GPA: un désastre anthropologique

La question de fond que je me pose concernant à la gestation pour autrui ne se relève pas prioritairement de l’indignation que suscite l’instrumentalisation des corps — qu’il s’agisse des gamètes ou des mères porteuses — ni même sur le caractère sordide de l’industrie qui s’en nourrit. Le marché de la reproduction humaine, avec ses cliniques de luxe, ses contrats transfrontaliers, ses agences d’intermédiation et ses nomenclatures tarifaires, évoque tout ce qu’il peut y avoir d’aveugle dans le libéralisme. Mais il n’est pas impossible, du moins en théorie, d’imaginer une GPA encadrée, régulée et débarrassée de ses excès. Il n’est pas inconcevable qu’un jour, dans un monde soumis aux lois du marché et de la contractualisation de tout lien humain, la GPA soit légalisée partout dans le monde libre, socialement admise et philosophiquement légitimée.

Il est même envisageable que les enfants nés de ce dispositif ne présentent aucune différence notable avec ceux issus de filiations ordinaires. Aimés, éduqués, entourés, ils pourraient n’être ni plus malheureux, ni plus inadaptés que les autres.

Mais c’est là que surgit une question d’un tout autre ordre. Une question plus ancienne, plus radicale, que le droit positif ou les contingences socioéconomiques ne sauraient évacuer : celle du droit naturel. Parce que même si les enfants de la GPA allaient bien, même si les pratiques commerciales se civilisaient, même si les mères porteuses témoignaient d’un consentement sincère et éclairé, subsisterait malgré tout un noyau dur d’interrogation morale. Peut-on, au nom d’un projet parental, priver délibérément un enfant du lien avec la femme ou l’homme dont il est issu biologiquement ? Peut-on fabriquer un enfant sans qu’il n’ait aucun rapport — ni biologique, ni gestationnel, ni symbolique — avec ceux qui seront reconnus comme ses parents ? Peut-on instituer de toutes pièces une filiation contractuelle, pensée d’avance comme telle, au seul motif qu’elle sera ultérieurement comblée par l’affection et les soins ?

À cette rupture biologique s’ajoute une rupture plus profonde encore: la rupture culturelle. L’enfant né par GPA ne reçoit rien — ni chair, ni langue, ni mémoire — de ses parents biologiques. Il est étranger non seulement aux corps dont il procède, mais aussi aux mondes culturels auxquels ils appartiennent. Il n’hérite ni des chants, ni des gestes, ni des prières, ni des cuisines, ni des deuils, ni des fêtes de ses parents biologiques. Il est coupé à la fois de la transmission génétique et de la transmission symbolique, séparé pour toujours de cet héritage.

La culture ne se transmet pas comme un bagage facultatif. Elle imprègne le corps avant même l’apprentissage conscient, elle s’infiltre dans le rythme des mots, dans l’accent, dans le silence des générations. C’est elle qui donne à la filiation humaine sa profondeur, en inscrivant l’enfant dans une histoire plus vaste que lui. Le priver de cela ce n’est pas seulement l’arracher à ses origines biologiques : c’est l’exiler de toute continuité. Et cette discontinuité, aussi bien pensée soit-elle, ne peut qu’altérer quelque chose du lien entre naissance et appartenance.

Cette double discontinuité — biologique et culturelle — rompt avec ce que les civilisations ont toujours considéré comme constitutif de l’humanité : la transmission d’un nom, d’une histoire, d’un lieu dans le monde. Dans la plupart des traditions, la naissance ne suffit pas à faire un humain ; c’est l’inscription dans une lignée, dans une mémoire, dans une langue, qui fait de l’enfant un être situé, un sujet parlant, un maillon dans la chaîne des vivants. Le nom qu’on reçoit n’est pas une étiquette, mais une dette : une manière d’être rattaché à ceux qui nous ont précédés, de porter, même à notre insu, quelque chose de leur passage sur terre.

Dans la tradition juive le nom est un pont entre les générations ; il est souvent celui d’un aïeul, d’un disparu, parfois d’un juste. Donner un nom, c’est faire mémoire. Et faire mémoire, c’est transmettre non seulement des gènes ou des biens, mais un horizon de sens, un récit, une fidélité. L’enfant, même tout petit, reçoit dans le silence du nom l’écho de ceux qu’il n’a pas connus. Il est introduit dans une histoire qui le précède et qui lui survivra. Dans les récits fondateurs, la perte du père n’est pas seulement une absence affective, mais une perte de repères, une errance identitaire.

La GPA, lorsqu’elle déconnecte radicalement  l’enfant de toute origine charnelle et symbolique, produit un sujet sans dette, sans récit, sans mémoire. Elle substitue au mystère de la filiation la transparence du contrat ; au poids des lignées, la légèreté de la commande. L’enfant n’est plus inséré dans une chaîne temporelle — il est affecté à un foyer, choisi pour incarner un désir. Et si ce désir est sincère, il n’en est pas moins solitaire : il n’ouvre sur aucune altérité héritée, sur aucun passé partagé, sur aucune généalogie.

En ce sens, la GPA consacre une forme inédite de déracinement. Elle rompt avec la lente épaisseur des générations, avec la transmission des noms et des traces, pour lui substituer une parentalité immédiatement fonctionnelle. Elle fait de l’enfant non plus le fruit d’une histoire, mais l’objet d’un projet. Et ce glissement, à lui seul, interroge le sens que nous voulons donner à la venue d’un être humain dans le monde.

Ce que cette rupture instaure c’est une forme nouvelle de solitude ontologique. Car si l’enfant n’est plus issu d’un corps donné, ni inscrit dans une lignée, ni relié à une culture particulière, alors il n’est plus advenu depuis un monde, mais projeté dans un espace neutre, sans racines, sans dette ni adresse. Il n’est plus situé : il est assigné. Non pas né de la rencontre imprévisible de deux histoires humaines, mais issu d’une opération planifiée, rationalisée, contractualisée. Cette solitude n’est pas affective, elle est métaphysique. Elle tient à l’effacement de toute altérité fondatrice, de tout ce qui, justement, échappe au contrôle du projet parental.

La filiation, dans toute société humaine, suppose un tiers. Que ce tiers soit la loi, la coutume, la transcendance, la nature ou le hasard, il vient interdire la clôture du désir parental sur lui-même. Il introduit de l’imprévu, de l’inattendu, de l’involontaire — autrement dit de l’humain. Il rappelle que l’enfant n’est pas une production, mais une venue ; qu’il n’est pas le prolongement d’une volonté, mais l’accueil d’une vie autre. En supprimant ce tiers — en faisant de la naissance le simple effet d’un contrat —, la GPA réduit la filiation à une opération binaire : un désir et un objet. Or une telle structure, privée de médiation n’offre aucun recours symbolique face à l’échec, au doute, au conflit ou à la séparation. L’enfant, s’il cherche ses origines, ne rencontrera que des figures disjointes, des donneurs anonymes, des mères porteuses absentes, des accords notariés. Il n’aura devant lui aucun récit fondateur, seulement des procédures.

C’est là que réside peut-être le cœur du problème anthropologique. Car la vie humaine ne se construit pas seulement sur des liens affectifs, mais sur des repères symboliques. L’enfant ne demande pas seulement à être aimé ; il demande à savoir d’où il vient, à qui il ressemble, à quoi il répond. Il interroge, un jour ou l’autre, ce qui le précède, ce qui le dépasse, ce qui l’explique. Et si le monde dans lequel il entre ne lui offre qu’un silence administratif, une fabrication sans mystère, une origine sans visage, alors il devra se construire seul, sans mémoire. C’est beaucoup demander à un enfant.

En définitive, le débat autour de la gestation pour autrui ne peut être tranché à partir des seuls critères de faisabilité, de consentement ou de bien-être. Même encadrée, même éthique, même réussie, la GPA soulève une objection de nature morale et anthropologique : elle rompt la chaîne de la transmission biologique, culturelle et symbolique, au profit d’une filiation construite selon les logiques du désir et du contrat. Ce que nous interrogeons ici, ce n’est pas l’amour que recevront ces enfants, mais le geste premier qui les fait advenir en dehors de toute dette, de toute histoire, de toute mémoire.

Car un être humain n’est pas seulement un sujet de droits ; il est un héritier. Il ne naît pas du seul projet parental, mais d’un monde qui le précède. C’est cela, peut-être, que la GPA rend impossible : non pas la vie, mais l’enracinement ; non pas l’amour, mais la filiation ; non pas l’enfant, mais la généalogie. Et c’est pourquoi cette pratique, même bien intentionnée, même juridiquement cadrée, reste fondamentalement problématique. Non pas parce qu’elle échouerait, mais parce qu’elle réussirait trop bien à produire un enfant sans origine.

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