Survol de Platon

La Philosophie

La philosophie émerge en Grèce et en Asie Mineure vers le VIème siècle avant J.-C. Bien qu’elle ne soit pas apparue ex nihilo, la pensée rationnelle et méthodique qu’est la philosophie est une innovation propre aux Grecs. Ce qui la distingue des traditions religieuses ou mythologiques d’autres civilisations, c’est que dès le début les philosophes ont cherché à expliquer le monde en ayant recours à la raison. La philosophie est une discipline intellectuelle qui se distingue des systèmes ésotériques et peut s’appliquer à  tous les aspects de l’entendement humain.

Platon

Platon est un philosophe grec du IVème siècle av. J.-C, considéré comme le penseur emblématique de l’idéalisme philosophique. Il est aussi le fondateur de l’Académie[1], l’archétype des universités occidentales, qui a perduré près d’un millénaire à Athènes.  On y enseignait la philosophie, les mathématiques, l’astronomie, la politique et les sciences naturelles. L’objectif de l’Académie était de former les élites de la Cité.

La plupart des textes de Platon ont été rédigés sous forme de dialogues.  Le style est clair et d’une remarquable qualité littéraire. Au cours de ces dialogues les protagonistes cherchent à cerner la Vérité, avec la plupart du temps pour personnage central Socrate, le maître de Platon. Ils abordent les questions les plus fondamentales de la condition humaine, souvent de manière apparemment simple, mais qui, de réplique en réplique, ramène les interlocuteurs à l’essentiel.

« Le Banquet » de Platon est caractéristique de cette méthode. Au cours d’un dîner organisé par le poète Agathon à Athènes, chaque convive est invité à s’exprimer sur l’Amour. Quand arrive le tour d’Aristophane[2], il avance qu’à l’origine les humains étaient des créatures rondes à deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux organes sexuels. Ces êtres étaient parfaits, mais défiaient les dieux. Pour les punir, Zeus, le dieu suprême, décide de les séparer en deux moitiés. Depuis lors chaque être humain est à la recherche de sa « moitié » pour retrouver sa complétude.

Il y a une ressemblance manifeste entre cette fable et l’une des versions qui relate la création de l’Homme dans la Torah:

וַיִּבְרָא אֱלֹהִים אֶת־הָאָדָם בְּצַלְמוֹ בְּצֶלֶם אֱלֹהִים בָּרָא אֹתוֹ זָכָר וּנְקֵבָה בָּרָא אֹתָם

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa.[3] ».

Un commentaire rabbinique[4] en déduit que l’homme originel a été créé par Dieu avec deux faces, un côté masculin et un côté féminin, avant d’être séparé en deux êtres distincts.

רַבִּי יִרְמְיָה בֶּן אֶלְעָזָר אָמַר: בְּשָׁעָה שֶׁבָּרָא הַקָּדוֹשׁ בָּרוּךְ הוּא אֶת אָדָם הָרִאשׁוֹן, אַנְדְּרוֹגִינוֹס בְּרָאוֹ, הֲדָא הוּא דִּכְתִיב  זָכָר וּנְקֵבָה בְּרָאָם

En dépit des apparences, il n’y a probablement pas de lien entre le récit d’Aristophane et celui de la Torah, parce que tous deux  renvoient à des mythes universels qui remontent à l’aube de l’humanité.

Le dualisme ontologique

Pour Platon il y a deux mondes. Le monde sensible, que nous percevons à travers nos sens, et le Monde des Idées, accessible uniquement par l’intellect parce qu’il se situe en dehors du temps et de l’espace. Le Monde des Idées est comparable à un moule qui serait le modèle de toute chose matérielle. Chaque objet n’est donc qu’un décalque renvoyant au Monde des Idées.

Par exemple, l’Idée du cercle est un ensemble de points équidistants d’un centre. Mais un anneau, ou même un cercle dessiné par un compas, n’est jamais qu’une approximation du cercle idéal. S’il n’y avait pas de monde sensible, s’il n’y avait pas d’Univers, cela n’empêcherait pas l’Idée du cercle d’être. Autrement dit l’Idée du cercle n’a pas besoin de support matériel.

Pour Platon l’Idée du Bien est la source de toute connaissance et peut être vue comme un principe divin à l’origine du monde. Dans un de ses derniers dialogues[5] Platon explique que le monde était initialement un chaos (Χάος) une masse informe avant que le Démiurge, sorte de dieu architecte, n’intervienne pour mettre de l’ordre (κόσμος) en l’aménageant sur le modèle du Monde des Idées. Là aussi il y a une ressemblance frappante avec la cosmogonie[6] de la Torah. Le récit de la Création dans la Genèse[7] parle d’un chaos précosmique, le Tohu-bohu (ְוְהָאָ֗רֶץ הָיְתָ֥ה תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ וְחֹ֖שֶׁךְ עַל־פְּנֵ֣י תְה֑וֹםּ), avant que Dieu ne donne de consistance  à l’Univers.

Le platonisme a longtemps dominé la pensée occidentale. Nietzsche disait que Le christianisme, c’est le platonisme du pauvre[8] (Das Christentum ist Platonismus für’s Volk.). On retrouve en effet dans la théologie chrétienne la distinction entre monde sensible et Monde des Idées sous forme de Monde Terrestre et Monde Céleste. C’est d’ailleurs ce qu’exprime Jésus en disant à Ponce Pilate « mon Royaume n’est pas de ce monde »[9].

Autre similitude, Platon enseigne que le corps est le tombeau de l’âme[10] à savoir une entrave à la pureté spirituelle. Dans le sillage de Platon, le christianisme met en garde contre les tentations de la chair qui perturbent la vie contemplative. C’est ainsi qu’avant de se tourner vers le peuple pour lui annoncer l’Evangile, Jésus jeûne pendant quarante jours en guise de rite de purification[11]. C’est  sur ce modèle que l’Eglise valorise l’ascèse. Il est vrai que Moïse jeûne lui aussi pendant quarante jours avant de recevoir la Torah[12],  mais il s’agit d’une préparation pour un événement unique, et ne doit pas inciter le peuple à l’ascèse.

Le monisme

Il existait à l’époque de Platon un courant moniste[13], dont l’atomisme de Démocrite[14], que l’on pourrait qualifier de libertaire dans une perspective moderne[15].

Pour Démocrite, l’univers est fait de particules qui se combinent de manière aléatoire, ce qui explique la diversité des phénomènes naturels. Il n’y a donc ni transcendance ni téléologie chez Démocrite, ce qui rend le monde dénué de sens et le Ciel vide. Il préconisait en conséquence une vie ataraxique, sans religion, loin de la Cité et sans craindre de la mort. Épicure, Lucrèce, Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche s’inscrivent dans cette filiation. Épicure, en particulier, a formulé à  partir de la pensée de Démocrite une philosophie de la vie.

Aussi bien chez Platon que chez Epicure, il s’agit de renoncer à la vanité du monde, mais il y a une différence quant à la finalité. Chez Platon les citoyens sont au service de la Cité et rien ne doit jamais viser l’accomplissement personnel. L’épicurisme, en revanche, aspire au bonheur individuel et à la sérénité. Il prône une vie qui pourvoit aux désirs naturels et nécessaires et a pour valeur suprême l’amitié.

Les divergences entre Démocrite et Platon étaient profondes. Platon aurait même envisagé de faire brûler les écrits de Démocrite en raison de leur matérialisme radical. C’est dans ce sens que leur opposition peut être résumée à une confrontation entre matérialisme et idéalisme.

La Philosophie politique

Selon Platon, la seule vérité à laquelle l’homme est tenu d’aspirer est contenue dans la philosophie, puisque celle-ci  est fondée sur la raison. C’est dans ce sens que le mal n’existe pas et ne peut qu’être l’effet de l’ignorance. Maïmonide reprend cette idée dans le Guide des Perplexes[16], où il réfute la notion de mal comme force active. Pour Maïmonide, tout comme pour Platon et Aristote, seul le Bien existe, dans le même sens que l’obscurité n’existe pas : elle n’est qu’absence de lumière.

Platon développe sa vision politique dans La République, ensemble de dialogues répartis sur dix livres.  C’est là que se trouve la fameuse Allégorie de la Caverne, introduction au dualisme ontologique.

Il s’agit d’un dialogue où le narrateur imagine des prisonniers enchaînés au fond d’une caverne, qui ne voient que le mur qu’ils ont en face d’eux. Hors de leur champ de vision il y a un feu qui projette sur ce mur les ombres d’objets agités par des personnages dissimulés. Les prisonniers prennent ces ombres pour la réalité. Un jour, l’un d’eux se libère de ses chaines. Il se dirige vers la lumière et découvre le feu et les personnages qui l’alimentent. Ensuite il sort au grand jour, et bien qu’ébloui par le soleil il s’adapte peu à peu et prend conscience du fait que les ombres de la caverne n’étaient pas la vérité du monde. Elles en étaient, littéralement, l’ombre

La caverne représente le monde où les hommes sont limités par ce que leurs sens leur révèlent. Les chaînes symbolisent l’ignorance, tandis que les ombres représentent ce que les hommes prennent pour la réalité. Le prisonnier libéré incarne le philosophe qui découvre le monde Idéal en sortant de la caverne. L’ayant trouvé, il retourne sur ses pas et prend sur lui de montrer la voie aux prisonniers, peut-être au péril de sa vie. Il y a une analogie frappante entre cette scène mythique et l’épisode de la Torah au cours duquel le prophète Moïse redescend du Mont Sinaï pour apporter la Loi au peuple Juif.

Platon compare la Cité à un navire. Le capitaine doit être sélectionné pour son expertise et sa sagesse, et non pas pour sa popularité auprès de l’équipage.  Dans le même ordre d’idées, la Cité doit être dirigée par un roi-philosophe, seul à posséder les qualités requises pour une gouvernance éclairée.

L’autorité du roi-philosophe doit être absolue. Ce qui importe le plus c’est qu’il n’y ait personne, ni homme ni femme, qui échappe à l’autorité d’un chef et qu’en temps de paix comme en temps de guerre, tout le monde le suive et se laisse gouverner par lui, jusque dans les plus petites choses[17].

La classe dirigeante  peut  mentir quand il s’agit de l’intérêt de l’État. Ce type de mensonge est réputé « noble » : si celui qui a l’autorité ment pour le bien de la cité, en trompant ses ennemis ou ses concitoyens dans l’intérêt de la communauté, on peut dire qu’il agit correctement ; tandis que si un citoyen en particulier ment à l’autorité, nous dirons que cela constitue une faute[18].

Maïmonide, qui connaissait Platon à travers Aristote: la Torah invite le commun des mortels à croire certaines choses dont la croyance est nécessaire pour la bonne marche de la société, comme par exemple que Dieu est irrité contre ceux qui lui désobéissent, et qu’il faut donc le craindre, le respecter et s’abstenir de le contrarier[19]. Il faut distinguer entre croyances “vraies” et croyances “nécessaires”[20]. Afin que la foi des gens simples se maintienne, la Torah permet qu’ils observent les Commandements dans l’espoir d’une récompense et s’abstiennent de pécher par crainte de la punition [21].

La classe dirigeante doit vivre en communauté, n’avoir ni propriété privée ni famille pour éviter les conflits d’intérêts.

La Cité doit exercer un contrôle strict sur  l’éducation des enfants.  L’art et la poésie sont mal vus parce que ces disciplines cultivent les émotions au lieu de la raison[22]. Les plaisirs des sens sont à proscrire : L’âme pense mieux lorsqu’elle n’est troublée ni par la vue, ni par l’ouïe, ni par là douleur, ni par la volupté[23]

La Cité doit garantir la pureté de la race dans les classes dirigeantes. Seuls les citoyens physiquement et moralement parfaits sont autorisés  à  se reproduire et les mariages doivent être arrangés en fonction de critères eugéniques. Les enfants doivent être élevés en collectivité et ne peuvent jamais connaître leurs parents biologiques.

La Cité doit sur s’aligner sur le Destin, qui lui-même relève du Monde des Idées.  Les lois naturelles, morales et sociales sont consubstantielles au Cosmos[24] et ne peuvent être modifiées. C’est le sens des tragédies grecques qui mettent en scène les violations de l’ordre cosmique par les hommes. Ceux en proie à l’Hubris[25] qui tentent de défier le Destin doivent en payer le prix.

La conception élitiste de Platon de la chose publique peut être comprise comme préfasciste. Karl Popper[26] rendait Platon responsable du stalinisme et du nazisme en démontrant qu’il avait fondé une idéologie de société fermée et anti-démocratique[27].

La Démocratie

« L’apologie de Socrate » est un dialogue où Platon rapporte le procès de son maître. Ce texte est exceptionnel par sa qualité littéraire et son intensité dramatique. Platon y relate de quelle manière Socrate se défend de l’accusation de corrompre la jeunesse en l’incitant au doute philosophique. Le tribunal lui reproche aussi de vouloir introduire de nouvelles divinités dans la Cité[28].  Mais Socrate est déterminé; il  fait preuve d’une intégrité morale et d’une honnêteté intellectuelle inébranlable. Au cours du procès, ses disciples craignent pour sa vie et l’adjurent de tout faire pour obtenir la clémence des jurés. Mais Socrate choisit de mourir plutôt que de renier ses convictions. Bien qu’il trouve la sentence injuste, il n’essaie pas d’y échapper.  Dès lors que le procès s’est déroulé de manière régulière il estime qu’il est de son devoir, en tant que citoyen,  de s’y soumettre.

Après avoir vu son maître condamné à mort par un système où la majorité est la mesure de toute chose, Platon conclut que la démocratie n’est ni juste ni rationnelle, parce qu’elle est sujette à l’inconstance des citoyens. L’idée que la  gouvernance puisse être dépendante d’une opinion majoritaire est une mauvaise conception de l’égalité. Cela met le peuple à la merci de démagogues qui au moyen de la rhétorique finissent par conduire la Cité à l’anarchie.

Dans un passage du dialogue  Gorgias [29], Socrate demande à un sophiste de définir ce qu’est la rhétorique. Celui-ci répond qu’il s’agit de l’art de convaincre. Poussé dans ces retranchements, le sophiste finit par admettre qu’il s’agit d’un procédé et non pas d’une démonstration. Socrate en conclut que la rhétorique ne contribue pas à la recherche de la vérité.

Considérons ce passage de « La République » où Platon critique « l’insatiable désir de liberté » suscité par la démocratie[30]. Il est saisissant d’actualité par sa mise en garde contre un usage excessif de liberté sous pression de l’air du temps. C’est la porte ouverte au relativisme juridique et à la dévalorisation des normes :

N’est-il pas inévitable que dans une pareille cité l’esprit de liberté s’étende à tout ? Qu’il pénètre dans l’intérieur des familles, et qu’à la fin, l’anarchie gagne jusqu’aux animaux ? Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger pareillement. Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s’inquiéter des lois écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. Eh bien ! C’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie. Ainsi, l’excès de liberté aboutit à un excès de servitude, et dans l’individu, et dans l’État.

Bien qu’à notre époque la technologie permette de sonder l’opinion publique de manière quasi instantanée, il faut avoir à l’esprit que les tendances fortes de la société ne sont ni forcement éthiques ni forcement raisonnables ni forcement durables. L’opinion majoritaire ne saurait constituer la boussole de la Loi.

Le référendum, forme de démocratie directe, peut être utile pour vérifier si le pouvoir en place est en phase avec le peuple, mais le recours à ce type de consultation ne doit  jamais tourner au plébiscite.

Tocqueville[31] met dans en garde contre l’idée selon laquelle la majorité serait du côté de l’intérêt général ou de la justice ; autrement dit contre ce qu’il appelait la « tyrannie de la majorité » : Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? A l’opinion publique ? C’est elle qui forme la majorité. Au corps législatif ? Il représente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? Il est nommé par la majorité. A la force publique ? Elle n’est autre chose que la majorité sous les armes[32].

La succession

Aristote, disciple de Platon, s’est distancié de l’utopisme de son maître et a développé une pensée plus en phase avec le réel. Sa doctrine du juste milieu prônait un système combinant monarchie, aristocratie et démocratie. Il soutenait l’initiative individuelle et considérait que l’épanouissement personnel était essentiel au bien commun.

La fresque du peintre Raphaël « L’École d’Athènes » qui se trouve au Vatican montre Platon avec le doigt levé vers le ciel, désignant le Monde des Idées, et Aristote, la main dirigée vers la terre, symbolisant le monde des hommes, le seul que nous pouvons connaître un peu.

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[1] Référence au lieu-dit ou fut crée l’école de Platon. Akademos est le nom  d’un héros de la mythologie grecque.

[2] Poète comique et dramaturge grec contemporain de Platon.

[3] Genèse 1:27

[4] Bereshit Rabba 8:1

[5] Le Timée, dialogue de Platon où il est question de l’origine de l’univers, de l’homme et de la société.

[6] Récit mythologique qui décrit ou explique la formation du Monde.

[7] Genèse 1:2

[8] « Par-delà bien et mal », publié en 1886.

[9] Evangile selon Saint-Jean 18:36

[10] Dialogue « Phédon »

[11] Matthieu 4:2

[12] Exode 34:28

[13] Doctrine qui contrairement au dualisme postule que le monde peut être réduit à un principe unique.

[14] Philosophe grec contemporain de Platon.  Matérialiste en raison de sa conception de l’Univers.

[15] Vision de la société où la liberté individuelle prime, où l’Etat peut être remis en question.

[16] Le titre en français est « Guide des Egarés », mais le « Guide for the Perplexed » en anglais est peut-être plus conforme à l’intention de Maïmonide.  L’original est en arabe.

[17] « La République », Livre V.

[18] « La République », Livre III.

[19] Maïmonide, Guide des égarés, livre III, Chap. 28.

[20] Idem.

[21] Exégèse de la Mishna, Traité Sanhedrin, Chapitre Helek.

[22] Georges Leroux, professeur de philosophie et écrivain québécois.

[23] Dialogue « Phédon ».

[24] Cosmos signifie ordre  en grec.

[25] Sentiment d’orgueil qui pousse à la démesure. L’orgueil qui précède la chute.

[26] Philosophe des sciences du XXe siècle.

Démocrite dénonce le traitement inhumain des esclaves:

[27] Ibid

[28] Socrate invoquait le Daemon, voix intérieure qui lui inspirait son jugement

[29] Dialogue de Platon au cours duquel Socrate débat avec trois sophistes.

[30] République VIII, 5562 b.

[31] Ecrivain, historien, académicien, philosophe et homme politique français.

[32] « De la démocratie en Amérique » chap. VIII.

Schopenhauer ou l’esthétique du pessimisme

Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand de la première moitié du 19ème siècle. Il se situe chronologiquement, et aussi philosophiquement, entre Kant et Nietzsche, en opposition radicale avec son contemporain Hegel, qui croyait en la finalité du monde. L’ouvrage principal de Schopenhauer  s’intitule « Le Monde comme volonté et comme représentation ».

Tout comme Kant, Schopenhauer considère que l’homme ne peut connaître la réalité du monde indépendamment de ce que ses sens perçoivent. Le monde lui  échappe, parce que la représentation qu’il s’en fait est subordonnée à ses capacités cognitives.

La seule chose dont nous en tant qu’hommes avons néanmoins une connaissance absolue, c’est notre propre existence. C’est parce que nous savons que nous existons que nous avons des désirs, et c’est parce que nous avons des désirs que nous souffrons. Le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue[1].  Parmi les désirs il y a l’amour, qui n’est que sublimation de l’instinct sexuel incitant l’homme à se reproduire, et donc à reproduire de la souffrance.  « La passion amoureuse n’a en vue que la procréation d’un individu de nature déterminée [2]».

Le désir est l’effet d’une Volonté à la fois omniprésente et intangible dans le Cosmos, qui est le moteur de tout ce qui existe et de tout ce qui persiste. La Volonté est l’essence du monde et nous anime en se travestissant en désir. Une fois que l’homme en prend conscience il peut y renoncer et atteindre non pas le bonheur, mais la sérénité. L’idéal serait  de mettre fin à l’humanité en s’abstenant de se reproduire. C’est dans ce sens que la philosophie de Schopenhauer est fondamentalement pessimiste.

Dans ces conditions la sagesse que propose Schopenhauer consiste à briser le cycle des désirs et des souffrances par le recueillement esthétique, et à se tourner vers l’art suprême qu’est la musique, qui permet d’accéder à l’âme sans détours. La musique est une métaphysique qui ouvre la voie à la contemplation et annule la  tragédie de la Volonté et donc celle de l’existence.

[1] Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) à Leipzig en 1819.

[2] Ibid.

Qu’est ce que l’art ?

Une connaissance m’a récemment proposé de procéder avec elle à une réflexion sur l’art. Suite à cela j’ai commencé par examiner des œuvres de toutes sortes avec une exigence d’entomologiste, mais sans trouver de réponse. Finalement je me suis dit qu’il ne fallait pas chercher la clé de l’art dans l’art, mais dans l’homme.

Prenons une fleur, et demandons à deux personnes ce qu’elles voient. Elles diront toutes deux qu’il s’agit d’une fleur parce qu’elles connaissent les conventions en vertu desquelles les choses sont nommées. Mais si nous leur demandons d’exprimer ce qu’elles ressentent par rapport à la fleur, ou simplement si la fleur est belle, il n’y a aucun moyen de savoir à l’avance ce qu’elles diront.

L’une pourrait la trouver belle parce qu’elle l’associe à un souvenir agréable, et l’autre parce que la couleur lui plait sans qu’elle sache pourquoi. Elles pourraient d’ailleurs tout aussi bien trouver la fleur laide. C’est ainsi que quand elles s’expriment, c’est la trame de tout une vie qui est sollicitée dans les arcanes de la mémoire pour formuler quelque chose d’apparemment simple.

Nous pouvons donc nous mettre d’accord sur le réel du point de vue épistémologique, mais pas sur l’alchimie de l’imaginaire qui le métamorphose dans le secret de la conscience.

La Nature est insensée, mais l’homme la transcende grâce à son esprit. La matrice de l’art n’est donc pas la Nature, mais la vie intérieure de l’homme.

A partir d’une même réalité deux peintres ne feront jamais le même tableau, deux poètes n’écriront jamais les mêmes vers et deux musiciens ne composeront jamais le même morceau.

L’art, c’est l’aptitude de l’homme à exprimer de manière singulière une vision du monde au moyen du langage. Langage au sens large, c’est-à-dire tout ce dont il dispose pour exprimer sa pensée de manière intelligible.

Chaque homme étant unique, la façon dont il formule son monde est forcément tout aussi unique. Chacun est donc un artiste en puissance. Ce qui différencie les uns des autres n’est finalement qu’une question de degré.

En d’autres mots de talent.

L’Art

Certains pensent que l’art relève uniquement du génie d’individus qui grâce à leurs dons hors-normes expriment quelque chose d’universel. Mais l’inspiration ne surgit pas par génération spontanée. L’art ne relève pas de l’âme d’une seule personne mais de celle d’une civilisation entière. Les créateurs ne sont pas dotés d’une grâce intemporelle venue de nulle part. L’art a ses racines dans la spiritualité des peuples et est l’avatar d’une maturation qui s’étale sur des siècles et parfois des millénaires. Ce sont les couches thésaurisées de l’Histoire qui rendent l’art possible. C’est le temps long de l’Histoire qui nourrit le temps court de la création artistique. Le Premier Homme du récit biblique ne produisait pas d’art parce qu’il se confondait avec l’éternité de la Nature. Ce n’est que quand il a été jeté dans le monde de la mort et du temps qu’il a commencé à créer.  Aussi innovants que soient les artistes ils n’expriment jamais que l’esprit du temps présent aux prises avec le temps passé.

Le « Dialogue des carmélites » et la question de la mort

Le « Dialogue des carmélites » est un scénario de George Bernanos[1] écrit peu avant sa mort. Plusieurs œuvres, dont un film[2] et un opéra[3], ont été réalisés sur base de cet ouvrage sobre et dense. Il s’agit  d’un thème chrétien, mais c’est aussi une réflexion sur la mort, et donc à portée universelle.

Nous sommes en 1789 à Compiègne, en France. Blanche de la Force est une jeune aristocrate qui depuis son enfance vit la peur au ventre. Elle ne se sent pas de taille à affronter la vie en société, et s’en ouvre à son père :

« Je ne supporte pas le monde. Il est à peine vrai de dire que je le crains, le monde est seulement pour moi comme un élément où je ne saurais vivre. Oui mon père, c’est physiquement que je n’en puis supporter le bruit, l’agitation ; les meilleures compagnies m’y rebutent, il n’est pas jusqu’au mouvement de la rue qui ne m’étourdisse, et lorsque je m’éveille la nuit, j’épie malgré tout, à travers moi, l’épaisseur de nos  rideaux et de nos courtines, la rumeur de cette grande ville infatigable, qui ne s’assoupit qu’au petit jour. »

Elle décide de prendre le voile et d’intégrer l’ordre des Carmélites. Elle se nommera désormais « Sœur Blanche de l’Agonie du Christ », et va vivre une existence de prière, de silence et de contemplation.

La mort est la valeur suprême de cette vie monacale. La vie d’ici-bas doit être considérée comme un prodrome à l’au-delà, ce qui revient à se préparer à la mort tout au long de sa vie.

Quand Sœur Blanche arrive au couvent il s’avère qu’il ne reste que peu de temps à la Prieure à vivre. Les Sœurs assistent à son agonie afin d’apprendre comment accueillir la mort le moment venu. Mais quand le médecin fait comprendre à la Prieure que sa fin est proche elle enrage et s’en prend à Dieu:

« Que suis-je à cette heure, moi misérable, pour m’inquiéter de Lui ! Qu’il s’inquiète donc d’abord de moi ! J’ai médité sur la mort chaque heure de ma vie, et cela ne me sert maintenant de rien.  Je suis seule, absolument seule, sans aucune consolation. » Avant de rendre son dernier souffle elle arrache son voile et s’exclame: « Mort… Peur… Peur de la mort… ! »

Ce spectacle surprend Sœur Blanche, mais elle persévère néanmoins dans son intention de passer le restant de ses jours au couvent afin de trouver la paix de l’âme.

La Révolution Française fait rage, et la situation politique se détériore dans tout le pays.  La congrégation du Carmel est mise à mal, les biens du clergé sont saisis et les ordres religieux dissous.  Les Carmélites sont rendues à la vie civile mais conservent le droit de rester vivre au couvent.

Deux ans plus tard les Carmélites sont accusées de cacher au couvent un prêtre réfractaire.  La troupe fait irruption dans le couvent et arrête les Sœurs, sauf la sous-prieure Mère Marie et Sœur Blanche, qui réussissent à s’échapper.

Les Carmélites passent en jugement au Tribunal Révolutionnaire et sont condamnées à mort.  N’ayant plus la possibilité de poursuivre leur vocation elles prononcent le vœu du martyre et accueillent le verdict avec exaltation.

Blanche vit cachée mais est mise au courant du procès et veut à tout prix sauver les Sœurs.   Mère Marie lui rend visite pour l’informer que pour sa part elle a décidé de rejoindre les Sœurs pour se conformer au serment du martyre.  Elle enjoint Sœur Blanche d’en faire autant.  Celle-ci refuse, et s’écrie dans un accès de colère « Mourir, mourir, vous n’avez plus que ce mot à la bouche. Je ne veux pas qu’elles meurent ! Je ne veux pas mourir ! »

Le jour dit les Carmélites sont extraites de la prison pour être exécutées sur la place publique. Sœur Blanche est dissimulée parmi la foule et assiste à la montée des Carmélites vers l’échafaud  en chantant le « Salve Regina ». Soudain elle se fraie un passage pour se diriger d’un pas décidé vers la guillotine sous l’œil médusé des badauds. Elle entonne elle aussi le « Salve Regina à pleins poumons et meurt sans peur avec ses compagnes.

C’est ainsi que la Prieure a vécu sa vie dans la sérénité, mais est morte dans la peur, alors que Sœur Blanche a vécu sa vie dans la peur mais est morte dans la sérénité.

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Il est courant d’entendre que la religion aide à faire face aux vicissitudes de la vie et à neutraliser l’angoisse existentielle. L’espérance d’une vie après la mort serait donc un antidote. Mais le « Dialogue des  Carmélites » nous montre que même quand on s’exerce la vie durant à se préparer à la mort, le moment venu on peut s’insurger contre elle, comme le fait la Prieure.  Mais la vie monacale n’est pas non plus concluante pour Sœur Blanche, qui ne trouve la sérénité que face à la mort.

Pour le croyant « être mort » pointe vers  la vie éternelle, mais cela ne repose sur rien de vérifiable du point de vue épistémologique. Mais quand bien même il y aurait une vie après la mort, il n’y a aucun moyen de savoir si la religion nous y prépare de manière adéquate. Après tout, les scélérats vivent ici-bas une bien meilleure vie que les Justes ,  alors il se pourrait que ce soit pareil dans l’au-delà.

Mais pour l’athée, « être mort » est une expression oxymorique, puisque quand la vie nous quitte on cesse, littéralement, d’être.

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La Torah et la mort :

 «Je prends aujourd’hui à témoin le ciel et la terre : J’ai placé devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Alors choisis la vie afin que tu vives, toi et ta descendance.[4] »

(הַעִדֹתִי בָכֶם הַיּוֹם, אֶת-הַשָּׁמַיִם וְאֶת-הָאָרֶץ–הַחַיִּים וְהַמָּוֶת נָתַתִּי לְפָנֶיךָ, הַבְּרָכָה וְהַקְּלָלָה; וּבָחַרְתָּ, בַּחַיִּים–לְמַעַן תִּחְיֶה, אַתָּה וְזַרְעֶךָ)

Epicure et la mort :

« Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité.

Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus.[5] »

Spinoza et la mort :

« L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la Raison n‘est pas conduit par la crainte de la mort , mais désire le bien directement, c’est-à-dire qu’il désire agir, vivre et conserver son être selon le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre. Et par conséquent, il ne pense à rien moins qu’à la mort; mais sa sagesse est une méditation de la vie[6]

Finalement la peur de la mort n’est peut-être rien d’autre que la peur de vivre.

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[1] Ecrivain français, mort en 1948. Son œuvre essentiellement d’inspiration catholique est aussi teintée d’antisémitisme.

[2] Le « Dialogue des carmélites », film franco-italien de Philippe Agostini et Raymond Leopold Bruckberger.

[3] Le « Dialogue des carmélites »  opéra de Francis Poulenc.

[4] Deutéronome 29:9-30:20

[5] « Lettre à Ménécée »

[6] L’Ethique, Proposition 67.

Sénat de Rome et Knesset de Jérusalem

Avertissement : toute ressemblance entre cet article et l’actualité politique ne saurait être le fruit du hasard.

« Julius Caesar » est une tragédie de Shakespeare qui relate la conspiration contre Jules César, son assassinat et la guerre civile qui s’ensuivit.

Au début de la pièce on voit César au sommet de sa gloire après avoir triomphé des ses ennemis, à l’extérieur comme à l’intérieur. Il est le maître de Rome et dispose de pouvoirs exceptionnels. Ses rivaux craignent qu’à la prochaine réunion du Sénat  il ne se fasse couronner, et ne mette ainsi fin à la République.  Brutus, que César considère pourtant comme son fils, projette avec d’autres sénateurs de l’assassiner à la première occasion. Au jour dit, à peine arrivé au Sénat, César est poignardé en pleine séance par Brutus et ses acolytes, et s’effondre dans une mare de sang.

La rumeur du coup d’Etat se répand dans Rome, et les citoyens affluents vers le Sénat pour apprendre ce qui s’est passé. Antoine, allié de César et rival de Brutus,  demande néanmoins d’avoir la vie sauve afin de pouvoir prononcer l’oraison funèbre de César devant le peuple. Brutus accepte, mais impose de le faire avant lui.

Il commence par un sonore « Romains, compatriotes et amis[1] » et s’emploie à justifier l’assassinat de César au moyen de la rhétorique.  Il met en avant sa loyauté envers Rome, en déclarant « Ce n’est pas que j’aimasse moins César, mais j’aimais Rome davantage » Il déplore que le pouvoir ait fini par griser César au point de lui faire oublier le bien commun. «César m’aimait, dit Brutus, et je le pleure, il fut fortuné, et je m’en réjouis ; il fut vaillant, et je l’en admire ; mais il fut ambitieux, et je l’ai tué » Brutus précise qu’il ne s’est résolu à son geste qu’en désespoir de cause, et assure que cet assassinat a été commis au nom du peuple, et de celui de la liberté.  Il saisit l’occasion pour se profiler en homme d’Etat avec le devoir comme valeur suprême.  Il est acclamé par la foule, acquise à sa cause.

Apparaît alors Antoine, ami d’enfance de César.  Il ne peut contredire Brutus d’emblée, puisque celui-ci vient d’obtenir le soutien populaire. Il commence par un préambule ambigu : « Amis, Romains, compatriotes, prêtez-moi l’oreille. Je viens pour ensevelir César, non pour le louer. Le mal que font les hommes vit après eux ; le bien est souvent enterré avec leurs os : qu’il en soit ainsi de César. »

Antoine déploie son talent pour tenter de retourner l’opinion publique contre Brutus. Il feint d’abord d’être d’accord avec lui, qu’il appelle  « le noble Brutus ». Il le couvre de louanges, et  répète à plusieurs reprises que « Brutus est un homme honorable ». Mais il s’interroge en même temps sur ce qui a bien pu justifier qu’une personnalité aussi éminente ait pu commettre un acte aussi terrible. Il réfute l’argument selon lequel César aurait été trop ambitieux, et rappelle qu’il avait refusé la couronne que lui proposait le Sénat. Il reproche par ailleurs aux Romains d’être ingrats, et leur lit le testament de César, d’où il ressort qu’il lègue leur une partie importante de sa fortune. Pour théâtraliser son plaidoyer, il dépose le corps de César ensanglanté et encore chaud sur les marches du Sénat. Ce geste, ajouté au testament qu’il vient de lire en public, bouleverse la foule qui renie Brutus pour le coup, et repasse du côté d’Antoine.

Les discours contradictoires de Brutus et d’Antoine et la versatilité de la foule soulèvent la question morale en matière de rhétorique. C’est le thème du dialogue[2] de Platon intitulé « Gorgias ».  Au cours de ce dialogue, Socrate demande à  Gorgias de lui donner une définition de la rhétorique.  Celui-ci répond qu’il s’agit de l’art de convaincre. Socrate lui demande quelle en est l’utilité.  Gorgias est embarrassé mais finit par admettre qu’il s’agit d’un procédé, et non pas d’une démonstration. Socrate le pousse dans ses retranchements alors Gorgias concède que la rhétorique vise à l’emporter par les mots, sans lien avec la vérité. Il illustre cela en racontant le cas d’un malade qui refusait le traitement prescrit par son médecin, mais qu’à force d’éloquence il a fini par convaincre. Socrate fait remarquer à Gorgias qu’il a convaincu le malade mais qu’il l’a peut-être induit en erreur. Socrate en déduit que comme la rhétorique peut soutenir tout et son contraire, elle est dangereuse. Elle permet de manipuler les hommes, tout comme quand Brutus et Antoine lors l’oraison funèbre de César.

Il était de notoriété publique à l’époque de Platon que les rhéteurs eux-mêmes prétendaient pouvoir défendre une thèse et l’opposé avec le même aplomb. Mais Socrate juge que la rhétorique est dénuée de valeur si elle ne cherche qu’à convaincre.  Il pose en conclusion que pour qu’elle puisse être considérée comme vertueuse la rhétorique doit être subordonnée à la philosophie, c’est-à-dire à la recherche de la vérité.

Plus de deux millénaires plus tard, Arthur Schopenhauer[3] écrit « L’Art d’avoir toujours raison[4] ». Il passe en revue les stratagèmes qui permettent de convaincre au moyen d’artifices qui font appel aux affects mais sans se soucier du réel. Il cite Aristote : « il n’y a pas d’opinion, si absurde soit-elle, que les hommes ne sont pas prêts à embrasser dès qu’ils peuvent pourvu qu’on puisse les convaincre que c’est une vue généralement admise. L’exemple affecte leur pensée et leurs actions. Ils sont comme des moutons, suivant celui qui porte le grelot où qu’il les mène : il est pour eux plus facile de mourir que de réfléchir. »

« והמבין יבין  », disait Ibn Ezra[5], ce qui donne à peu près « et qui comprend comprendra ».

[1] Traduction de François-Victor Hugo, comme les autres extraits de la pièce de Shakespeare dans cet article.

[2] L’œuvre de Platon se présente généralement sous forme de dialogue philosophique entre personnages.

[3] Philosophe allemand du 19ème siècle, théoricien du concept de Volonté dans la nature.

[4] Traduction Auguste Dietrich

[5] Rabbin andalou du 12ème siècle. Grammairien, traducteur, poète, exégète, philosophe, mathématicien et astronome. Connu pour avoir relevé des incohérences chronologiques dans le Pentateuque.

Peut-on publier Céline ?

Louis-Ferdinand Céline, mort en 1961,  est considéré comme l’un des plus grands écrivains du vingtième siècle. Le problème est qu’il s’est également distingué par un antisémitisme d’une férocité rarement égalée. La maison d’édition Gallimard envisage ces temps-ci de rééditer trois de ses pamphlets anti-juifs parus entre 1937 et 1941. Cette initiative  a  déclenché de vives réactions dans des milieux assez divers, mais qui ont tous pour point commun de s’opposer à cette réédition, même si elle est accompagnée d’avertissements quant à la nature détestable du contenu.

Gallimard sera peut-être sensible aux protestations contre son projet, mais un autre éditeur pourrait tôt ou tard s’en charger. La vraie question qui se pose à ce stade est de déterminer où se situe la sagesse, entre publier ou ne pas publier les écrits antisémites de Céline.

D’abord, il faut savoir que cette prose est disponible sur Internet, le plus souvent sans mise en garde. Ensuite, il faut se demander pourquoi Céline serait l’objet d’un traitement différent que celui dont bénéficient d’autres auteurs antisémites, qui touchent souvent un public autrement plus important que celui de Céline.

Liste non exhaustive de la littérature antisémite disponible en librairie : « La France Juive » de Drumont, « Les Juifs et leurs Mensonges » de Luther, « Le judaïsme dans la musique » de Wagner « Mein Kampf » de Hitler, « Les Protocoles des Sages de Sion », sans oublier Charles Fourier qui écrivait que « Les juifs ne firent aucun pas dans les sciences et les arts, et qui ne se signalèrent que par un exercice habituel de crimes et de brutalités» .

La censure ne fait pas partie des pratiques d’une démocratie digne de ce nom, qu’elle soit le fait de l’Etat ou de groupes de pression, qui, aussi bien intentionnées soient-ils, risquent de faire plus de mal que de bien.

Il ne faut pas s’opposer à ce que Gallimard publie Céline, tout en exigeant que l’éditeur fasse œuvre de pédagogie, et démontre ce que c’est qu’un artiste qui est capable du meilleur comme du pire.

Alain Finkielkraut lâche Renaud Camus

Il faut savoir faire la distinction entre une œuvre et son auteur, que ce soit dans le domaine de l’art, de la littérature ou de la pensée. On peut prendre acte de la grandeur de Wagner dans la musique, de celle de Céline dans le roman ou de celle de Heidegger dans la philosophie tout en gardant à l’esprit la petitesse  morale de ces personnages.

Dans un ouvrage publié en 2000 l’écrivain Renaud Camus relevait ceci : « Les collaborateurs juifs de l’émission « Panorama » de France Culture exagèrent un peu tout de même : d’une part, ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six, ou cinq sur sept, ce qui, sur un poste national ou presque officiel constitue une nette surreprésentation d’un groupe ethnique ou religieux donné ; d’autre part, ils font en sorte que une émission par semaine au moins soit consacrée à la culture juive, à la religion juive, à des écrivains juifs, à l’État d’Israël et à sa politique, à la vie des juifs en France et de par le monde, aujourd’hui ou à travers les siècles. »

Ces mots déclenchèrent ce qu’on a fini par appeler « l’affaire Renaud Camus », tempête médiatique qui aboutit au retrait de l’ouvrage, après quoi celui-ci fut réédité avec des blancs en lieu et place de passages jugés antisémites.

Alain Finkielkraut prit la défense de Camus envers et contre tous, arguant que celui-ci n’avait somme toute qu’émis une opinion comme quoi le service public aurait failli à sa neutralité dans une de ses émissions radio. Il estimait par ailleurs que les détracteurs de Camus qui ne connaissaient pas son œuvre n’avaient pas qualité à le condamner sur base de quelques lignes sorties de leur contexte.

J’étais  adepte de Finkielkraut parce que je lui trouvais un air de prophète d’Israël avec sa manière désespérée de dépeindre l’avenir à la lumière du présent. Mais concernant « l’affaire Renaud Camus » sa position me laissa perplexe.  D’une part il m’était difficile d’admettre que Finkielkraut se trompe, mais d’autre part je ne pouvais faire l’impasse sur ce que me soufflait mon intuition.

Je me suis dit que là où Finkielkraut avait un point de vue, c’était qu’avant de se prononcer il fallait au moins lire Camus. J’ai donc lu « Campagne de France »« Du sens » et « Le Grand Remplacement ». Cela m’a permis de découvrir un écrivain majeur, mais j’ai appris du même coup ses fréquentations, son mini-parti politique et son appel à voter Front National, toutes choses qui n’ont fait que conforter mon idée qu’il s’agissait là d’un « antisémite de basse intensité ». Un antisémite de basse intensité c’est quelqu’un qui n’est pas obsédé par les Juifs, mais qui ne les aime pas parce que cela fait partie de sa culture.

Dernièrement Camus a twitté que  « le génocide des juifs était sans doute plus criminel mais paraît tout de même un peu petit bras auprès du remplacisme global ». Peut-être entend-il par là que le changement de civilisation qu’implique l’arrivée des migrants en Occident est un évènement plus important que la Shoah du point de vue historique.

Réaction de Finkielkraut : «  Je souffre de voir Renaud Camus s’égarer de cette manière. Il veut provoquer un sursaut, résultat, il provoque un haut-le-cœur, même chez les plus clairvoyants.  Renaud Camus appelle à la Résistance, c’est là que je me sépare radicalement de lui.»

Finkielkraut a donc fini par lâcher Camus, mais comment est-il possible qu’il l’ait défendu pendant si longtemps ? Il est vrai que le diagnostic de Camus sur la France d’aujourd’hui a beaucoup en commun avec la pensée de Finkielkraut, mais peut-on être de connivence avec un antisémite du simple fait que l’on partage certaines de ses idées ? C’est une vraie question.

Lettre ouverte à Christine Angot

La polémique autour du clash avec Sandrine Rousseau lors de leur l’émission « On n’est pas couché » a suscité un débat surréaliste. Beaucoup de spectateurs sont intervenus pour commenter les échanges, mais peu nombreux sont ceux qui ont essayé de comprendre la nature du clash lui-même.

Vous faites probablement partie des grands écrivains de notre époque. Vous l’êtes d’abord par votre style, et ensuite parce que vos textes ont le don de refléter le « Zeitgeist », l’air du temps. Vos livres sont comme des morceaux de musique : ils déclenchent une émotion sans que l’on puisse définir au juste pourquoi ni comment.

Mais voilà : vous, comme de nombreux autres écrivains, ne savez pas parler. Quand vous vous exprimez on a l’impression que votre vocabulaire est indigent, ce qui a pour effet que quand vous trouvez le mot ou l’expression qui vous semble juste vous l’asséner sans fin comme si cela pouvait aider à la compréhension.

France 2 a eu tort de vous avoir embauchée comme chroniqueuse. Vous passez mal, et même quand vous êtes intéressante cela a quelque chose de cryptique pour ceux qui ne connaissent pas votre œuvre.

Vous vous êtes comportée de manière détestable lors du clash. S’il s’était agi d’un débat à égalité entre protagonistes vous auriez aurait eu le droit de vous emporter, et même de vous en aller. Mais justement voilà : vous officiez en tant que chroniqueuse engagée pour mener une discussion avec des invités, que ceux-ci vous conviennent ou pas. Vous étiez en situation de pouvoir et en position dominante, ce qui vous permettait certes de dialoguer de manière musclée, mais en aucun cas n’aviez-vous le droit de d’intimer à votre invitée l’ordre de se taire, ni de lui hurler « je vous interdit de… ». Le public l’a bien compris, qui a trouvé opportun de vous huer, non pas en réaction à vos propos, mais bien à votre comportement. Vous n’avez pas supporté ce désaveu – pourtant mérité – et avez déserté le plateau, ce qui était un manquement à vos obligations professionnelles comme aux téléspectateurs.

Vous faites partie de ces écrivains qui ne savent rien faire d’autre qu’écrire, ce qui est à la fois tragique et magnifique. Assumez-le en méditant sur ces vers de « l’Albatros » :

Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher 

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