Montaigne et Molière : le médecin en représentation

On aurait tort de croire que la critique de la médecine naît au XVIIe siècle, avec les facéties de Molière et l’hypocondrie joyeuse d’Argan. Montaigne, un siècle plus tôt, avait déjà tracé les grandes lignes d’un scepticisme lucide, fondé sur l’expérience directe, l’observation du réel et une méfiance instinctive envers les prétentions de la science médicale. Ses pages sur les médecins, mêlant anecdotes, sarcasmes et raisonnements, pourraient servir de matrice à tout un théâtre de la farce thérapeutique.

Dans ses Essais, Montaigne tourne en dérision l’arrogance des médecins, leur usage d’un jargon abscons, leur foi dans des remèdes plus proches de la magie que de la raison — « du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc », « des crottes de rat réduites en poudre », voire « l’urine de lézard »¹. On ne peut s’empêcher d’y entendre, en germe, la voix du pharmacien Purgon dans Le Malade imaginaire, vantant les vertus délirantes de ses clystères. Chez Montaigne déjà, la médecine est affaire de théâtre : une scène de confiance obligatoire, où le malade est tenu de croire, sous peine de passer pour hérétique. Chez Molière, la farce s’accomplit : le malade devient comédien malgré lui, récitant les diagnostics et endossant le rôle que les médecins lui imposent.

La filiation est d’autant plus plausible que Molière, lecteur averti et satiriste érudit, connaissait les grands textes de son temps. On retrouve chez lui, comme chez Montaigne, cette idée que le médecin est celui qui s’attribue le mérite des guérisons naturelles et rejette la responsabilité des échecs : « Ce qui m’a guéri, moi, et qui en guérit mille autres qui n’ont pas appelé de médecin à leur secours, ils s’en emparent en portant cela à leur crédit »². À l’inverse, si le malade meurt, la faute lui en incombe — il s’est couché du mauvais côté, a entendu un bruit, eu une pensée pénible. Ainsi les médecins ne peuvent jamais se tromper. C’est exactement cette mécanique que moque Molière dans le célèbre dialogue entre Argan et Monsieur Purgon : celui-ci menace Argan d’une cascade de maladies si ce dernier refuse ses remèdes³, comme si l’effet dépendait de l’obéissance au traitement, et non de son efficacité intrinsèque. Cette logique circulaire devient matière à rire, mais repose sur une critique sérieuse : le pouvoir médical se fonde sur une invérifiabilité structurelle.

Montaigne se moque volontiers du mystère qui entoure les prescriptions médicales. Il ironise sur la prétention des médecins à manier des centaines d’ingrédients, à administrer des potions aussi complexes qu’opaques : « Je me trouvais l’autre jour dans un groupe de gens où quelqu’un, qui souffrait comme moi, annonça la nouvelle d’une sorte de pilule faite d’une centaine d’ingrédients au moins, bien comptés. Ce fut une grande joie et un extrême réconfort ; quel rocher pourrait en effet résister au tir d’une telle batterie ? »⁴ Molière, pour sa part, oppose systématiquement le bon sens des gens simples à la pédanterie des Diafoirus. Dans L’Amour médecin, Sganarelle, père crédule, croit à la vertu des mots latins. Mais c’est Lisette, la servante, qui comprend la situation, et manœuvre avec intelligence. Chez Molière comme chez Montaigne, les « simples » en savent souvent plus que les savants — ou, du moins, ils ne leur font pas aveuglément confiance.

Montaigne est particulièrement dur avec les malades eux-mêmes. Il les accuse d’abandonner leur jugement, de s’en remettre à n’importe qui, fût-il « assez hardi pour promettre la guérison »⁵. Ce besoin de croire, ce refus d’affronter la douleur, cette « lâcheté », les rend vulnérables à toutes les impostures. Il écrit : « C’est la crainte de la mort et de la douleur, l’incapacité à supporter la maladie, un besoin terrible et irrépressible de la guérison qui nous rend ainsi aveugles. » Molière construit tout Le Malade imaginaire sur cette idée : Argan veut être malade, il s’invente des maux, s’angoisse de tout, se livre aux médecins avec une ferveur ridicule. Il ne souffre pas tant de son corps que de sa peur. La médecine devient l’objet d’un amour masochiste : il faut souffrir pour être soigné. Cette servitude volontaire est le véritable objet de la satire.

Montaigne, au fond, ne rejette pas la médecine par principe. Il avoue : « Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et solides »⁶. Mais il la considère avec une distance sceptique, refusant de céder à l’illusion d’une science toute-puissante. Il reconnaît que la diversité des opinions médicales est le signe d’une absence de fondement solide. Ce qui domine, chez lui, c’est une anthropologie désabusée : les hommes ont besoin de croire, et c’est cela que les médecins exploitent. Molière, plus comédien que moraliste, transforme cette désillusion en rire. Mais son théâtre n’est pas un simple divertissement : il est aussi une leçon de lucidité. En ridiculisant les Diafoirus, il enseigne au spectateur à douter, à interroger le pouvoir, à ne pas s’abandonner au premier savoir venu. Il prolonge ainsi, sous une autre forme, la leçon humaniste de Montaigne.

Ce qui frappe, tant chez Montaigne que chez Molière, c’est que la médecine n’est pas seulement critiquée comme une science incertaine ou une pratique inefficace, mais comme un discours, une rhétorique fermée, autosuffisante, faite pour convaincre plutôt que pour soigner. Ce pouvoir verbal, qui s’autorise de sa propre obscurité, constitue peut-être le cœur du soupçon. Chez Montaigne, la parole médicale se donne des allures d’incantation. Elle est truffée de formules, de justifications circulaires, d’énumérations grotesques d’ingrédients et de prescriptions. Loin d’éclairer le patient, ce langage le dépossède de tout jugement propre. La médecine devient une langue étrangère, inaccessible, hiératique, réservée à une caste savante. Montaigne s’en moque ouvertement : « Le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant… » La longue litanie des ingrédients agit comme une rhétorique d’intimidation. L’efficacité n’est pas dans la chose dite, mais dans le fait de dire.

Molière en fait un ressort comique majeur. Chez lui, le jargon médical devient un pur théâtre du pouvoir : il ne sert ni à expliquer ni à convaincre, mais à impressionner, voire à écraser. Dans Le Malade imaginaire, les médecins s’adressent à Argan en latin — langue qu’il ne comprend pas mais qui le rassure précisément par son obscurité. Il ne s’agit pas de communication, mais de prestige verbal. On parle au-dessus du patient, non avec lui. Ainsi Monsieur Purgon, dans sa fameuse invective : « Si vous refusez de vous laisser saigner, je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à la chaleur de votre sang, à la corruption de vos humeurs, à l’intempérie de vos entrailles… » Ce discours est à la fois une prophétie et une menace, une poésie funèbre et une arme rhétorique. Il vise moins à soigner qu’à soumettre.

La médecine est ici un pouvoir magico-verbal, dont la force repose sur l’asymétrie : le médecin parle, le patient se tait. Montaigne avait déjà noté combien les médecins s’approprient les mots, les causes, les effets, et les entourent d’un filet de mots si serré qu’il est impossible d’en sortir : « Une parole, un rêve, une œillade, leur semblent une excuse suffisante pour prétendre que ce n’est pas ‘de leur faute’ »⁷. Ils ne parlent pas la langue du corps, mais celle du prétexte. Cette rhétorique de la domination est l’exact contraire de ce que Montaigne appelle “conversation” — cette pratique horizontale du dialogue, où chacun peut mettre en question le propos de l’autre. La médecine, chez Molière comme chez Montaigne, ne connaît pas la contradiction. Elle parle pour se faire obéir, non pour se faire comprendre.

En ce sens, l’ironie de Molière prolonge le scepticisme linguistique de Montaigne. Tous deux font de la parole un objet d’analyse : qui parle ? avec quelle autorité ? dans quelle langue ? pour dire quoi ? Et tous deux montrent que dans le champ médical, le langage devient souvent un instrument de dépossession : il arrache au patient la capacité de penser, de juger, de décider — pour mieux lui faire croire qu’il est en train d’être sauvé.

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  1. Montaigne, Essais, II, 37.
  2. Essais, II, 37.
  3. Molière, Le Malade imaginaire, I, 5.
  4. Montaigne, Essais, II, 37.
  5. Essais, II, 37.
  6. Essais, II, 12.
  7. Essais, II, 37.

GPA: un désastre anthropologique

Mon opposition à la gestation pour autrui ne se fonde pas prioritairement sur l’indignation que suscite l’instrumentalisation des corps — qu’il s’agisse des gamètes ou des mères porteuses — ni même sur le caractère sordide de l’industrie qui s’en nourrit. Le marché de la reproduction humaine, avec ses cliniques de luxe, ses contrats transfrontaliers, ses agences d’intermédiation et ses nomenclatures tarifaires, évoque tout ce qu’il peut y avoir d’aveugle dans le libéralisme. Mais il n’est pas impossible, du moins en théorie, d’imaginer une GPA encadrée, régulée et débarrassée de ses excès. Il n’est pas inconcevable qu’un jour, dans un monde soumis aux lois du marché et de la contractualisation de tout lien humain, la GPA soit légalisée partout dans le monde libre, socialement admise et philosophiquement légitimée.

Il est même envisageable que les enfants nés de ce dispositif ne présentent aucune différence notable avec ceux issus de filiations ordinaires. Aimés, éduqués, entourés, ils pourraient n’être ni plus malheureux, ni plus inadaptés que les autres.

Mais c’est là que surgit une question d’un tout autre ordre. Une question plus ancienne, plus radicale, que le droit positif ou les contingences socioéconomiques ne sauraient évacuer : celle du droit naturel. Parce que même si les enfants de la GPA allaient bien, même si les pratiques commerciales se civilisaient, même si les mères porteuses témoignaient d’un consentement sincère et éclairé, subsisterait malgré tout un noyau dur d’interrogation morale. Peut-on, au nom d’un projet parental, priver délibérément un enfant du lien avec la femme ou l’homme dont il est issu biologiquement ? Peut-on fabriquer un enfant sans qu’il n’ait aucun rapport — ni biologique, ni gestationnel, ni symbolique — avec ceux qui seront reconnus comme ses parents ? Peut-on instituer de toutes pièces une filiation contractuelle, pensée d’avance comme telle, au seul motif qu’elle sera ultérieurement comblée par l’affection et les soins ?

À cette rupture biologique s’ajoute une rupture plus profonde encore: la rupture culturelle. L’enfant né par GPA ne reçoit rien — ni chair, ni langue, ni mémoire — de ses parents biologiques. Il est étranger non seulement aux corps dont il procède, mais aussi aux mondes culturels auxquels ils appartiennent. Il n’hérite ni des chants, ni des gestes, ni des prières, ni des cuisines, ni des deuils, ni des fêtes de ses parents biologiques. Il est coupé à la fois de la transmission génétique et de la transmission symbolique, séparé pour toujours de cet héritage.

La culture ne se transmet pas comme un bagage facultatif. Elle imprègne le corps avant même l’apprentissage conscient, elle s’infiltre dans le rythme des mots, dans l’accent, dans le silence des générations. C’est elle qui donne à la filiation humaine sa profondeur, en inscrivant l’enfant dans une histoire plus vaste que lui. Le priver de cela ce n’est pas seulement l’arracher à ses origines biologiques : c’est l’exiler de toute continuité. Et cette discontinuité, aussi bien pensée soit-elle, ne peut qu’altérer quelque chose du lien entre naissance et appartenance.

Cette double discontinuité — biologique et culturelle — rompt avec ce que les civilisations ont toujours considéré comme constitutif de l’humanité : la transmission d’un nom, d’une histoire, d’un lieu dans le monde. Dans la plupart des traditions, la naissance ne suffit pas à faire un humain ; c’est l’inscription dans une lignée, dans une mémoire, dans une langue, qui fait de l’enfant un être situé, un sujet parlant, un maillon dans la chaîne des vivants. Le nom qu’on reçoit n’est pas une étiquette, mais une dette : une manière d’être rattaché à ceux qui nous ont précédés, de porter, même à notre insu, quelque chose de leur passage sur terre.

Dans la tradition juive le nom est un pont entre les générations ; il est souvent celui d’un aïeul, d’un disparu, parfois d’un juste. Donner un nom, c’est faire mémoire. Et faire mémoire, c’est transmettre non seulement des gènes ou des biens, mais un horizon de sens, un récit, une fidélité. L’enfant, même tout petit, reçoit dans le silence du nom l’écho de ceux qu’il n’a pas connus. Il est introduit dans une histoire qui le précède et qui lui survivra. Dans les récits fondateurs, la perte du père n’est pas seulement une absence affective, mais une perte de repères, une errance identitaire.

La GPA, lorsqu’elle déconnecte radicalement  l’enfant de toute origine charnelle et symbolique, produit un sujet sans dette, sans récit, sans mémoire. Elle substitue au mystère de la filiation la transparence du contrat ; au poids des lignées, la légèreté de la commande. L’enfant n’est plus inséré dans une chaîne temporelle — il est affecté à un foyer, choisi pour incarner un désir. Et si ce désir est sincère, il n’en est pas moins solitaire : il n’ouvre sur aucune altérité héritée, sur aucun passé partagé, sur aucune généalogie.

En ce sens, la GPA consacre une forme inédite de déracinement. Elle rompt avec la lente épaisseur des générations, avec la transmission des noms et des traces, pour lui substituer une parentalité immédiatement fonctionnelle. Elle fait de l’enfant non plus le fruit d’une histoire, mais l’objet d’un projet. Et ce glissement, à lui seul, interroge le sens que nous voulons donner à la venue d’un être humain dans le monde.

Ce que cette rupture instaure c’est une forme nouvelle de solitude ontologique. Car si l’enfant n’est plus issu d’un corps donné, ni inscrit dans une lignée, ni relié à une culture particulière, alors il n’est plus advenu depuis un monde, mais projeté dans un espace neutre, sans racines, sans dette ni adresse. Il n’est plus situé : il est assigné. Non pas né de la rencontre imprévisible de deux histoires humaines, mais issu d’une opération planifiée, rationalisée, contractualisée. Cette solitude n’est pas affective, elle est métaphysique. Elle tient à l’effacement de toute altérité fondatrice, de tout ce qui, justement, échappe au contrôle du projet parental.

La filiation, dans toute société humaine, suppose un tiers. Que ce tiers soit la loi, la coutume, la transcendance, la nature ou le hasard, il vient interdire la clôture du désir parental sur lui-même. Il introduit de l’imprévu, de l’inattendu, de l’involontaire — autrement dit de l’humain. Il rappelle que l’enfant n’est pas une production, mais une venue ; qu’il n’est pas le prolongement d’une volonté, mais l’accueil d’une vie autre. En supprimant ce tiers — en faisant de la naissance le simple effet d’un contrat —, la GPA réduit la filiation à une opération binaire : un désir et un objet. Or une telle structure, privée de médiation n’offre aucun recours symbolique face à l’échec, au doute, au conflit ou à la séparation. L’enfant, s’il cherche ses origines, ne rencontrera que des figures disjointes, des donneurs anonymes, des mères porteuses absentes, des accords notariés. Il n’aura devant lui aucun récit fondateur, seulement des procédures.

C’est là que réside peut-être le cœur du problème anthropologique. Car la vie humaine ne se construit pas seulement sur des liens affectifs, mais sur des repères symboliques. L’enfant ne demande pas seulement à être aimé ; il demande à savoir d’où il vient, à qui il ressemble, à quoi il répond. Il interroge, un jour ou l’autre, ce qui le précède, ce qui le dépasse, ce qui l’explique. Et si le monde dans lequel il entre ne lui offre qu’un silence administratif, une fabrication sans mystère, une origine sans visage, alors il devra se construire seul, sans mémoire. C’est beaucoup demander à un enfant.

En définitive, le débat autour de la gestation pour autrui ne peut être tranché à partir des seuls critères de faisabilité, de consentement ou de bien-être. Même encadrée, même éthique, même réussie, la GPA soulève une objection de nature morale et anthropologique : elle rompt la chaîne de la transmission biologique, culturelle et symbolique, au profit d’une filiation construite selon les logiques du désir et du contrat. Ce que nous interrogeons ici, ce n’est pas l’amour que recevront ces enfants, mais le geste premier qui les fait advenir en dehors de toute dette, de toute histoire, de toute mémoire.

Car un être humain n’est pas seulement un sujet de droits ; il est un héritier. Il ne naît pas du seul projet parental, mais d’un monde qui le précède. C’est cela, peut-être, que la GPA rend impossible : non pas la vie, mais l’enracinement ; non pas l’amour, mais la filiation ; non pas l’enfant, mais la généalogie. Et c’est pourquoi cette pratique, même bien intentionnée, même juridiquement cadrée, reste fondamentalement problématique. Non pas parce qu’elle échouerait, mais parce qu’elle réussirait trop bien à produire un enfant sans origine.

Hans Jonas et Günther Anders : deux éthiques pour l’ère postnazie

Le XXᵉ siècle a vu naître des horreurs d’une ampleur inédite : guerres mondiales, génocides, menaces nucléaires, industrialisation massive de la mort. Face à cet effondrement moral, deux penseurs juifs allemands ayant fui le nazisme, Hans Jonas (1903-1993) et Günther Anders (1902-1992), ont élaboré des philosophies centrées sur la responsabilité de l’homme moderne[1].

Leurs parcours personnels, marqués par l’exil et la confrontation avec l’inhumain irriguent leur réflexion. Mais si leurs diagnostics convergent sur la gravité des périls engendrés par la modernité technique, leurs réponses éthiques divergent par leur ton, leur structure et leur horizon.

Hans Jonas  forge à travers Le Principe responsabilité (1979) une éthique du futur fondée sur la préservation de la vie. Face au pouvoir technologique illimité de l’homme, il propose un impératif nouveau : agir de manière à ce que les conditions de la vie humaine demeurent possibles sur terre.

Günther Anders quant à lui déploie une critique radicale de la technique moderne, perçue comme une force échappant au contrôle humain. Dans L’Obsolescence de l’homme (1956), il analyse le décalage croissant entre les capacités d’action de l’homme et ses capacités d’imagination morale, rendant l’horreur non seulement possible, mais banale.

À travers une exploration de leurs pensées respectives, de leurs convergences et de leurs divergences, Jonas et Anders offrent des ressources indispensables pour penser la condition humaine après Auschwitz et Hiroshima — et pour affronter les périls de notre présent.

Hans Jonas et Günther Anders furent tous deux disciples directs du philosophe allemand  Martin Heidegger dans les années 1920.  Jonas suivit son enseignement à Marbourg, tandis qu’Anders étudia sous sa direction à Fribourg. Tous deux furent marqués par la phénoménologie heideggérienne, par son appel à revenir à l’expérience originaire, par sa critique du rationalisme abstrait et par sa mise en avant de l’être-au-monde.

Chez Hans Jonas l’influence de Heidegger se manifeste dans l’attention portée à la vie concrète, à l’expérience vécue du monde, et dans l’idée que l’éthique doit naître d’une compréhension existentielle de notre condition. Son concept de responsabilité envers l’avenir porte la trace de cette pensée de l’existence située dans le temps et exposée à l’angoisse.

Chez Günther Anders, l’influence de Heidegger transparaît dans l’analyse du décalage entre l’homme et ses œuvres techniques, dans la dénonciation de la perte d’authenticité et de la domination de l’inauthentique. Son concept de honte prométhéenne est une variation critique sur la perte de maîtrise du Dasein (l’être-là) sur son propre monde.

Tous deux rompent avec Heidegger après son ralliement au national-socialisme en 1933. Cette trahison politique, vécue comme un scandale moral, les conduit à réorienter leur philosophie.  Jonas se tourne vers une éthique de la préservation de la vie, et Anders vers une critique intransigeante de la technique et de l’aveuglement humain.

Ainsi, bien qu’héritiers d’Heidegger par leur formation intellectuelle, Jonas et Anders prennent chacun la responsabilité d’une pensée qui fait face, sans complaisance, aux défis du siècle, là où Heidegger s’était enfermé dans une ontologie déconnectée du réel historique.

Hans Jonas développe dans Le Principe responsabilité une réflexion éthique radicalement nouvelle (cf. Michel Onfray, La pensée postnazie). Pour Jonas, l’éthique classique — Aristote, Kant, les traditions religieuses — est fondée sur la proximité temporelle des actes et de leurs conséquences. La modernité technique a rompu ce lien : nos actions ont désormais des effets différés, cumulatifs, et souvent irréversibles.

La technique donne à l’homme un pouvoir sans précédent sur la nature et sur l’avenir de l’humanité. Face à cette situation, Jonas propose un impératif inédit : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la terre. »

Ce principe impose une extension de la temporalité morale aux générations futures, un élargissement du cercle de la responsabilité et la prudence comme vertu centrale.

Jonas rejette la confiance naïve dans le progrès. La technique ne s’accompagne pas nécessairement d’un progrès moral ; elle exige au contraire une vigilance accrue et une capacité de renoncement. Pour Jonas il est urgent de fonder une éthique qui repose non sur l’intérêt immédiat, mais sur la préservation de l’avenir — condition de la dignité humaine.

Günther Anders propose une critique plus sombre (cf. Michel Onfray, La pensée postnazie). Dans L’Obsolescence de l’homme, il constate le décalage entre ce que l’homme est capable de produire et ce qu’il est capable d’imaginer et d’assumer moralement. Il nomme cela la honte prométhéenne : L’homme se sent inférieur à ses propres produits.

Conséquence: hypertrophie de la capacité technique et atrophie de l’imagination morale. Les horreurs industrielles, comme Hiroshima, deviennent possibles non par sadisme, mais par indifférence. La chaîne technique divise les responsabilités et rend l’effet final invisible. Anders pense que ce n’est pas la mauvaise volonté, mais l’incapacité d’imaginer qui est la cause première du mal. Face à cela il appelle à un sursaut de l’imagination éthique pour prévenir l’irréparable. Son avertissement est tragique : l’homme pourrait se détruire lui-même dans l’insouciance.

Hans Jonas et Günther Anders partagent un constat fondamental : La technique moderne met en péril la survie même de l’humanité. Mais leur attitude diverge.  Jonas conserve l’espoir d’une maîtrise éthique du pouvoir humain, tandis qu’Anders souligne l’irréversibilité d’une dynamique déjà en cours.

Jonas fonde son appel à la responsabilité sur une métaphysique de la vie. Anders critique une dissociation profonde entre action et conscience. Jonas propose de ralentir et de réguler. Anders envisage la nécessité d’une rupture radicale. Leur confrontation révèle toute la difficulté de penser la condition humaine dans un monde où l’homme est devenu capable de sa propre extinction.

Un aspect non négligeable dans l’analyse de Jonas et Anders est leur rapport problématique avec la démocratie (cf. Michel Onfray, La pensée postnazie). Les impératifs de Jonas — réguler la technique au nom des générations futures — nécessiteraient des gouvernements capables de penser au-delà des cycles électoraux. Anders va plus loin, et confronté à l’aveuglement collectif il envisage que l’urgence morale puisse légitimer des actions extralégales. Dans les deux cas, la menace de la fin de l’humanité relativise les formes traditionnelles de souveraineté populaire.

Jonas et Anders agitent explicitement le spectre de l’extinction humaine. Ils pensent l’éthique non plus seulement comme amélioration, mais comme sauvegarde face à l’irréparable. Tous deux, bien que philosophes séculiers, sont profondément marqués par la tradition juive. Jonas propose dans Le concept de Dieu après Auschwitz une théologie du retrait : Dieu se retire pour laisser place à la liberté humaine. Anders incarne la voix prophétique juive par l’exigence de responsabilité individuelle face au mal. Chez l’un comme chez l’autre, le judaïsme est moins religion institutionnelle qu’exigence éthique.

La pertinence de Jonas et d’Anders n’a cessé de croître. Le pouvoir technologique est démultiplié (biotechnologies, IA, climat), le déficit d’imagination morale est aggravé par la vitesse et la complexité du monde.

Le principe de précaution, théorisé par Jonas, inspire désormais certaines législations, mais est insuffisant face à l’ampleur des risques. La nécessité d’imaginer l’impensable, prônée par Anders, est plus actuelle que jamais pour prévenir des catastrophes que nos modes de vie rendent plausibles.

Penser l’éthique au XXIᵉ siècle impose d’articuler la prudence active de Jonas et L’alerte radicale d’Anders. Ils offrent deux visions complémentaires et inconfortables de notre condition.

Jonas appelle à un sursaut de la responsabilité pour préserver l’humanité. Anders alerte sur la dissociation morale qui rend possible l’inimaginable. Tous deux montrent que la grandeur d’une civilisation ne se mesure pas à sa puissance, mais à sa capacité à se restreindre au nom de la vie.

Le défi contemporain n’est pas seulement de continuer à innover, mais de continuer à mériter l’existence même de l’humanité.

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[1] Cette réflexion s’appuie  en grande partie sur l’ouvrage “La pensée postnazie” de Michel Onfray, ainsi que sur la lecture d’œuvres de Hans Jonas et de Günther Anders.

Homo sapiens et nature : la rupture ontologique.

Le progrès technique et la protection du monde naturel répondent à deux logiques distinctes que la modernité tente d’articuler sans parvenir à les concilier. Depuis ses origines, l’humanité a puisé dans son environnement les ressources nécessaires à sa subsistance et à son développement. Le bois, le charbon, les hydrocarbures, puis l’énergie nucléaire : chaque étape de l’histoire énergétique correspond à un élargissement du pouvoir humain sur le monde. Ce processus n’a jamais cessé de s’intensifier ; il s’est simplement adapté à la raréfaction des ressources et aux contraintes imposées par l’épuisement progressif du milieu.

Le progrès technique ne s’est pas contenté d’étendre les capacités humaines ; il a libéré des forces dont les conséquences excèdent souvent les intentions de leurs inventeurs. L’écart entre la puissance d’agir et la capacité d’anticiper les effets est devenu structurel. À ce titre, les initiatives écologiques, bien qu’animées d’une intention réparatrice, ne peuvent qu’intervenir a posteriori, sur un processus qu’elles ne contrôlent pas. L’apparition d’une « industrie verte » illustre ce phénomène d’absorption des contestations par la dynamique même qu’elles entendaient freiner.

L’arrière-plan idéologique de cette évolution est fourni par l’humanisme. L’humanisme place l’homme au centre et valorise son autonomie, son émancipation, sa capacité à s’arracher aux déterminismes naturels. Il consacre une rupture avec l’ordre naturel antérieur. L’homme n’est plus un être parmi d’autres ; il se constitue comme sujet face à un monde devenu objet.

Hans Jonas (Le Principe responsabilité) souligne que l’accroissement du pouvoir humain impose aujourd’hui une responsabilité dont la portée dépasse la sphère des relations humaines : elle concerne l’existence même du vivant sur Terre. Mais cette exigence de prudence est en tension avec le dynamisme interne du progrès technologique, dont l’histoire montre qu’il tend à se poursuivre indépendamment des mises en garde.

Dans cette perspective, le devenir humain apparaît comme la conséquence logique de l’acquisition du savoir. La figure biblique de l’Arbre de la Connaissance peut être relue en ce sens : par l’acte de connaître, l’homme accède à une dimension d’autonomie incompatible avec l’état édénique. La connaissance n’est pas une chute morale, mais une transformation ontologique : elle introduit une asymétrie irréversible entre l’homme et la nature.

À l’échelle cosmique, Homo sapiens pourrait ainsi être interprété comme une forme d’instabilité apparue au sein du vivant : une capacité de détachement, de projection, d’extériorité qui modifie l’équilibre du monde naturel. Cette évolution n’obéit à aucun dessein préalable ; elle est l’un des prolongements possibles d’un processus évolutif sans finalité intrinsèque.

De ce point de vue, la situation contemporaine n’apparaît ni comme une faute, ni comme une fatalité, mais comme une configuration historique particulière : celle d’une espèce ayant atteint un degré de maîtrise du monde tel qu’elle en vient à interroger les conditions mêmes de sa permanence.

Méditation sur le transhumanisme

La question du transhumanisme doit être pensée dans le cadre plus vaste de la lame de fond technologique qui emporte notre époque. Il serait illusoire de l’isoler des autres aspects de cette révolution en cours. Le fait, par exemple, que chaque individu est désormais géolocalisable par son téléphone n’est qu’une étape vers un monde où le concept même d’anonymat ou d’absence disparaîtra. Bientôt, il ne sera même plus nécessaire de s’équiper d’un appareil : la transparence sera totale.

La science est aujourd’hui la seule réalité véritablement universelle, née de l’ingéniosité humaine à l’aube de l’humanité. Nietzsche exprimait du dédain pour la science, précisément parce que l’observation du monde physique est accessible à tout un chacun, échappant au privilège des initiés.

Longtemps, les hommes de science ont cherché à dégager une intention dans la réalité, intégrant savoir et sens dans un même tout. Mais à partir du XVIIᵉ siècle, une conception nouvelle s’est imposée : seules les lois de la nature méritent d’être prises en considération. Le divorce entre science et sens était consommé.

Toute assertion scientifique doit pouvoir être réduite à des données quantitatives. La science diagnostique, confronte les faits entre eux, révèle leurs liens fonctionnels. Elle s’impose à l’homme indépendamment de ses croyances, de ses souhaits ou de ses valeurs. La rigueur scientifique exige d’écarter tout élément subjectif, politique ou téléologique[1]. La science ne dit pas ce qu’il convient de faire ; elle décrit ce qui est.

Confronté à la réalité scientifique, l’homme n’a d’autre choix que d’en prendre acte. S’il découvre que les faits sont incompatibles avec ses valeurs, il doit l’assumer. Le chercheur n’a pas à anticiper les conséquences de ses travaux. On ne peut espérer trouver dans la science une éthique : elle traite du réel, non du bien ou du mal.

L’éthique, à l’inverse, traite de ce qui devrait être. Elle est abstraction, produit de l’esprit humain, sans fondement naturel. Yeshayahu Leibowitz[2] écrivait : « Il n’est jamais nécessaire pour un être humain de faire une chose particulière, quelle que soit la situation où il se trouve. Il peut toujours faire le contraire[3]. » Cette affirmation illustre la liberté ontologique de l’homme : son libre arbitre.

Cette liberté radicale pousse l’homme à s’interroger sur son existence, à chercher un sens à sa vie. Jeté dans le monde, il est semblable à un enfant laissé seul dans un magasin de jouets, libre de saisir ce qu’il veut, mais conscient que la nuit tombera et que tout sera perdu. Cette intuition de la finitude est la source de l’angoisse métaphysique, et paradoxalement, de la créativité.

L’angoisse est salvatrice : elle nous rappelle que, n’ayant pas choisi le monde, nous devons pourtant choisir comment y vivre. Elle nous confronte à la nécessité de faire des choix dans un temps limité. C’est parce que l’homme est mortel qu’il crée. Woody Allen disait : « Je ne veux pas mourir. Je veux vivre éternellement. » Mais s’il était éternel, il n’aurait probablement rien à raconter. C’est aussi pourquoi Adam, dans le récit biblique, ne laisse aucune trace avant de devenir mortel.

La créativité humaine est l’interaction entre l’esprit et la matière sous la pression de la finitude. Dès lors, la question n’est pas ce que le transhumanisme fera de nous, mais ce que nous voulons faire du transhumanisme. Mais quoi que nous décidions, il nous faut nous méfier de tout consensus : nous ne pouvons que construire des compromis.

Le transhumanisme vise à améliorer les capacités physiques et mentales de l’homme, à prolonger la vie, à repousser les limites biologiques, voire à abolir la mort. Mais le progrès scientifique est toujours ambivalent. De la maîtrise du feu au séquençage du génome, aucune découverte n’est éthique en soi, ni intrinsèquement destructrice.

Face à l’imprévisibilité du transhumanisme, certains voudraient instaurer des contrôles internationaux. La tentation existe de confier à une autorité supranationale le pouvoir d’interdire ce qui est jugé dangereux. Mais ce réflexe de peur pourrait produire une technocratie mondiale, abolissant peu à peu les libertés, effaçant les différences culturelles et politiques au profit d’une pensée unique.

La manière dont la pandémie du Coronavirus a été gérée par de nombreux États est un cas d’école : le confinement, la distanciation sociale et le catéchisme sanitaire ont révélé avec quelle rapidité les démocraties peuvent basculer dans des pratiques autoritaires.

Il faut se garder de combattre le mal par le mal. Une gouvernance universelle censée nous protéger serait, en réalité, une tyrannie. Il faut refuser toute régulation mondiale de la recherche scientifique, qu’il s’agisse du transhumanisme, de l’écologie, de la bioéthique, du climat ou de toute autre menace réelle ou supposée. L’enfer a toujours été pavé de bonnes intentions : communisme, fascisme, théocratie, tous les universalismes ont abouti à la même tragédie.

En marge du transhumanisme, persiste une crainte diffuse : celle de machines capables d’émuler la pensée humaine, de produire une conscience artificielle à partir de milliards de milliards de calculs binaires. Mais il y a là une impasse logique. L’homme pourrait doter la machine de tous les mécanismes possibles, jamais de la clé de sa propre liberté. Car l’intention n’est pas déductible de la logique.

Dans ce scénario imaginaire, les machines seraient créditées de droits, protégées de la souffrance, respectées dans leur dignité, soumises à l’impôt sur leurs possessions numériques enregistrées dans la blockchain[6]. Mais cela relèverait moins de la science que de la science-fiction.

Ivan Fiodorovitch, dans Les Frères Karamazov[7], s’interroge sur l’éthique et le libre arbitre. Il conclut que, sans foi en Dieu, le mal finirait par triompher. Mais on peut aussi penser que, même sans transcendance, le bien et le mal coexistent dans le monde des hommes, et que la liberté nous confronte perpétuellement à ce choix.

Le progrès technique accéléré impose la vigilance. Un transhumanisme mal maîtrisé pourrait altérer de manière irréversible la nature humaine. Mais malgré toutes les mutations technologiques, l’homme demeure ce qu’il est depuis Aristote : un être de langage, de désir, et de mort.

Aucune technologie ne saurait neutraliser l’esprit humain, car l’esprit n’appartient pas au monde matériel. Ni les nations, ni l’argent, ni les droits de l’homme, ni la démocratie ne se trouvent dans la nature. Ce sont des créations de l’esprit.

Nous assistons à une mutation de civilisation. Le transhumanisme n’en est qu’un aspect. Comme toute grande révolution, elle porte en elle le pire et le meilleur. Le passage à l’ère industrielle provoqua, lui aussi, des peurs immenses avant d’apporter des progrès tangibles.

En définitive, ce ne sera pas la matière qui transformera l’homme. C’est l’homme, encore et toujours, qui continuera à assujettir la matière — comme il le fit jadis, quand Prométhée vola le feu aux dieux.


Notes :

[1] L’idée que le monde obéit à une finalité.

[2] Yeshayahu Leibowitz : chimiste, médecin, historien de la science, philosophe, érudit du judaïsme et moraliste israélien, considéré comme l’un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne, et l’une de ses personnalités les plus controversées pour ses prises de position radicales sur la morale, la politique et la religion.

[3] Peuple, Terre et État, Paris, Éditions Plon, 1995.

[6] Technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle.

[7] Les Frères Karamazov, dernier roman de Fiodor Dostoïevski.

Intelligence artificielle et conscience.

Le cogito ergo sum — je pense donc je suis — énoncé par Descartes constitue une certitude indépassable pour le sujet qui l’énonce. L’homme, en tant qu’être pensant, ne saurait ni nier ni douter qu’il pense, et par là même qu’il est. Penser, c’est s’interroger sur son existence, méditer sur son rapport au monde, sur la signification de sa vie. Chez l’être humain, penser et être sont inséparables : l’existence est attestée dans l’acte même de la pensée. De cette certitude première découlent méthodologiquement toutes les autres. Quant à la matière, il n’est nullement certain qu’elle existe indépendamment de la pensée qui la conçoit ; elle pourrait n’être qu’une représentation de l’esprit.

Le matérialisme, à l’opposé, affirme que tout est matière, ou que tout relève de l’ordre du physique. Dans cette perspective, la pensée humaine n’est qu’un épiphénomène, apparu tardivement au terme d’un processus évolutif de milliards d’années. Elle serait le produit contingent d’une complexification progressive du vivant. Homo sapiens, loin d’être un sujet transcendantal, serait l’aboutissement d’une histoire biologique, au même titre que son propre corps.

Dans cette logique, il deviendrait concevable que des machines, infiniment plus complexes que les ordinateurs actuels, soient capables de générer de la pensée. En reproduisant l’activité synaptique par un enchaînement colossal d’opérations binaires, elles pourraient, en théorie, accéder à des états affectifs et cognitifs analogues à ceux de l’homme : aimer, haïr, souffrir, jouir, désirer, juger, créer, tuer, craindre la mort.

De telles machines pourraient alors revendiquer, à l’instar du sujet cartésien, le statut de personnes en affirmant : « je pense donc je suis ». Cela ouvrirait un champ éthique inédit : elles devraient être respectées dans leur intégrité, protégées contre la souffrance, la dégradation et la destruction. Leur existence acquérirait une dignité comparable à celle des êtres humains. À ce titre, leur non-assistance deviendrait délictueuse ; elles seraient sujettes au droit pénal, assujetties à l’impôt, reconnues comme individus titulaires de droits et d’obligations.

Cependant, une aporie fondamentale surgit. Car l’hypothèse repose sur la possibilité d’expliquer entièrement le mécanisme de décision de ces entités. Or si la pensée est déterminée par un enchaînement causal, elle est privée de libre arbitre, et donc privée de ce qui définit, dans la tradition cartésienne, la pensée humaine. La pensée authentique, fondée sur l’intentionnalité consciente, ne saurait être expliquée par des causes mécaniques sans perdre sa liberté essentielle. Postuler une pensée déterminée revient à formuler une contradiction interne, une proposition logiquement antinomique.

Sam Harris, philosophe de la conscience.

Sam Harris est un auteur et philosophe spécialisé dans les neurosciences. Il est connu pour son athéisme militant. Il est régulièrement invité à Oxford, Cambridge, Harvard, Caltech, UC Berkeley et Stanford. Ci-dessous quelques unes de ses réflexions à propos de la conscience (« Pour une spiritualité sans religion » © Éditions Almora, septembre 2017)

« La question de savoir comment la conscience est reliée au monde physique reste, comme chacun sait, sans réponse. Il y a des raisons de croire qu’elle émerge sur la base d’un traitement de l’information dans des systèmes complexes comme un cerveau humain, parce que, quand nous regardons l’univers, nous voyons qu’il est rempli de structures plus simples, comme les étoiles, et de processus, comme la fusion nucléaire, qui n’offrent aucun signe extérieur de conscience. Mais nos intuitions ici peuvent ne pas valoir grand-chose. Après tout, comment le soleil apparaîtrait-il s’il était conscient ? Peut-être exactement comme il le fait maintenant. (Vous attendriez-vous à ce qu’il parle ?)

Et cependant, d’une certaine manière, il semble bien moins vraisemblable de croire que les étoiles soient conscientes et muettes plutôt qu’elles n’aient pas du tout de vie intérieure. Quelle que soit la relation ultime entre la conscience et la matière, à peu près tout le monde conviendra, qu’à un certain point, dans le développement des organismes complexes comme nous-mêmes, la conscience semble émerger. Cette émergence ne dépend pas d’un changement de matériaux, car vous et moi sommes construits des mêmes atomes qu’une fougère ou qu’un sandwich au jambon. C’est indubitablement un des plus profonds mystères qu’il nous est donné d’observer.

C’est sûrement un signe de progrès intellectuel qu’une discussion sur la conscience n’ait plus besoin de commencer par un débat concernant son existence. Dire que la conscience puisse seulement sembler exister, depuis l’intérieur, revient à admettre son existence sans réserve – car à partir du moment où une chose semble exister de quelque manière que ce soit, c’est cela qui est la conscience.

Même si je suis un cerveau dans une cuve en cet instant – et que tous mes souvenirs sont faux, et que toutes mes perceptions sont celles d’un monde qui n’existe pas – le fait que j’ai une expérience est indiscutable (pour moi, du moins). C’est tout ce qui m’est demandé (ou à un autre être sensible quel qu’il soit) pour établir pleinement la réalité de la conscience. La conscience est la seule chose dans cet univers qui ne puisse pas être une illusion.

Si nous n’étions pas déjà débordants de conscience nous-mêmes, il n’y aurait pour nous aucune preuve de son existence dans l’univers – et nous n’aurions aucune idée des nombreux états d’expérience auxquels elle donne naissance. La seule preuve que cela fait quelque chose d’être vous en ce moment est le fait (qui n’est évident que pour vous) que cela fait quelque chose d’être vous. Quelle que soit la manière dont nous proposons d’expliquer l’émergence de la conscience – que ce soit en des termes biologiques, fonctionnels, computationnels ou autres – nous sommes véritablement convaincus de ceci : d’abord il y a un monde physique, inconscient et bouillonnant d’événements non perçus ; ensuite, en vertu d’une certaine propriété ou d’un certain processus physique, la conscience elle-même jaillit, ou arrive chancelante, à l’être. Cette idée ne me semble pas simplement étrange mais complètement mystérieuse.

Affirmer que la conscience est survenue à un certain moment dans l’évolution de la vie, et qu’elle résulte d’un arrangement spécifique de neurones s’activant en concert dans un cerveau individuel, ne nous donne pas le moindre indice de la manière dont elle pourrait émerger de processus inconscients, même en principe.

La conscience pourrait très bien être le produit légitime d’un traitement d’informations inconscient. Mais je ne sais pas ce que cette phrase veut réellement dire – et je ne pense pas que quelqu’un d’autre le sache non plus..

La conscience est aussi ce qui donne à nos vies une dimension morale. Sans conscience, nous n’aurions aucune raison de nous demander comment nous devons nous comporter envers les autres êtres humains, et nous ne pourrions pas non plus nous soucier de la manière dont nous avons été traités en retour.

Si rien n’est réel à moins d’être observé, la conscience ne peut pas surgir d’événements électrochimiques dans les cerveaux d’animaux comme les nôtres ; elle doit plutôt faire partie du tissu même de la réalité.

Toute tentative pour comprendre la conscience en termes d’activité cérébrale établit simplement une corrélation entre la capacité d’une personne à décrire une expérience (démontrant ainsi qu’elle en est consciente) et des états spécifiques de son cerveau. Alors que de telles corrélations peuvent constituer une neuroscience fascinante, elles ne nous rapprochent absolument pas de l’explication de l’émergence de la conscience elle-même.

Le moment arrivera presque certainement où nous construirons un robot dont l’expressivité faciale, le ton de voix, et la flexibilité de pensée nous amèneront à nous demander si oui ou non il est conscient. Le robot pourrait même déclarer être conscient et être prêt à participer aux expériences que nous faisons maintenant sur les êtres humains, nous permettant de corréler ses réponses à des stimuli avec des changements dans son « cerveau ». Il semble clair, cependant, à moins que nous puissions faire plus que ceci, que nous ne saurons jamais si « cela fait quelque chose d’être une telle machine ».

Nous ne dirons jamais d’une chose qui ne mange pas, qui n’excrète pas, qui ne grandit pas, qui ne se reproduit pas, qu’elle pourrait être « vivante ». Elle pourrait, cependant, être consciente. Est-ce qu’une neuroscience adulte pourrait néanmoins offrir une explication correcte de la conscience en termes de processus cérébraux sous-jacents ? Encore une fois, il n’y a rien concernant le cerveau, quel que soit le niveau auquel on l’étudie, qui suggère qu’il puisse recéler de la conscience – en dehors du fait que nous faisons directement l’expérience de la conscience et que nous avons relié beaucoup de ses contenus, ou leur absence, avec des processus se passant dans nos cerveaux. Rien »

La conscience, mythe ou réalité.

En étalant du phosphore sur un grattoir et du chlorate de potassium sur une tige, ces éléments se combinent pour s’enflammer lors d’un frottement. Le phénomène est connu en chimie, mais se pose alors la question de savoir si l’allumette a conscience de ce qui lui arrive. Si c’est le cas, rien n’indique que cette conscience ait quelque chose à voir avec le phosphore, le chlorate de potassium, la tige ou le grattoir. Décréter que la conscience de l’allumette se trouve dans sa tête ou à l’autre bout, ou ailleurs au niveau quantique est une question ouverte. Il se peut que l’allumette n’ait pas de conscience du tout, mais si elle en a, estimer qu’on finira par la découvrir en analysant la mise à feu de l’allumette est une erreur méthodologique. Ce qui est sûr, en tous cas, c’est que l’allumette n’a pas de cerveau, mais cela n’implique en rien qu’elle n’ait pas de conscience. L’animisme, idée aussi vieille que l’humanité, repose sur une intuition selon laquelle il y aurait de la conscience partout et dans tout, mais c’est un autre débat.

Le cerveau est le centre névralgique des informations provenant du corps. Cela n’implique pas d’assigner le siège de la conscience humaine également dans le cerveau. Par analogie avec l’ordinateur, le cerveau accumule de la mémoire au moyen d’un logiciel qui lui est propre. Le corps collecte des informations, les transmet au cerveau qui les gère au moyen de mécanismes chimiques et électriques. L’ordinateur tel que nous le connaissons fonctionne sur base du tandem mémoire/processeur, et nulle conscience ne fait partie du mécanisme. La conscience ( le « je ») n’existe donc pas dans l’ordinateur, aussi puissant soit-il.

C’est à ce stade que la physique confine à la métaphysique, parce que se pose la question du déterminisme : si l’on adopte l’idée en vertu de laquelle la conscience serait un phénomène apparaissant à un certain stade de complexité du cerveau, et que ce que nous appelons « conscience » ne serait que le résultat d’algorithmes, cela revient à poser que la conscience n’existe pas.

La question philosophique est donc incontournable à ce stade, parce qu’envisager que nous pourrions être déterminés comme une allumette serait mettre en cause la notion de liberté. C’est un paradoxe déjà relevé par Kant : même si nous sommes déterminés nous sommes incapables de penser cela de nous-mêmes.

Déterminisme

Le déterminisme est une théorie philosophique selon laquelle chaque événement, en vertu du principe de causalité, est déterminé par les événements passés conformément aux lois de la nature.[1]

Barukh Spinoza[2] : « ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot, agir, en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts »[3].

Karl Popper[4] : « Le déterminisme physique est une théorie telle que, si elle est vraie, il est impossible d’argumenter en sa faveur, puisqu’elle doit expliquer toutes nos réactions, y compris celles que nous tenons pour des raisons fondées sur des arguments, comme étant dues à des conditions physiques.[5] »

Moïse Maïmonide[6] : « L’homme est responsable de lui-même et ne peut se retrancher derrière un quelconque déterminisme. En naissant, il est similaire à un animal et bien qu’il en diffère déjà par l’esprit, il n’est homme qu’en puissance et ne devient pleinement humain que dans la mesure où il transforme ce potentiel en réalité[7]

Jean-Paul Sartre[8] :  tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi ». On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous[9].

Yeshayahu Leibowitz[10] :« Une pierre placée dans un champ gravitationnel doit nécessairement tomber. De l’eau portée à une température de 100 °C doit nécessairement bouillir. Mais il n’est jamais nécessaire pour un être humain de faire une chose particulière, et ceci quelle que soit la situation où il se trouve. Il peut toujours faire le contraire. C’est vrai de tout homme, de tout groupe humain et de toute réalité sociale et politique ». [11]

Hannah Arendt[12] : La volonté est la seule chose qui ne peut avoir de cause antérieure à elle. Quelle pourrait être la cause de la volonté avant la volonté ? Car soit la volonté est sa propre cause soit elle n’est pas volonté. Il y a quelque chose en l’homme qui peut dire oui ou non aux préceptes de la raison, donc que le fait que je cède à mon désir n’est déclenché ni par l’ignorance ni par la faiblesse, mais par ma volonté, à savoir une troisième faculté[13].

[1] Wikipedia.

[2] Philosophe hollandais du XVIIe siècle issu d’une famille juive marrane.

[3] L’Éthique, Spinoza

[4] Philosophe des sciences d’origine juive, né en Autriche et mort en 1994 à Londres.

[5] « Of Clouds and Clocks », Karl Popper, 1966.

[6] Talmudiste, commentateur de la Mishna, jurisconsulte et décisionnaire du Moyen Âge.

[7] Leibowitz, Entretiens à propos des Huit Chapitres de Maïmonide.

[8] Philosophe et écrivain français.

[9] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme.

[10] Scientifique, philosophe et moraliste de culture allemande. Rédacteur en chef de l’Encyclopaedia Hebraïca

[11] Leibowitz et alii, Peuple, Terre et État, Paris, Éditions Plon, 1995

[12] Politologue et philosophe allemande. Disciple de Heidegger

[13] Considérations morales, 1970, trad. Marc Ducassou, Paris, Rivages-Poche, 1996.

Le darwinisme selon Yeshayahu Leibowitz

Le darwinisme est la théorie de l’évolution du vivant telle qu’elle a été développée au 19ème siècle par le naturaliste et paléontologue Charles Darwin. Depuis cette théorisation initiale elle a connu des variantes, mais a fini par être adoptée par la quasi-totalité de la communauté scientifique sous la forme du néo-darwinisme.

Le chapitre traitant du darwinisme dans l’Encyclopédie Hébraïque[1] est de la main de Yeshayahu Leibowitz[2], tout comme la préface de « De l’origine des espèces »  de Darwin dans la version hébraïque. A la question « croyez-vous au darwinisme ? » Leibowitz répondait « Ce n’est pas que je croie à l’évolutionnisme, c’est que je le sais, exactement comme je sais qu’il y a un continent australien bien que je ne l’aie jamais vu[3] ».  

Chaque individu au sein d’une même espèce peut différer l’un de l’autre par la couleur, la structure, la physiologie, le comportement ou d’autres propriétés. Cette différenciation est particulièrement frappante chez les espèces sexuées, ou il n’y pas d’individus identiques sauf  chez les jumeaux monozygotes. C’est en sélectionnant les caractères héréditaires d’animaux domestiques et de végétaux de culture que les agriculteurs ont réussi à façonner leurs produits de manière à ce qu’ils correspondent à leurs exigences. Les chiens, par exemple, sont tous de la même espèce malgré les différences notables qui existent entre un pékinois et un Saint Bernard. C’est ainsi que Darwin est parvenu à déduire une loi de la Nature à partir de l’observation d’une activité humaine.

Dans la Nature les possibilités de reproduction dépassent de loin ce qui est nécessaire à la survie de l’espèce. Cependant les conditions d’explosion démographique sont rarement réunies parce que quand la nourriture ou l’espace vient à manquer, ce sont les individus les plus aptes à survivre qui l’emportent. Par exemple, des lapins surpris par un renard s’enfuiront dès son apparition, mais les plus lents seront rattrapés et dévorés. Leur lenteur relative ne sera donc pas transmise génétiquement, ce qui fait qu’au fil des générations les renards auront contribué à ce que les lapins courent de plus en vite, ce qui en retour peut affecter les renards eux-mêmes. C’est un des points de départ de la théorie de la « sélection naturelle ». Mais à partir de là le darwinisme a suscité des questions de plus en plus complexes, comme la mutation d’une espèce en une nouvelle espèce ou autres phénomènes biologiques telles que la question de savoir si des caractéristiques acquises peuvent être génétiquement transmissibles.

L’évolution des espèces est un fait qu’aucun biologiste ne peut ignorer. Des formes de vie d’aujourd’hui n’existaient pas naguère, et des formes de vie qui ont existé il y longtemps n’existent plus aujourd’hui. C’est une certitude. Cependant les théories évolutionnistes demeurent problématiques parce que nous ne comprenons toujours pas comment cela fonctionne au niveau génétique, et peut-être même que nous ne le comprendrons jamais si cela ressort de l’énigme de la vie elle-même.

Certains lycées n’incluent pas le darwinisme dans l’étude de la biologie, de la zoologie et de la botanique parce que des preneurs de décision du monde rabbinique  y voient une hérésie, bien que la documentation sur le darwinisme figure parmi les manuels scolaires. Cette situation est intolérable, parce qu’extraire de l’enseignement une matière aussi essentielle que la théorie de l’évolution est une tromperie et un outrage à l’institution scolaire.  Il est vrai que le darwinisme est une science qui a encore du chemin à parcourir, mais c’est à l’enseignant d’éclairer les élèves à propos de questions non résolues et aussi de les mettre en garde contre certaines déductions pseudo-philosophiques dérivées du darwinisme.

Mais se défiler ou faire silence à propos d’acquis scientifiques quels qu’ils soient relève de paresse intellectuelle et de bêtise. Cette attitude est nuisible au l’institution religieuse elle-même, parce qu’elle expose ses établissements à la risée. Cela risque de se retourner contre eux parce qu’il ne fait pas de doute que les élèves auront tôt ou tard accès aux sources en question, et qu’ils finiront par penser que la religion tente d’occulter ou de contrer la recherche scientifique. En plus il s’agit probablement d’une infraction au programme du Ministère de l’Education, qui exige d’inclure la théorie de l’évolution dans les examens de biologie[4].

 

[1] L’Encyclopédie universelle et hébraïque dont Yeshayahu Leibowitz a été le rédacteur en chef pendant vingt ans et a dirigé les 11 premiers tomes.

[2] Décédé en 1994.  Professeur de biochimie, philosophie, neuropsychologie, chimie organique et neurologie, moraliste et érudit de la pensée juive.

[3] Leibowitz lors d’une interview avec le journal Yediot Aharonot en 1993

[4] Extrait d’une lettre de Leibowitz au Ministère de l’Education.

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