L’historien israélien Shlomo Sand a publié un essai intitulé Comment le peuple juif fut inventé. Il tente, par cette démonstration, de délégitimer son propre pays en arguant que le sionisme repose sur un mythe, et qu’ainsi le lien entre Israël et les Juifs serait une fiction.
Selon lui, les Juifs ne formeraient pas un peuple, mais des individus épars, liés seulement par une religion. Ils descendraient en majorité des Khazars, un peuple d’Europe centrale converti au judaïsme au VIIIe siècle, ainsi que d’autres convertis venus d’une époque où le judaïsme pratiquait le prosélytisme.
Toujours selon Sand, les Juifs n’auraient pas été expulsés par les Romains après la destruction du Temple de Jérusalem, mais islamisés quelques siècles plus tard par les Arabes. Les véritables descendants des anciens Hébreux seraient donc, selon lui, les Palestiniens d’aujourd’hui.
À ce compte, on pourrait attendre de Shlomo Sand un prochain essai intitulé Comment le peuple palestinien fut inventé, ce qui promettrait une lecture tout aussi passionnante.
Il est vrai que les Juifs sont métissés et divers. Beaucoup de leurs ancêtres, comme Ruth la Moabite, n’étaient pas nés juifs. Ruth fut pourtant l’arrière-grand-mère du roi David, lui-même, selon les Évangiles, ancêtre de Jésus de Nazareth.
Non seulement il n’est pas honteux d’avoir une origine composite, mais c’est la gloire du judaïsme : ne pas revendiquer une race, mais une vision du monde, profondément enracinée dans la terre d’Israël, où elle a vu le jour.
Même si l’on admettait que les Juifs d’aujourd’hui ne sont pas génétiquement ceux de l’Antiquité, il n’en demeure pas moins qu’ils partagent un ensemble de valeurs, une histoire commune et une mémoire tournée vers Sion, dont l’État d’Israël, proclamé en 1948 par le mouvement sioniste et reconnu par la communauté internationale, est l’expression politique moderne.
L’identité d’un peuple est dynamique, culturelle, évolutive — non pas biologique. Sand tente de nier le lien des Juifs à Israël au nom d’une prétendue pureté ethnique. Leur mixité serait, selon lui, une preuve d’incohérence nationale. Mais ce raisonnement essentialiste, qui exige des critères de “pureté” pour reconnaître un peuple, appartient à l’arsenal idéologique de l’extrême droite.
Sand a raison sur un point : avant le sionisme, la religion était le principal lien entre les Juifs. Cependant, même après leur émancipation juridique, amorcée avec la Révolution française, ils ont continué d’être marginalisés par un antisémitisme endémique, jamais entièrement résorbé.
Depuis la rédaction du Talmud au premier millénaire, l’Exil et le Retour occupent le cœur de la pensée juive. Dans les siècles suivants, des débats ont agité le monde juif : fallait-il vivre en Israël ? Fallait-il attendre la venue du Messie ? Devait-on laisser chacun choisir librement ? Mais jamais Israël n’a cessé d’être au centre de l’imaginaire juif.
Aujourd’hui, il n’est plus nécessaire d’invoquer la Torah pour justifier Israël. Sa légitimité juridique repose sur le fait qu’en 1947, l’ONU constatait qu’il existait, en Palestine mandataire, une population juive aspirant à l’autodétermination — droit reconnu à tous les peuples.
Ces six cent mille hommes et femmes, fragiles et précaires, sont devenus, six décennies plus tard, six millions de citoyens d’une nation prospère et démocratique, avec les forces et les faiblesses inhérentes à toute démocratie. Grâce à la réussite du projet sioniste, de nombreux Juifs à travers le monde ont acquis une confiance nouvelle : celle de savoir qu’ils ont désormais une maison.
On a vu, lors d’une cérémonie à Auschwitz en 2003, des petits-enfants de rescapés survoler à basse altitude les camps de la mort à bord de chasseurs israéliens portant l’étoile de David. Il faut avoir cette image en tête pour saisir la portée symbolique et révolutionnaire de la renaissance d’Israël : pour le peuple juif d’abord, mais aussi pour l’Histoire universelle.
L’État d’Israël n’est peut-être pas celui que rêvaient les pères fondateurs. Mais quelle révolution aboutit jamais à l’idéal de ses promoteurs ? Le plus souvent elles ne font que déplacer les malheurs. La révolution sioniste a en tous ca donné naissance à une démocratie vivante qui démontre sa capacité de résilience — même si Shlomo Sand persiste à nier son existence.
Les thèses de Sand ont été réfutées par de nombreux historiens et saluées par quelques-uns. Mais la question n’est pas là. La question est que Sand fait fausse route dès son point de départ : il n’appartient pas aux chercheurs de décider rétroactivement ce qu’un peuple est ou n’est pas sur la base la génétique. C’est aux vivants de définir qui ils sont. Et le peuple juif est vivant.
C’est pour cela que je n’ai pas lu le livre de Shlomo Sand.