à ces affaires, semble parfois désarmé. Des affaires comme celle d’Outreau ont montré que même les institutions les plus solides peuvent perdre leur sang-froid face à des accusations sexuelles médiatisées. Le soupçon suffit à déclencher une dynamique sociale que ni le droit ni la vérité ne parviennent à contenir.

Pour les mouvements néoféministes, le simple fait qu’une plainte ait été déposée suffit à fonder la croyance dans la véracité des faits. Cette logique inverse la charge de la preuve : ce n’est plus au tribunal de prouver la culpabilité, mais à l’accusé de démontrer son innocence. En théorie, cela vise à mieux protéger les victimes. Mais en pratique, cela ouvre la voie à des dérives où l’intimité devient une zone de péril judiciaire permanent.

Il ne s’agit pas de minimiser la souffrance des victimes d’agressions sexuelles. Ces délits peuvent avoir des effets ravageurs sur celles ou ceux qui en sont victimes. Il arrive que des vies en soient détruites. Mais pour comprendre l’intensité des réactions sociales et psychiques face à ces violences, il faut aller au-delà du seul cadre juridique. Pourquoi un simple contact non consenti, une main posée au mauvais endroit, peut-il être vécu comme une intrusion plus grave qu’un coup de poing ?

Le corps sexuel n’est pas un corps comme les autres. Il concentre une densité symbolique, affective et identitaire unique. C’est le lieu du désir, de la vulnérabilité, de l’intimité la plus profonde. La sexualité, quand elle est librement consentie, est source de joie, de fusion, de reconnaissance. Mais lorsqu’elle est contrainte, elle devient l’expérience d’une dépossession radicale. Ce même geste, selon qu’il est accepté ou imposé, peut provoquer l’extase ou le traumatisme, soulignant que la gravité d’un acte sexuel ne tient pas seulement à la matérialité du geste, mais à son inscription subjective.

Cette fragilité face à la contrainte sexuelle est-elle un fait universel, inscrit dans notre nature, ou bien le produit de notre culture ? Est-ce une construction liée à l’individualisme moderne, ou bien une constante anthropologique ? Malgré la libération sexuelle, il semble qu’un fond de terreur demeure : celle d’être réduit à un objet, de perdre la maîtrise de son corps, de son image, de son intimité.

Cette crainte explique aussi pourquoi certains comportements pourtant non violents – séduction intéressée, jeu de pouvoir sexuel dans un cadre professionnel, pression implicite – suscitent des débats houleux. Lorsqu’une personne subordonnée cherche à séduire un supérieur pour obtenir un avantage, ce n’est pas un délit du point de vue juridique, mais moralement cela interroge. N’y a-t-il pas là aussi une forme de corruption, de manipulation du désir à des fins de pouvoir ? Les frontières du consentement sont alors brouillées, non par la force, mais par les intérêts.

Il y a un risque, dans ce climat, de passer d’un excès à l’autre. Si l’histoire a longtemps été marquée par le déni ou la banalisation des abus sexuels, il serait dramatique de tomber dans l’excès inverse : ériger la sexualité en domaine d’exception judiciaire, où la rigueur de la preuve serait sacrifiée à l’émotion, et la justice à la vengeance symbolique. Une société qui surprotège le sexe parce qu’elle le vénère autant qu’elle le craint reproduit, sous une autre forme, une forme de sacralisation.

Le paradoxe postmoderne tient à ceci : alors même que la sexualité est proclamée libre, émancipée, disponible, elle devient dans certains cas le cœur d’une réaction sociale d’une intensité inédite. Le sexe n’est plus sacré parce qu’il est divin, mais parce qu’il engage une part de l’identité personnelle que la société moderne érige en absolu. Le consentement est devenu la pierre angulaire du droit sexuel, et c’est autour de cette notion que se rejoue un nouveau puritanisme, cette fois psychologique.

La justice doit être capable de distinguer entre la gravité réelle d’un acte et la charge émotionnelle qu’il suscite. Cela suppose de reconnaître à la fois la profondeur des blessures sexuelles et la nécessité d’un traitement rigoureux, équitable et non idéologique des accusations. C’est à ce prix qu’une société peut articuler liberté sexuelle, protection des personnes et respect des droits fondamentaux.

L’affaire Halimi, l’affaire Bedos : anatomie d’une asymétrie morale

En 2017, Kobili Traoré, un multirécidiviste au casier judiciaire impressionnant — près d’une vingtaine de condamnations pour violences, trafic de stupéfiants, vols et outrages — tue sa voisine Sarah Halimi, une femme juive de 65 ans, après l’avoir rouée de coups et défenestrée aux cris d’« Allahou Akbar ». Malgré l’extrême violence des faits, leur caractère antisémite et son passé judiciaire, Traoré est déclaré pénalement irresponsable. Les expertises concluent à une « bouffée délirante aiguë ayant aboli son discernement », consécutive à une consommation de cannabis. La Cour de cassation décide qu’il ne sera jamais jugé. L’irresponsabilité est admise sans procès pour un homme connu des services de police et sans antécédent psychiatrique.

Cette décision provoque une onde de choc dans l’opinion, d’autant plus vive que la justice semble entériner l’idée qu’un état mental pathologique déclenché par une consommation de stupéfiants peut suffire à échapper à toute forme de responsabilité.

En octobre 2024, Nicolas Bedos[1] est condamné à un an de prison, dont six mois avec sursis, pour une agression sexuelle commise un an plus tôt  lors d’une soirée en boîte de nuit. La plaignante a déclaré qu’il lui avait touché le sexe par-dessus son jean alors qu’il était en état d’ivresse extrême. Bedos est jugé responsable de ses actes. Son état d’ébriété, bien qu’avéré et qualifié d’« extrême », n’est pas retenu comme cause d’abolition du discernement.

Dans un cas, un homme sous l’emprise du cannabis est considéré comme irresponsable après un homicide antisémite atroce ; dans l’autre, un homme ivre-mort est tenu pour responsable d’un acte certes répréhensible mais sans commune mesure avec un meurtre. Ce contraste met en lumière une application à géométrie variable des principes de responsabilité pénale, selon le profil de l’accusé, la nature de la victime et le contexte idéologique.

En 2025, Bedos publie La Soif de honte, où il revient sur sa condamnation, reconnaît les faits, exprime ses remords et interroge sa part d’égarement, de vanité et de culpabilité. Mais il est clair qu’il cherche, à travers ce geste, à recouvrer sa place dans l’industrie du spectacle. Cette démarche est compréhensible du point de vue humain, mais dégradante sur le fond. Au lieu de faire appel et de maintenir sa ligne de défense fondée sur son amnésie en raison de son ébriété, Bedos choisit de se soumettre à la vindicte publique. Il cède à la pression médiatique, qui, dès le départ, a pesé plus lourd que les faits eux-mêmes. Il pose un acte de contrition dans l’espoir de se réintégrer dans un monde où l’aveu public, même arraché, est devenu la condition du pardon social.

Cette capitulation s’inscrit dans une société où s’est installée, aux côtés des tribunaux, une juridiction parallèle : celle de l’opinion, des réseaux sociaux, des plateaux télévisés — où la condamnation est immédiate et sans nuance. Dans cet espace le jugement ne repose ni sur la preuve, ni sur la procédure, mais sur la perception, l’indignation et l’urgence de désigner un coupable. Le procès est remplacé par la confession, le contradictoire par la repentance, et la peine judiciaire par l’exclusion, l’effacement et le bannissement.

Ce modèle de pénitence exige des accusés non pas une défense, mais une adhésion au récit dominant. Tout refus de s’y soumettre est perçu comme circonstance aggravante. C’est pourquoi tant de personnalités mises en cause — acteurs, réalisateurs, intellectuels — finissent par publier leur mea culpa en forme de lettre ouverte, d’essai ou de documentaire. Après le tumulte, un silence ; puis une tentative de retour par l’aveu, le remords et la promesse de rédemption. Mais celle-ci est conditionnée par une humiliation préalable. Elle n’est plus le fruit d’un cheminement intérieur, mais d’un rite  de purification publique.

À l’inverse, certaines figures refusent de se plier à ce rituel d’autoflagellation. Woody Allen, accusé de faits prescrits, n’a jamais consenti à entrer dans ce jeu de la confession publique. Il a continué à travailler, à filmer, à s’expliquer avec constance, sans céder à l’obsession contemporaine de l’aveu. Roman Polanski, dont les faits sont plus anciens et les aveux plus ambigus, a lui aussi maintenu une forme de distance avec cette justice de l’émotion, revendiquant le droit à sa vie d’artiste. Mais c’est précisément ce refus d’une soumission morale qui les rend insupportables aux yeux d’une époque qui réclame la pénitence comme préalable à toute réintégration.

Dans cette nouvelle économie symbolique, il ne suffit plus d’être jugé : il faut s’excuser, publiquement, longuement, et en se rabaissant. Toute tentative de nuance, toute défense, tout rappel de la complexité d’un cas sont perçus comme une insulte à la souffrance présumée des victimes. Seul l’aveu public permet de solliciter une forme de réintégration. Le procès n’est plus un moment de vérité, mais un préambule au théâtre du repentir.

La trajectoire de Bedos prend alors tout son sens : en publiant La Soif de honte, il ne cherche pas tant à reconnaître une faute qu’à reconquérir sa légitimité dans un monde où l’adhésion aux dogmes moraux en vigueur est devenue la condition d’existence. Il paie sa dette non pas à la justice, mais à la morale publique. Mais cette dette-là, justement, n’est sans doute jamais vraiment soldée.

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[1] Dramaturge, metteur en scène, scénariste, réalisateur, acteur et humoriste français.

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