Woody Allen ou l’ironie du néant

Woody Allen est un Juif new-yorkais qui a façonné une œuvre marquée par la tradition intellectuelle juive — celle de l’humour comme lucidité, du doute comme moteur, de l’angoisse comme matière première. Hérité de la diaspora d’Europe de l’Est, cet humour mêle autodérision, absurdité, ironie grinçante et conscience tragique de la condition humaine. Il se nourrit du sentiment d’être étranger au monde, d’en rire parce qu’on ne peut pas y croire tout à fait, et d’en faire un art de la survie. Cette pensée s’exprime entre raison et passion, harmonie et rage, ordre et transgression, sensé et insensé, réel et imaginaire, angoisse et rire, technique et art, le tout par-delà le bien et le mal.

Chez Allen, le comique n’est jamais pur divertissement : il est le masque bariolé de la panique. Le monde est absurde, la vie n’a pas de sens, Dieu est silencieux ou mort, la morale n’a plus de garant. Rire devient alors un geste réflexe, un réflexe vital : si l’on n’en rit pas, on s’écroule. C’est dans cet entrelacs d’humour et de détresse que se loge la profondeur philosophique de son cinéma.

Les films de Woody Allen mettent en scène, avec insistance, un décalage irréductible entre le désir masculin et l’attente féminine. Ce thème n’est pas toujours au cœur de l’intrigue, mais il la traverse en filigrane. L’homme, chez Allen, est tenaillé par une pulsion sexuelle constante, irrépressible, qu’il doit apprendre à dissimuler pour rester fréquentable. La femme, quant à elle, ne semble jamais vraiment comprendre ce que cette pulsion signifie. Elle peut l’observer, la subir, la suspecter, mais non la ressentir.

Allen inverse parfois les rôles : il crée des personnages féminins qui paraissent adopter une sexualité « masculine ». Mais le scénario finit toujours par les trahir : cette virilité n’était qu’un leurre, une stratégie, ou une ruse de la nature, pour reprendre la formule de Schopenhauer. À l’heure du passage à l’acte ou de l’attachement durable, une divergence fondamentale refait surface.

L’un des motifs les plus récurrents est celui du couple usé, sexuellement tari, où la femme rassure, relativise, évoque des cycles, quand l’homme, lui, s’affole. Il ne peut concevoir une vie d’où le désir serait absent. Il doute, il culpabilise, puis finit par céder à la tentation extérieure. Ce cycle tragique, Woody Allen le filme avec une légèreté apparente, mais une lucidité sans indulgence.

Dostoïevski est sans doute l’auteur qui traverse le plus profondément l’œuvre d’Allen. Le cinéaste ne cesse de rejouer, à sa manière, la question morale posée par Crime et Châtiment : que se passe-t-il dans un monde où Dieu est mort ? Où la faute ne rencontre plus de sanction, ni divine, ni humaine ? Où l’homme peut tuer, aimer, mentir, sans jamais être rappelé à l’ordre par un au-delà ?

Dans Crimes and Misdemeanors, un homme fait assassiner sa maîtresse pour préserver sa vie sociale. Il est accablé de remords… puis il les surmonte. Le monde continue de tourner. Dans Match Point, le jeune ambitieux tue sa maîtresse enceinte, cache le crime et finit même par être récompensé par la vie. Ces films sont des variations modernes sur les dilemmes dostoïevskiens, mais ils suppriment la transcendance. Il ne reste qu’un monde plat, dans lequel la faute est soluble dans le temps.

L’écho des Frères Karamazov résonne: si Dieu n’existe pas, alors tout est permis. Mais Allen ne moralise pas. Il observe. Il constate que la justice ne vient pas toujours. Que la conscience peut être anesthésiée. Que l’homme moderne est capable du pire sans même perdre le sommeil.

Si l’influence de Dostoïevski est narrative, celle de l’existentialisme est conceptuelle. Les personnages de Woody Allen sont des êtres jetés dans un monde sans repères, contraints d’inventer leur vie tout en doutant de sa valeur. Ils cherchent des issues dans l’amour, la sexualité, l’art ou la psychanalyse, mais rien n’apaise durablement leur vertige.

La liberté, chez Allen, n’est pas une promesse, mais un fardeau. Elle condamne l’homme à choisir sans jamais savoir s’il a raison. La responsabilité est écrasante. Le héros de Irrational Man, professeur de philosophie dépressif, en arrive à tuer pour se sentir exister. La pulsion de sens devient pulsion d’agir, même criminelle. Et lorsqu’il meurt, le monde ne s’ébranle pas : il glisse.

Il y a chez Allen une proximité paradoxale avec Kierkegaard : l’homme est seul face à l’abîme. Mais contrairement au penseur danois, il n’y a pas ici de saut dans la foi. Le saut est avorté. L’ironie devient alors la seule transcendance.

Les intellectuels chez Woody Allen sont omniprésents : psychanalystes, professeurs, écrivains, cinéphiles… Tous parlent beaucoup, lisent Freud, citent Kant, mais ne savent ni aimer, ni décider, ni vivre. La culture devient une manière de ne pas affronter le vide. Elle anesthésie l’angoisse sans la dissiper.

Les dialogues brillants masquent des vies manquées. Les références savantes sont des béquilles. Allen montre ainsi que la culture, loin d’être une solution, est souvent une fuite : elle transforme la tragédie en conversation, l’abîme en bon mot. C’est une névrose élégante.

La musique joue un rôle fondamental dans le cinéma de Woody Allen. Elle est plus qu’un fond sonore : elle est l’âme invisible des scènes, leur tonalité secrète. Dans Manhattan, la ville est magnifiée par les envolées de George Gershwin. Dans d’autres films, ce sont les standards de jazz — Duke Ellington, Cole Porter, Louis Armstrong, Benny Goodman — qui enveloppent les dialogues d’une douceur mélancolique.

Allen utilise aussi la musique classique avec intelligence. Brahms dans Another Woman, Mahler dans Crimes and Misdemeanors, ou encore Bach dans Love and Death. Chaque morceau donne une profondeur supplémentaire à la scène, parfois en contraste avec ce qui est dit ou montré. La musique devient un commentaire muet, souvent plus honnête que les personnages eux-mêmes.

L’opéra tient également une place discrète mais signifiante, notamment Puccini et Verdi. Il incarne l’excès des passions, la théâtralité du désir, et souligne souvent l’écart entre le drame vécu et l’apparence sociale.

Le jazz, quant à lui, est le genre le plus emblématique d’Allen : musique urbaine, intellectuelle, improvisée, elle lui sert de refuge, d’échappatoire, et même de mémoire. Dans Sweet and Lowdown, entièrement consacré à un guitariste de jazz fictif, Allen rend hommage à Django Reinhardt tout en explorant la solitude d’un génie incapable d’aimer.

À travers ces choix musicaux, Woody Allen exprime une vision du monde nostalgique : un monde désenchanté, où la beauté existe encore, mais détachée de la vérité, suspendue comme une illusion consolante.

Woody Allen dit dans son autobiographie que son plus grand regret est de n’avoir jamais réalisé un grand film. Mais son œuvre, prise comme un tout, est peut-être ce grand film. Elle ne brille pas par une unité formelle ou esthétique, mais par une cohérence existentielle.

Chaque film est une confession déguisée, un fragment de journal intime. Il y parle de son angoisse, de ses désirs, de sa lucidité. L’ironie n’est pas une posture : elle est la seule manière supportable de dire la vérité. En cela, Woody Allen est peut-être le plus philosophe des cinéastes.

Woody Allen ne cherche pas à réconcilier l’homme avec le monde, mais à l’aider à survivre en l’observant. Il n’a pas construit une doctrine, mais façonné une vision du monde — sceptique, angoissée, lucide, et par endroits lumineuse. Il se tient entre foi et nihilisme, désir et impuissance, morale et relativisme, tragédie et burlesque. L’existentialisme qui affleure dans ses films n’a rien d’abstrait : il est vécu, incarné, souvent autobiographique. Il ne propose pas de solution, mais il formule avec une acuité rare les termes du problème.

Cette pensée filmée, ce doute mis en scène, constitue peut-être l’un des plus beaux témoignages artistiques du désenchantement moderne. En mettant en scène des personnages perdus mais vivants, blessés mais brillants, Woody Allen nous tend un miroir — déformant et drôle — dans lequel chacun peut reconnaître ses propres failles.

Et si l’on rit devant ses films, c’est souvent pour ne pas pleurer.

GPA: un désastre anthropologique

La question de fond que je me pose concernant à la gestation pour autrui ne se relève pas prioritairement de l’indignation que suscite l’instrumentalisation des corps — qu’il s’agisse des gamètes ou des mères porteuses — ni même sur le caractère sordide de l’industrie qui s’en nourrit. Le marché de la reproduction humaine, avec ses cliniques de luxe, ses contrats transfrontaliers, ses agences d’intermédiation et ses nomenclatures tarifaires, évoque tout ce qu’il peut y avoir d’aveugle dans le libéralisme. Mais il n’est pas impossible, du moins en théorie, d’imaginer une GPA encadrée, régulée et débarrassée de ses excès. Il n’est pas inconcevable qu’un jour, dans un monde soumis aux lois du marché et de la contractualisation de tout lien humain, la GPA soit légalisée partout dans le monde libre, socialement admise et philosophiquement légitimée.

Il est même envisageable que les enfants nés de ce dispositif ne présentent aucune différence notable avec ceux issus de filiations ordinaires. Aimés, éduqués, entourés, ils pourraient n’être ni plus malheureux, ni plus inadaptés que les autres.

Mais c’est là que surgit une question d’un tout autre ordre. Une question plus ancienne, plus radicale, que le droit positif ou les contingences socioéconomiques ne sauraient évacuer : celle du droit naturel. Parce que même si les enfants de la GPA allaient bien, même si les pratiques commerciales se civilisaient, même si les mères porteuses témoignaient d’un consentement sincère et éclairé, subsisterait malgré tout un noyau dur d’interrogation morale. Peut-on, au nom d’un projet parental, priver délibérément un enfant du lien avec la femme ou l’homme dont il est issu biologiquement ? Peut-on fabriquer un enfant sans qu’il n’ait aucun rapport — ni biologique, ni gestationnel, ni symbolique — avec ceux qui seront reconnus comme ses parents ? Peut-on instituer de toutes pièces une filiation contractuelle, pensée d’avance comme telle, au seul motif qu’elle sera ultérieurement comblée par l’affection et les soins ?

À cette rupture biologique s’ajoute une rupture plus profonde encore: la rupture culturelle. L’enfant né par GPA ne reçoit rien — ni chair, ni langue, ni mémoire — de ses parents biologiques. Il est étranger non seulement aux corps dont il procède, mais aussi aux mondes culturels auxquels ils appartiennent. Il n’hérite ni des chants, ni des gestes, ni des prières, ni des cuisines, ni des deuils, ni des fêtes de ses parents biologiques. Il est coupé à la fois de la transmission génétique et de la transmission symbolique, séparé pour toujours de cet héritage.

La culture ne se transmet pas comme un bagage facultatif. Elle imprègne le corps avant même l’apprentissage conscient, elle s’infiltre dans le rythme des mots, dans l’accent, dans le silence des générations. C’est elle qui donne à la filiation humaine sa profondeur, en inscrivant l’enfant dans une histoire plus vaste que lui. Le priver de cela ce n’est pas seulement l’arracher à ses origines biologiques : c’est l’exiler de toute continuité. Et cette discontinuité, aussi bien pensée soit-elle, ne peut qu’altérer quelque chose du lien entre naissance et appartenance.

Cette double discontinuité — biologique et culturelle — rompt avec ce que les civilisations ont toujours considéré comme constitutif de l’humanité : la transmission d’un nom, d’une histoire, d’un lieu dans le monde. Dans la plupart des traditions, la naissance ne suffit pas à faire un humain ; c’est l’inscription dans une lignée, dans une mémoire, dans une langue, qui fait de l’enfant un être situé, un sujet parlant, un maillon dans la chaîne des vivants. Le nom qu’on reçoit n’est pas une étiquette, mais une dette : une manière d’être rattaché à ceux qui nous ont précédés, de porter, même à notre insu, quelque chose de leur passage sur terre.

Dans la tradition juive le nom est un pont entre les générations ; il est souvent celui d’un aïeul, d’un disparu, parfois d’un juste. Donner un nom, c’est faire mémoire. Et faire mémoire, c’est transmettre non seulement des gènes ou des biens, mais un horizon de sens, un récit, une fidélité. L’enfant, même tout petit, reçoit dans le silence du nom l’écho de ceux qu’il n’a pas connus. Il est introduit dans une histoire qui le précède et qui lui survivra. Dans les récits fondateurs, la perte du père n’est pas seulement une absence affective, mais une perte de repères, une errance identitaire.

La GPA, lorsqu’elle déconnecte radicalement  l’enfant de toute origine charnelle et symbolique, produit un sujet sans dette, sans récit, sans mémoire. Elle substitue au mystère de la filiation la transparence du contrat ; au poids des lignées, la légèreté de la commande. L’enfant n’est plus inséré dans une chaîne temporelle — il est affecté à un foyer, choisi pour incarner un désir. Et si ce désir est sincère, il n’en est pas moins solitaire : il n’ouvre sur aucune altérité héritée, sur aucun passé partagé, sur aucune généalogie.

En ce sens, la GPA consacre une forme inédite de déracinement. Elle rompt avec la lente épaisseur des générations, avec la transmission des noms et des traces, pour lui substituer une parentalité immédiatement fonctionnelle. Elle fait de l’enfant non plus le fruit d’une histoire, mais l’objet d’un projet. Et ce glissement, à lui seul, interroge le sens que nous voulons donner à la venue d’un être humain dans le monde.

Ce que cette rupture instaure c’est une forme nouvelle de solitude ontologique. Car si l’enfant n’est plus issu d’un corps donné, ni inscrit dans une lignée, ni relié à une culture particulière, alors il n’est plus advenu depuis un monde, mais projeté dans un espace neutre, sans racines, sans dette ni adresse. Il n’est plus situé : il est assigné. Non pas né de la rencontre imprévisible de deux histoires humaines, mais issu d’une opération planifiée, rationalisée, contractualisée. Cette solitude n’est pas affective, elle est métaphysique. Elle tient à l’effacement de toute altérité fondatrice, de tout ce qui, justement, échappe au contrôle du projet parental.

La filiation, dans toute société humaine, suppose un tiers. Que ce tiers soit la loi, la coutume, la transcendance, la nature ou le hasard, il vient interdire la clôture du désir parental sur lui-même. Il introduit de l’imprévu, de l’inattendu, de l’involontaire — autrement dit de l’humain. Il rappelle que l’enfant n’est pas une production, mais une venue ; qu’il n’est pas le prolongement d’une volonté, mais l’accueil d’une vie autre. En supprimant ce tiers — en faisant de la naissance le simple effet d’un contrat —, la GPA réduit la filiation à une opération binaire : un désir et un objet. Or une telle structure, privée de médiation n’offre aucun recours symbolique face à l’échec, au doute, au conflit ou à la séparation. L’enfant, s’il cherche ses origines, ne rencontrera que des figures disjointes, des donneurs anonymes, des mères porteuses absentes, des accords notariés. Il n’aura devant lui aucun récit fondateur, seulement des procédures.

C’est là que réside peut-être le cœur du problème anthropologique. Car la vie humaine ne se construit pas seulement sur des liens affectifs, mais sur des repères symboliques. L’enfant ne demande pas seulement à être aimé ; il demande à savoir d’où il vient, à qui il ressemble, à quoi il répond. Il interroge, un jour ou l’autre, ce qui le précède, ce qui le dépasse, ce qui l’explique. Et si le monde dans lequel il entre ne lui offre qu’un silence administratif, une fabrication sans mystère, une origine sans visage, alors il devra se construire seul, sans mémoire. C’est beaucoup demander à un enfant.

En définitive, le débat autour de la gestation pour autrui ne peut être tranché à partir des seuls critères de faisabilité, de consentement ou de bien-être. Même encadrée, même éthique, même réussie, la GPA soulève une objection de nature morale et anthropologique : elle rompt la chaîne de la transmission biologique, culturelle et symbolique, au profit d’une filiation construite selon les logiques du désir et du contrat. Ce que nous interrogeons ici, ce n’est pas l’amour que recevront ces enfants, mais le geste premier qui les fait advenir en dehors de toute dette, de toute histoire, de toute mémoire.

Car un être humain n’est pas seulement un sujet de droits ; il est un héritier. Il ne naît pas du seul projet parental, mais d’un monde qui le précède. C’est cela, peut-être, que la GPA rend impossible : non pas la vie, mais l’enracinement ; non pas l’amour, mais la filiation ; non pas l’enfant, mais la généalogie. Et c’est pourquoi cette pratique, même bien intentionnée, même juridiquement cadrée, reste fondamentalement problématique. Non pas parce qu’elle échouerait, mais parce qu’elle réussirait trop bien à produire un enfant sans origine.

Sexe, droit et émotion : la morale postmoderne

La sexualité n’est pas un fait neutre. Elle est toujours encadrée, soit par des codes religieux et culturels, soit par des normes sociales et juridiques. Dans certaines sociétés traditionnelles, la perte de virginité hors mariage entre personnes consentantes est considérée comme une abomination. Cette transgression peut entraîner le crime d’honneur, l’emprisonnement, voire la peine de mort. L’acte est condamné non pas en raison d’une violence, mais parce qu’il transgresse un ordre symbolique sacré. À l’inverse, dans le monde occidental, ce même acte ne peut même pas faire l’objet d’un procès-verbal dans un commissariat de quartier. La liberté sexuelle y est devenue la norme, et l’autorité religieuse a reculé devant le primat de l’individu.

De même, l’homosexualité, autrefois passible de sanctions religieuses ou pénales, est désormais reconnue dans le monde occidental comme une orientation légitime, ouvrant le droit au mariage. Ces exemples pourraient laisser croire que la sexualité a été libérée, qu’elle ne relève plus d’aucun sacré, et qu’elle s’inscrit désormais dans une logique contractuelle entre adultes consentants.

Mais cette disparition du tabou religieux n’a pas effacé la sensibilité morale autour du sexe. Elle l’a déplacée. Le socle sacré s’est transféré du domaine rituel vers celui de la psychologie : ce n’est plus l’interdit religieux qui fonde la gravité d’un acte sexuel, mais la blessure intime qu’il peut causer s’il est contraint. D’où ce paradoxe : la sexualité est exaltée comme plaisir suprême lorsqu’elle est librement consentie, et condamnée avec une rigueur extrême lorsqu’elle ne l’est pas. L’écart entre une scène d’amour et une agression sexuelle tient parfois à un mot, une hésitation, un malentendu – mais la réponse judiciaire ou sociale peut être dévastatrice.

Il faut s’interroger : pourquoi l’agression sexuelle suscite-t-elle une telle intensité émotionnelle et judiciaire, parfois plus forte que d’autres atteintes à l’intégrité physique ? Pourquoi la morale conventionnelle distingue-t-elle de manière si tranchée la notion de coups et blessures d’une part, et celle d’agression sexuelle d’autre part ?

Le déplacement du sacré sexuel vers le domaine du consentement a eu pour conséquence que toute ambiguïté en la matière peut briser une carrière ou une réputation. Un simple écart de conduite dans l’espace intime peut suffire à déclencher une chaîne d’événements destructeurs.

Un cas emblématique est celui d’un jeune ministre israélien, compétent et prometteur, invité à célébrer l’anniversaire d’une employée dans les locaux de son ministère. Il lui demande s’il peut l’embrasser ; elle accepte, mais au lieu de lui faire une bise traditionnelle, il lui colle un baiser sur la bouche. Ce geste inapproprié déclenche une tempête médiatique et judiciaire : démission, procès, écoutes téléphoniques, exposition de sa vie privée, et fin de carrière. Le différentiel entre l’intention initiale et les conséquences sociales souligne la sensibilité extrême autour des interactions sexuelles dans l’espace professionnel.

Plus frappant encore, l’exemple d’un journaliste israélien  qui, après une nuit passée avec une admiratrice spontanément venue lui rendre visite, est accusé par elle d’abus sexuel. Il est arrêté, exposé à une violente campagne médiatique et attaqué par une députée féministe notoire. L’affaire est classée faute de preuves, ce qui ne signifie pas pour autant que la justice l’ait déclaré innocent. Cette nuance lexicale – faute de preuves contre absence de culpabilité – suffit à rendre impossible toute réhabilitation digne de ce nom. Cinq ans plus tard, le soupçon persiste, indélébile.

Dans un autre cas, un chauffeur de taxi à Tel-Aviv refuse qu’une cliente fume dans son véhicule. Il l’invite à descendre, elle n’obtempère pas. Il appelle la police, mais elle s’administre à elle-même des claques sonores et hurle au téléphone que le chauffeur l’agresse sexuellement. Par chance, le taxi est équipé d’une caméra, la scène est filmée, et le chauffeur est mis hors de cause ; mais la question demeure : que se serait-il passé sans  vidéo ?

Ces cas révèlent un double dysfonctionnement : d’une part, la facilité avec laquelle une accusation peut détruire une vie avant même toute enquête ; d’autre part, la difficulté – voire l’impossibilité – de poursuivre en diffamation ceux qui auraient menti. Contre-attaquer en justice pour dénonciation calomnieuse est difficile, et la présomption d’innocence est souvent foulée aux pieds.

L’appareil judiciaire, confronté à ces affaires, semble parfois désarmé. Des affaires comme celle d’Outreau ont montré que même les institutions les plus solides peuvent perdre leur sang-froid face à des accusations sexuelles médiatisées. Le soupçon suffit à déclencher une dynamique sociale que ni le droit ni la vérité ne parviennent à contenir.

Pour les mouvements néoféministes, le simple fait qu’une plainte ait été déposée suffit à fonder la croyance dans la véracité des faits. Cette logique inverse la charge de la preuve : ce n’est plus au tribunal de prouver la culpabilité, mais à l’accusé de démontrer son innocence. En théorie, cela vise à mieux protéger les victimes. Mais en pratique, cela ouvre la voie à des dérives où l’intimité devient une zone de péril judiciaire permanent.

Il ne s’agit pas de minimiser la souffrance des victimes d’agressions sexuelles. Ces délits peuvent avoir des effets ravageurs sur celles ou ceux qui en sont victimes. Il arrive que des vies en soient détruites. Mais pour comprendre l’intensité des réactions sociales et psychiques face à ces violences, il faut aller au-delà du seul cadre juridique. Pourquoi un simple contact non consenti, une main posée au mauvais endroit, peut-il être vécu comme une intrusion plus grave qu’un coup de poing ?

Le corps sexuel n’est pas un corps comme les autres. Il concentre une densité symbolique, affective et identitaire unique. C’est le lieu du désir, de la vulnérabilité, de l’intimité la plus profonde. La sexualité, quand elle est librement consentie, est source de joie, de fusion, de reconnaissance. Mais lorsqu’elle est contrainte, elle devient l’expérience d’une dépossession radicale. Ce même geste, selon qu’il est accepté ou imposé, peut provoquer l’extase ou le traumatisme, soulignant que la gravité d’un acte sexuel ne tient pas seulement à la matérialité du geste, mais à son inscription subjective.

Cette fragilité face à la contrainte sexuelle est-elle un fait universel, inscrit dans notre nature, ou bien le produit de notre culture ? Est-ce une construction liée à l’individualisme moderne, ou bien une constante anthropologique ? Malgré la libération sexuelle, il semble qu’un fond de terreur demeure : celle d’être réduit à un objet, de perdre la maîtrise de son corps, de son image, de son intimité.

Cette crainte explique aussi pourquoi certains comportements pourtant non violents – séduction intéressée, jeu de pouvoir sexuel dans un cadre professionnel, pression implicite – suscitent des débats houleux. Lorsqu’une personne subordonnée cherche à séduire un supérieur pour obtenir un avantage, ce n’est pas un délit du point de vue juridique, mais moralement cela interroge. N’y a-t-il pas là aussi une forme de corruption, de manipulation du désir à des fins de pouvoir ? Les frontières du consentement sont alors brouillées, non par la force, mais par les intérêts.

Il y a un risque, dans ce climat, de passer d’un excès à l’autre. Si l’histoire a longtemps été marquée par le déni ou la banalisation des abus sexuels, il serait tragique  de tomber dans l’excès inverse : ériger la sexualité en domaine d’exception judiciaire, où la rigueur de la preuve serait sacrifiée à l’émotion, et la justice à la vengeance symbolique. Une société qui surprotège le sexe parce qu’elle le vénère autant qu’elle le craint reproduit, sous une autre forme, une forme de sacralisation.

Le paradoxe postmoderne tient à ceci : alors même que la sexualité est proclamée libre, émancipée, disponible, elle devient  le cœur d’une réaction sociale d’une intensité inédite. Le sexe n’est plus sacré parce qu’il est divin, mais parce qu’il engage une part de l’identité personnelle que la société moderne érige en absolu. Le consentement est devenu la pierre angulaire du droit sexuel, et c’est autour de cette notion que se rejoue un nouveau puritanisme, cette fois psychologique.

La justice doit être capable de distinguer entre la gravité réelle d’un acte et la charge émotionnelle qu’il suscite. Cela suppose de reconnaître à la fois la profondeur des blessures sexuelles et la nécessité d’un traitement rigoureux, équitable et non idéologique des accusations. C’est à ce prix qu’une société peut articuler liberté sexuelle, protection des personnes et respect des droits fondamentaux.

L’affaire Halimi, l’affaire Bedos : anatomie d’une asymétrie morale

En 2017, Kobili Traoré, un multirécidiviste au casier judiciaire impressionnant — près d’une vingtaine de condamnations pour violences, trafic de stupéfiants, vols et outrages — tue sa voisine Sarah Halimi, une femme juive de 65 ans, après l’avoir rouée de coups et défenestrée aux cris d’« Allahou Akbar ». Malgré l’extrême violence des faits, leur caractère antisémite et son passé judiciaire, Traoré est déclaré pénalement irresponsable. Les expertises concluent à une « bouffée délirante aiguë ayant aboli son discernement », consécutive à une consommation de cannabis. La Cour de cassation décide qu’il ne sera jamais jugé. L’irresponsabilité est admise sans procès pour un homme connu des services de police et sans antécédent psychiatrique.

Cette décision provoque une onde de choc dans l’opinion, d’autant plus vive que la justice semble entériner l’idée qu’un état mental pathologique déclenché par une consommation de stupéfiants peut suffire à échapper à toute forme de responsabilité.

En octobre 2024, Nicolas Bedos[1] est condamné à un an de prison, dont six mois avec sursis, pour une agression sexuelle commise un an plus tôt  lors d’une soirée en boîte de nuit. La plaignante a déclaré qu’il lui avait touché le sexe par-dessus son jean alors qu’il était en état d’ivresse extrême. Bedos est jugé responsable de ses actes. Son état d’ébriété, bien qu’avéré et qualifié d’« extrême », n’est pas retenu comme cause d’abolition du discernement.

Dans un cas, un homme sous l’emprise du cannabis est considéré comme irresponsable après un homicide antisémite atroce ; dans l’autre, un homme ivre-mort est tenu pour responsable d’un acte certes répréhensible mais sans commune mesure avec un meurtre. Ce contraste met en lumière une application à géométrie variable des principes de responsabilité pénale, selon le profil de l’accusé, la nature de la victime et le contexte idéologique.

En 2025, Bedos publie La Soif de honte, où il revient sur sa condamnation, reconnaît les faits, exprime ses remords et interroge sa part d’égarement, de vanité et de culpabilité. Mais il est clair qu’il cherche, à travers ce geste, à recouvrer sa place dans l’industrie du spectacle. Cette démarche est compréhensible du point de vue humain, mais dégradante sur le fond. Au lieu de faire appel et de maintenir sa ligne de défense fondée sur son amnésie en raison de son ébriété, Bedos choisit de se soumettre à la vindicte publique. Il cède à la pression médiatique, qui, dès le départ, a pesé plus lourd que les faits eux-mêmes. Il pose un acte de contrition dans l’espoir de se réintégrer dans un monde où l’aveu public, même arraché, est devenu la condition du pardon social.

Cette capitulation s’inscrit dans une société où s’est installée, aux côtés des tribunaux, une juridiction parallèle : celle de l’opinion, des réseaux sociaux, des plateaux télévisés — où la condamnation est immédiate et sans nuance. Dans cet espace le jugement ne repose ni sur la preuve, ni sur la procédure, mais sur la perception, l’indignation et l’urgence de désigner un coupable. Le procès est remplacé par la confession, le contradictoire par la repentance, et la peine judiciaire par l’exclusion, l’effacement et le bannissement.

Ce modèle de pénitence exige des accusés non pas une défense, mais une adhésion au récit dominant. Tout refus de s’y soumettre est perçu comme circonstance aggravante. C’est pourquoi tant de personnalités mises en cause — acteurs, réalisateurs, intellectuels — finissent par publier leur mea culpa en forme de lettre ouverte, d’essai ou de documentaire. Après le tumulte, un silence ; puis une tentative de retour par l’aveu, le remords et la promesse de rédemption. Mais celle-ci est conditionnée par une humiliation préalable. Elle n’est plus le fruit d’un cheminement intérieur, mais d’un rite  de purification publique.

À l’inverse, certaines figures refusent de se plier à ce rituel d’autoflagellation. Woody Allen, accusé de faits prescrits, n’a jamais consenti à entrer dans ce jeu de la confession publique. Il a continué à travailler, à filmer, à s’expliquer avec constance, sans céder à l’obsession contemporaine de l’aveu. Roman Polanski, dont les faits sont plus anciens et les aveux plus ambigus, a lui aussi maintenu une forme de distance avec cette justice de l’émotion, revendiquant le droit à sa vie d’artiste. Mais c’est précisément ce refus d’une soumission morale qui les rend insupportables aux yeux d’une époque qui réclame la pénitence comme préalable à toute réintégration.

Dans cette nouvelle économie symbolique, il ne suffit plus d’être jugé : il faut s’excuser, publiquement, longuement, et en se rabaissant. Toute tentative de nuance, toute défense, tout rappel de la complexité d’un cas sont perçus comme une insulte à la souffrance présumée des victimes. Seul l’aveu public permet de solliciter une forme de réintégration. Le procès n’est plus un moment de vérité, mais un préambule au théâtre du repentir.

La trajectoire de Bedos prend alors tout son sens : en publiant La Soif de honte, il ne cherche pas tant à reconnaître une faute qu’à reconquérir sa légitimité dans un monde où l’adhésion aux dogmes moraux en vigueur est devenue la condition d’existence. Il paie sa dette non pas à la justice, mais à la morale publique. Mais cette dette-là, justement, n’est sans doute jamais vraiment soldée.

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[1] Dramaturge, metteur en scène, scénariste, réalisateur, acteur et humoriste français.

Belle du Seigneur

Belle du Seigneur d’Albert Cohen n’est pas seulement un roman d’amour manqué ; c’est aussi une comédie humaine féroce, une satire du monde moderne, un traité déguisé sur l’illusion des sentiments et la faillite des idéaux. À travers la passion factice de Solal et d’Ariane, Albert Cohen met en scène une entreprise de démystification : démystification de l’amour, mais aussi du couple, de la société, du prestige, de la religion et des appartenances.

Le cadre bureaucratique dans lequel évoluent les personnages secondaires — et notamment Adrien Deume, mari ridicule et pathétique — constitue un réservoir de moquerie. La Société des Nations, dans le roman, est un théâtre de vanités où les hiérarchies absurdes et les carriérismes minables dévorent les existences. Cohen y règle ses comptes avec les fonctionnaires serviles, les petits chefs pompeux, les bourgeois qui singent l’aristocratie. Le génie comique du roman réside dans cette mise en parallèle de la médiocrité ordinaire et de la prétention sublime : là où la langue est somptueuse, les personnages sont vides ; là où les gestes se veulent nobles, les motivations sont dérisoires.

Dans ce contexte l’amour devient une vaine tentative d’échapper à la médiocrité. Ariane fuit la grisaille de son mariage avec Deume comme on fuit une noyade, mais pour s’échouer ailleurs. Solal, de son côté, tente d’échapper à son vertige existentiel par la possession d’une femme qui l’admirerait sans conditions. Leur union n’est pas un dépassement de soi, mais un refuge narcissique.

Au cœur de cette fresque se déploie aussi une méditation sur le judaïsme et l’identité juive, thème central dans l’œuvre de Cohen. Solal est brillant, déraciné, conscient de son altérité, et tourmenté par la haine que lui voue le monde chrétien bourgeois dans lequel il évolue. Il est l’héritier d’une mémoire blessée, celle de l’exil et du rejet. Mais il est aussi un homme qui cherche à s’intégrer, à séduire, à dominer — et qui finit par se perdre dans ce processus. Ariane incarne à ses yeux l’Occident, le raffinement, la légitimité sociale ; la conquérir, c’est pour lui un acte de revanche, presque de vengeance symbolique contre un monde qui l’exclut. Mais cette revanche est empoisonnée : elle ne lui offre ni réparation ni salut, car elle repose sur le mensonge de l’assimilation.

Albert Cohen interroge ainsi la place du Juif dans l’Europe moderne. Non pas celle du Juif persécuté, mais celle du Juif tenté de renier ses racines pour se faire aimer. La beauté, le prestige, l’amour d’une non-Juive sont autant d’appâts que Solal ne peut s’empêcher de saisir. Et pourtant, plus il s’en approche, plus il s’éloigne de lui-même. Il incarne ainsi la tragédie de l’intégration, qui exige un reniement identitaire.

Il faut aussi noter la puissance ironique du style. Belle du Seigneur n’est pas un roman romantique, mais une parodie du roman romantique. Chaque déclaration d’amour y sonne comme un pastiche, chaque geste héroïque comme une grimace. Cohen joue avec le lyrisme comme un virtuose joue avec une corde sur le point de se rompre. Il écrit avec une lucidité qui ne pardonne rien, pas même à ses personnages les plus aimés. Il observe les ridicules humains avec une tendresse cruelle, un regard à la fois amoureux et désabusé.

Ce roman est hanté par les années 1930, de l’Europe diplomatique à l’agonie, du racisme rampant, des illusions pacifistes et de l’aveuglement collectif. Rien n’est stable dans le monde où évoluent les personnages : ni les nations, ni les alliances, ni les institutions. Le couple Solal-Ariane est un microcosme de cette instabilité : ils se cherchent dans un monde qui se dérobe, et leur amour est aussi fragile que le monde autour d’eux.

Belle du Seigneur est un roman total, baroque, intelligent, cruel. Il ne célèbre pas l’amour : il le met en procès. Il ne donne pas à voir la passion : il montre la passion comme mensonge, comme fiction que l’on joue à deux pour fuir la vérité. À ce titre, le roman est à la fois sublime et désespérant, comique et tragique, somptueux et cruel. Il nous apprend que les grands sentiments peuvent être les masques les plus raffinés du vide — et que le véritable amour, s’il existe, ne supporte ni le mensonge, ni l’orgueil, ni le théâtre.

À la recherche de Proust

Marcel Proust est un écrivain français mort en 1922 à l’âge de 51 ans. Son œuvre principale, À la recherche du temps perdu, est un roman-fleuve en sept tomes et environ 2 500 pages. Le narrateur, double fictionnel de l’auteur, y explore les rapports complexes entre l’art, la mémoire et le temps.

Proust était juif par sa mère, Jeanne Weil, issue de la grande bourgeoisie israélite du XIXe siècle. Bien qu’il ait été baptisé et élevé dans un cadre catholique, il manifesta à plusieurs reprises sa solidarité avec la communauté juive. Il fut l’un des premiers intellectuels à s’élever publiquement contre la condamnation du capitaine Dreyfus, et affirma à cette occasion un soutien clair au sionisme.

Dans la Recherche, la représentation des Juifs est ambivalente. Certains passages ont été taxés d’antisémitisme, mais il s’agit en réalité du regard du narrateur, qui témoigne d’un constat d’échec de l’assimilation. Malgré l’Emancipation, les Juifs demeurent perçus par une partie de la société comme des étrangers.

L’exemple le plus frappant de ce malaise est celui d’Albert Bloch, camarade du narrateur, qui s’efforce de nier ses origines pour se faire admettre dans la haute société. Un jour, sur la plage mondaine de Balbec (inspirée de Cabourg), le narrateur entend des propos virulents contre la « prolifération » des Juifs. À sa grande stupeur, l’orateur antisémite n’est autre que Bloch lui-même. Cette scène absurde illustre le rejet intériorisé et la violence du désir d’intégration.

Le personnage du baron de Charlus incarne quant à lui la décadence de l’aristocratie : homosexuel, paranoïaque, narcissique, il se veut au-dessus de l’Affaire Dreyfus, mais exprime tout de même, dans un langage feutré, une vision radicalement excluante : « Dreyfus aurait trahi la Judée, mais qu’a-t-il à voir avec la France ? » — formulation cynique d’un rejet fondamental.

La Recherche se déroule dans la haute bourgeoisie et l’aristocratie de la Belle Époque, depuis leur apogée jusqu’à leur déclin. Elle constitue une vaste fresque de mœurs, où défilent quelque deux cents personnages, offrant aux sociologues, psychologues et historiens une mine inépuisable. À l’instar de La Comédie humaine de Balzac, des Misérables de Victor Hugo ou des Rougon-Macquart de Zola, l’œuvre de Proust saisit un monde en mutation.

Mais ce n’est pas la peinture sociale, ni la biographie de l’auteur, ni même les péripéties de l’intrigue — quasi absente — qui importent. Ce que Proust dit de l’amour, de la jalousie, de l’homosexualité, de l’antisémitisme, de l’art ou du snobisme, n’est jamais qu’un décor, un prétexte à une méditation plus profonde. La Recherche n’est pas un roman à thèse, ni une critique morale ; Proust n’est pas un moraliste, mais un explorateur de la conscience.

Il n’y a pas de suspense, pas d’événements épiques : seulement des scènes de vie, parfois d’une grande banalité apparente, mais traversées par l’acuité du regard. Les portraits sont souvent impitoyables, empreints de cruauté ou de dérision. Certaines scènes frôlent la satire, comme si l’auteur réglait ses comptes avec ses contemporains.

Ce que Proust cherche, ce ne sont pas les souvenirs eux-mêmes, mais le mécanisme intime par lequel ils ressurgissent, souvent de façon involontaire, au fil du temps. Le véritable personnage de la Recherche, c’est le Temps — non pas le temps chronologique, mais le temps vécu, intériorisé. « Une heure n’est pas qu’une heure », écrit Proust, « c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats ». Ce temps n’est jamais vide : il est toujours conscience de quelque chose.

L’œuvre est un voyage dans la vie intérieure, une expédition dans les méandres de la mémoire. Proust nous y convie comme un explorateur qui, partant d’un filet d’eau, suit les ruisseaux et les fleuves jusqu’à la mer — pour comprendre, au terme du voyage, de quoi la mer est faite. La mémoire est un magma de réminiscences, un matériau brut qu’il s’agit de sculpter.

Un souvenir peut nous bouleverser, mais il ne prend sens que rétrospectivement. Parfois, une sensation présente réveille un souvenir ancien et abolit, l’espace d’un instant, la linéarité du temps. Cette fusion, cette catharsis, est l’expérience artistique par excellence : celle du temps suspendu. Les longues phrases de Proust — parfois jugées interminables, logorrhéiques — reproduisent cette mécanique intérieure, cette pensée associative et digressive qui est celle de la conscience elle-même.

Proust ne décrit pas le réel, mais le rapport que nous entretenons avec lui. D’où le style impressionniste de l’écriture : digressions, incises, métaphores filées, virgules, tirets, points-virgules… Tout cela concourt à une esthétique du détail, à rebours du réalisme littéraire qui prétend restituer la surface du monde.

Une littérature qui se contente de nommer les choses — « le mauvais temps », « une guerre », « un jardin en fleurs » — est une littérature appauvrissante, car elle interrompt la circulation entre le moi, le passé et l’avenir. Le style n’est pas un ornement, mais une condition d’accès à une réalité intérieure que nous risquerions de ne jamais connaître.

Ce moi intérieur, que chacun porte en soi, est inaccessible aux autres par le langage ordinaire. Toute communication fondée sur le « domaine public de la connaissance » — pour reprendre une expression de Yeshayahou Leibowitz — repose sur des codes partagés, sur des conventions. Deux médecins peuvent dialoguer parce qu’ils s’accordent sur des définitions, un langage épistémologiquement fondé. Mais notre moi intime appartient au « domaine privé de la connaissance », inaccessible aux autres.

C’est là que l’art intervient. Car seul l’art permet d’atteindre cette part de nous-mêmes que nous ne connaissons pas encore. « Le véritable livre, dit Proust, existe déjà en chacun de nous. Le devoir de l’écrivain est de le traduire. » L’art nous libère de notre isolement, nous ouvre à d’autres mondes. Grâce à lui, nous découvrons ce que voient les autres — des mondes aussi différents que ceux de Rembrandt ou de Vermeer, dont la lumière continue de nous parvenir longtemps après leur mort.

L’amour, dans la Recherche, est indissociable de la jalousie. Le narrateur confesse que sa relation avec Albertine oscillait entre ennui et souffrance. Il retrouve ici la définition socratique de l’amour comme désir de ce qu’on ne possède pas (Le Banquet). Les hommes de la Recherche n’aiment que celles qui leur échappent, et leur obsession est moins l’amour que la possession.

Toutes les passions amoureuses finissent dans le mensonge, l’habitude ou l’indifférence. Le personnage de Charles Swann illustre ce paradoxe : éperdument amoureux d’Odette de Crécy — une femme vénale et frivole qui ne lui correspond en rien —, il souffre intensément… avant de s’éveiller brutalement : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie […] pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » Mais au tome suivant, on découvre qu’il l’a épousée. Elle est devenue une épouse fade et sans mystère.

La sexualité dans la Recherche est marquée par le trouble, la transgression, le mensonge. L’amour-passion n’existe pas. Ce que Proust décrit, ce sont les illusions, les emballements passagers, les souvenirs embellis. L’amour véritable, s’il existe, est ailleurs.

À la fin de La Recherche, dans Le Temps retrouvé, le narrateur comprend le sens de sa quête. Lors d’une soirée mondaine, il reconnaît à peine ses anciens amis, vieillissants et décharnés. Il comprend que le temps n’existe qu’au passé, que seule la mémoire le conserve — et que sa vocation est d’écrire, pour retrouver le temps perdu.

La Princesse de Clèves ou l’inconstance de l’écrit

Ce qui confère à un texte son universalité — qu’il s’agisse de la Bible, du Roi Lear de Shakespeare ou de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette — c’est peut-être la capacité à susciter une infinité d’interprétations sans que celles-ci s’excluent. Chaque époque, chaque culture, chaque lecteur peut en proposer une lecture nouvelle, sans invalider les précédentes. À l’image de la Bible, qui a produit des siècles d’exégèse, ou du théâtre élisabéthain, dont la richesse symbolique autorise sans fin de nouvelles mises en scène, La Princesse de Clèves appartient à cette catégorie d’œuvres où les strates d’interprétation ne se détruisent pas mais s’accumulent. Elles constituent un palimpseste, un corpus autonome qui dépasse de loin l’intention de l’auteur.

À une première lecture, pourtant, l’ouvrage semble peu engageant pour le lecteur contemporain. Les péripéties de La Princesse de Clèves paraissent artificielles ; elles évoquent davantage l’univers codé des contes de fées que celui des passions humaines. Les réactions des personnages — leur loyauté excessive, leur constance irréaliste — obéissent à une convention selon laquelle les individus sont entiers, fixes, prévisibles. Cette fixité rappelle l’esthétique du XVIIe siècle, fondée sur la clarté, la mesure et l’ordre. Selon cette logique, le récit se déroule sans surprise : chaque personnage est prisonnier de son rôle, comme ces types sociaux que Molière croquait dans ses comédies, mais sans le contrepoint du ridicule. Tout semble écrit d’avance, et nul n’échappe à son destin.

Il faut donc se rappeler que nous lisons un texte né il y a plus de trois siècles, à une époque où la littérature servait aussi à édifier. Sinon, la tentation est grande de conclure que l’histoire est mièvre, invraisemblable et naïve, et que l’intérêt qu’elle suscite est avant tout historique : l’étude d’une œuvre qui marqua la naissance du roman psychologique en France.

L’intrigue est d’une simplicité déconcertante : une jeune aristocrate, éduquée dans la rigueur morale par une mère toute-puissante, épouse sans amour le Prince de Clèves. Elle se croit tenue à une fidélité absolue, non seulement en actes mais en pensées. C’est pourquoi, lorsque le Duc de Nemours éveille en elle un sentiment qu’elle réprouve, elle confesse à son mari son inclination secrète. Ce dernier, tout autant par amour sincère que par jalousie pathologique, se consume de douleur et meurt prématurément.

Veuve, la Princesse persiste à refuser les avances du Duc de Nemours. À ses yeux, leur amour serait profané par la banalité d’un mariage mondain, et elle doute, en bonne disciple du pessimisme moral de son époque, de la constance de son amant. Elle choisit l’austérité et la solitude.

Le lecteur moderne, habitué à d’autres représentations du désir — de l’ambiguïté proustienne aux brûlures de Marguerite Duras —, peut difficilement s’identifier à ce tableau figé. Mais une autre lecture est possible, plus corrosive, plus libre : celle d’une Madame de Lafayette ironisant sur les conventions sociales de son temps. Car peut-être, derrière la rigueur affichée de son héroïne, faut-il lire une stratégie de dissimulation.

Imaginons que Madame de Lafayette n’ait pas écrit un éloge de la vertu, mais au contraire une subtile subversion de l’ordre établi. Que la Princesse de Clèves, loin d’être une martyre de la morale, soit une figure de rébellion froide. Une femme lucide sur l’hypocrisie masculine et sur la vacuité des promesses d’amour éternel. Que son aveu à son mari ne soit pas un acte de droiture, mais une manœuvre pour se libérer d’un homme jaloux, possessif, étouffant. Une façon d’accélérer un destin qu’elle déteste, en provoquant une catastrophe libératrice.

Selon cette hypothèse, la Princesse manipulerait son entourage avec un art consommé de la dissimulation, à l’image des héroïnes plus tardives du roman noir du XIXe siècle. Elle bernerait sa mère, son mari, son amant, et conquérirait, sous couvert de vertu, une liberté inédite : celle de vivre seule, hors des contraintes conjugales et mondaines. Non par dévotion à une quelconque ascèse, mais par goût souverain pour l’indépendance.

Dans cette lecture, la Princesse de Clèves n’est pas si éloignée d’autres héroïnes littéraires plus ambiguës. Elle annonce, par certains aspects, Manon Lescaut de l’abbé Prévost, pour qui l’amour n’est jamais détachable d’une stratégie de survie. Mais elle rappelle aussi, par sa froideur calculée, la Madame de Merteuil des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos — autre œuvre en trompe-l’œil, où l’apparente défense des mœurs cache une démolition féroce des idéaux de fidélité et de constance.

La Princesse de Clèves et Manon Lescaut pourraient alors être vues comme les deux faces d’une même médaille : l’une parée des vertus de l’honneur, l’autre de la liberté du désir ; mais toutes deux dessinant, à leur manière, la silhouette d’une femme insoumise à l’ordre des hommes.

Ou, pour le dire plus crûment : deux faces d’une même fesse.

L’Abbé Pierre en odeur de sainteté

Roger Garaudy est un philosophe français décédé en 2012. Il fut successivement communiste, antisémite, protestant, antisémite, catholique, antisémite, musulman, antisémite, négationniste, antisémite, révisionniste et antisémite.  En 1995  il publiait  « Les Mythes fondateurs de la politique israélienne[1] », ouvrage où il accusait les Juifs d’instrumentaliser la Shoah. Deux ans plus tard il était condamné pour contestation de crimes contre l’humanité, diffamation à caractère racial et incitation à la haine raciale.

Qui se ressemble s’assemble, dit l’adage. Garaudy avait donc tout naturellement l’Abbé Pierre[2] pour ami et frère d’armes dans son combat antijuif. Les deux avaient la passion antisémite chevillée au corps. Mais comme l’Abbé Pierre avait pour lui d’être une grande figure de la lutte contre la pauvreté, sa judéophobie passait pour un péché mineur, et peut-être même pour un péché mignon chez certains coreligionnaires.

Mais l’Abbé Pierre risque maintenant d’être  anathématisé du point de vue moral.  Selon un rapport d’Emmaüs il abusait systématiquement de la vulnérabilité de personnes avec lesquelles il venait en contact dans le cadre de ses charitables activités. Il donnait du pain en échange de faveurs sexuelles, sa vocation de sauveur étant plutôt de nature hormonale que chrétienne.

Suite au rapport d’Emmaüs, son directeur général confirme que l’Abbé Pierre était un prédateur sexuel. De nombreuses femmes, dont des mineures au moment des faits,  l’accusent de violences diverses et variées. Il s’avère que dès les années 1950 l’Abbé Pierre était déjà au cœur d’affaires de mœurs, notamment au Canada et aux États-Unis. A chaque fois elles étaient étouffées, notamment grâce au soutien discret de dignitaires de l’Eglise. Ces agressions ont duré un demi-siècle sans que personne ne s’en émeuve Urbi et Orbi.

Mais les choses ont changé, et la plupart des institutions liées au Mouvement Emmaüs prennent maintenant des mesures pour effacer la mémoire, et même le nom, de l’Abbé Pierre partout où cela dérange. Le scandale est avéré, et les regards sont désormais tournés vers ses victimes déclarées, en attendant que d’autres  se déclarent, ce qui ne saurait tarder.

Mais ce qu’il faut retenir de cette histoire, c’est que l’antisémitisme viscéral de l’Eglise catholique, apostolique et romaine dont l’Abbé Pierre était porteur, n’a jamais empêché ces mêmes institutions de le tenir en odeur de sainteté, alors que cela faisait des décennies que cette odeur était nauséabonde pour qui avait l’odorat un tant soit peu sensible.

***

[1] Chez « La Vielle Taupe », Editeur de l’ultragauche spécialisé dans des textes négationnistes.

[2] Cofondateur du mouvement Emmaüs, comprenant la Fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés.

Question sans réponse.

Il y avait dans sa voix un sourire difficile à situer. Quelque chose entre l’ironie et la provocation. Elle avançait à l’équilibre, comme souvent.

« Raphaël chéri. Si je te disais que tu es mon genre, il se passerait quoi exactement ? »
La phrase semble flotter, presque jetée là pour s’amuser, elle est en réalité soigneusement composée. Ce qu’elle propose ce n’est pas une vérité, mais l’illusion d’un possible : elle ne dit pas qu’il est son genre, elle dit qu’elle pourrait le dire. Et cette possibilité — cette suspension entre le vrai et le feint — devrait suffire à le faire réagir.

C’est un signal codé, destiné à susciter une réponse. Elle veut le pousser à se dévoiler, à exprimer un désir — même timide — sans avoir à faire le premier pas. Elle sait qu’il aimerait être désiré, et que cela pourrait suffire à le faire parler. Il s’agit de sonder sans se compromettre. Elle cherche à cartographier le désir qu’elle suscite. Mais il ne dira rien si elle ne donne rien. Alors elle donne juste assez — une hypothèse, un conditionnel, une brèche.

« Si je te disais que… une femme, pas moi… »

Lorsqu’elle détourne la question ce n’est plus elle qui est en jeu. Elle disparaît derrière une hypothèse, tout en continuant de manipuler le réel. Cette femme imaginaire est une figure d’extraction : elle permet de maintenir l’interrogatoire en feignant de ne pas en être l’origine. Mais elle est, bien entendu, partout dans la question.

Virginia ne redoute pas tant le désir que la dette qu’il crée. Elle ne veut pas recevoir un sentiment qu’elle n’a pas l’intention de rendre. Elle veut jauger, peser, tester. Ce qu’elle attend de Raphaël, c’est qu’il s’expose pour l’observer.

Raphaël perçoit la tension, les faux-semblants, les pièges. L’espace est verrouillé : il ne peut répondre que sur un mode désamorcé. Il ne veut pas être l’objet d’un jeu dont il ne maîtrise pas les enjeux. Il ne veut pas être celui à travers lequel une femme vérifie sa capacité à plaire. Il voudrait parler vrai — mais pas au prix d’une fausse réciprocité. Il comprend que la scène est construite pour extraire un aveu, alors il ne donne pas prise.

Elle ne veut pas entrer dans une relation, mais s’assurer qu’elle le pourrait si elle le décidait. Le désir de l’autre, ici, n’est pas une promesse d’avenir, mais une gratification immédiate. Lui ressent une fatigue ancienne. Il connaît ces fausses ouvertures, ces conversations où celui qui parle, perd.

À la fin de l’échange, elle laisse tomber « Raphaël… ». Un prénom sans suite, sans intonation, suspendu. Cela aurait pu être un appel, mais c’est une conclusion. Elle est allée au bout de ce qu’elle pouvait contrôler mais quelque chose en lui s’est dérobé. Non pas un repli, mais une absence nouvelle.

Ils échangent encore quelques mots sur un ton égal. Ils parlent pour conclure, par politesse, par habitude. Elle sourit, lui aussi, mais leurs regards ne se cherchent pas.

Ce n’est pas une histoire avortée, c’est une exploration en surface. Rien n’est trahi, rien n’est donné. A peine frôlé, puis écarté. Un choix partagé, somme toute : rester du bon côté du miroir.

Colette Avital ou l’emprise du passé

Colette Avital est une femme politique israélienne aujourd’hui à la retraite. Elle a été ambassadeur, consul général, députée, vice-présidente de la Knesset, et candidate à l’élection présidentielle.

Dans une interview au journal Haaretz, elle a récemment relaté qu’elle avait subi il y a près de quarante ans du harcèlement sexuel de la part de  Shimon Peres, Président de l’Etat et Prix Nobel, décédé en 2016. Par la suite ils ont néanmoins collaboré au plan professionnel, et Avital ne s’est jamais exprimée en public à propos des méfaits qu’elle impute maintenant à Peres.

Cette accusation est problématique, parce que si ce qu’Avital avance est vrai, elle n’est pas en mesure de le démontrer, et si elle ment, Peres n’est pas en mesure de se défendre.

Quoi qu’il en soit, le chanteur israélien Nissim Garamè, ami juré de Peres, a appelé les proches du défunt Président à faire entendre leur voix pour défendre sa mémoire. Il a en tous cas fait entendre la sienne, et a déclaré sans équivoque qu’il ne croyait pas Avital, qui d’après lui doit l’ensemble de sa carrière à Peres, sans lequel « elle aurait été employée de supermarché » (sic).  Il est convaincu qu’il s’agit d’une opération de relations publiques destinée à promouvoir l’ouvrage autobiographique d’Avital.

Rina Mazliah, journaliste vedette d’une des principales chaines de télévision, a invité Avital sur son plateau pour qu’elle s’explique sur ses allégations.   En guise de préambule la journaliste a salué le « courage » d’Avital sans que l’on puisse saisir en quoi il est courageux d’accuser un mort,  d’autant que ce genre de « révélation »  est plutôt populaire de nos jours. Mazliah s’est contentée de  présenter Avital comme « victime »  (et non pas comme plaignante), faisant l’impasse sur la présomption d’innocence due au disparu. Elle a bien entendu le droit de croire ce qu’elle veut,  mais un minimum de décence n’aurait pas nui à la qualité de son émission.

Guy Peleg, ce vigoureux zélote du politiquement correct, est un journaliste et commentateur spécialisé en matière juridique.  Il s’est exprimé à ce sujet en disant qu’il était enclin à croire Avital du fait qu’il ne voyait pas quel pourrait être son intérêt de formuler des accusations invérifiables. Il n’a cependant pas précisé dans quelle mesure il a cherché à vérifier.

Il y eut à l’époque une rumeur selon laquelle Avital et Peres entretenaient une liaison secrète, ce que les intéressés ont toujours nié.  Par ailleurs les deux ont été de farouches rivaux lors  des élections présidentielles de 2007, que Peres à fini par remporter.

Ces épisodes ont peut-être laissé des traces douloureuses chez Avital, qui maintenant éprouve le besoin de faire le point auprès du public.

Eric Zemmour et sa France

L’ouvrage « La France n’a pas dit son dernier mot » d’Eric Zemmour est une succession de scènes de vie d’un journaliste politique qui s’étale de 2006 à 2020. Pour ceux qui ne goutent pas ce genre de chronique mais qui ont néanmoins la curiosité de comprendre Zemmour, je recommande l’introduction de l’ouvrage,  et aussi sa conclusion.  C’est là que se trouve condensé l’essentiel de sa pensée.

J’ajoute que lire cet ouvrage en tant que Juif est la meilleure manière de n’y rien comprendre. C’est pour cela que je me suis efforcé de le faire comme si j’étais un Français qui se sentait français.

Voterais-je pour Zemmour si j’en avais la possibilité ? Sans doute que non. Mais voterais-je pour Zemmour s’il y avait un Zemmour israélien ? Sans doute que oui.

Dans l’introduction du livre on trouve résumée la doxa du « politiquement correct »  en dix points :

1) La race n’existe pas, mais les racistes existent.

2) Seuls les Blancs sont racistes.

3) L’identité – qu’elle soit ethnique ou sexuelle – ne doit pas être figée.

4) L’école a pour seule mission de lutter contre les inégalités.

5) La virilité est toxique.

6) L’islam est une religion d’amour.

7) Le capitalisme et le patriarcat tyrannisent les femmes comme ils détruisent la planète.

8) Il n’y a pas de culture française, il y a des cultures en France.

9) L’immigration est une chance pour la France.

10) La France ne peut rien sans l’Europe.

Le livre se termine par un chapitre en forme de conclusion. Le dernier paragraphe est à la fois un hommage à la France et un appel aux Français:

«Nous sommes engagés dans un combat pour préserver la France telle que nous la connaissons, telle que nous l’avons connue. Ce combat nous dépasse tous et de lui dépend l’avenir de nos enfants et petits-enfants. Il concerne aussi ceux qui nous ont précédés, qui ont forgé la France dont nous avons hérité, la France si belle que nous aimons et que le monde entier admire, ces ancêtres à qui nous devons reconnaissance et respect, alors que nous ne cessons de les abreuver d’insultes et de reproches, ces ancêtres à qui nous devons de préserver la France telle qu’ils nous l’ont léguée. Nous sommes là pour perpétuer l’histoire de France. Pour ceux d’hier et ceux de demain, il ne s’agit plus de réformer la France, mais de la sauver. La France n’a pas dit son dernier mot.» 

Merav Michaeli ou le monde du contraire

Merav Michaeli est une journaliste et femme politique israélienne de 54 ans. Elle est députée du parti travailliste depuis une dizaine d’années, et en exerce actuellement la présidence. C’est une néoféministe radicale qui se revendique « child-free » (sans enfant par choix). Elle pense que le statut de mère est un fardeau, qu’il est source d’inégalité et qu’il constitue un handicap pour la vie professionnelle. Par ailleurs Michaeli est opposée à la GPA[1] (gestation pour autrui), estimant que la location d’utérus relève d’un trafic de femmes.

Michaeli estime que la cellule familiale est un lieu toxique pour beaucoup d’enfants, et qu’ils devraient être enlevés à leurs parents biologiques dès la naissance pour être confiés à l’Etat. Celui-ci se chargerait ensuite de les placer auprès de personnes dûment habilitées à les élever [2].

Michaeli est par ailleurs d’avis que la société devrait supprimer l’institution du mariage, celle-ci étant un vestige d‘une époque où les femmes n’avaient pas de droits[3].

Michaeli, ayant une large audience en Israël, doit avoir influencé de nombreuses femmes à être comme elle « childfree ». Mais la semaine dernière, coup de tonnerre dans un ciel rose : on apprend que Michaeli et son compagnon ont payé une mère porteuse pour mener à bien une grossesse pour leur compte.

Il n’est pas clair si l’embryon transplanté dans cette mère porteuse est génétiquement celui de Michaeli et de son compagnon. Interrogée sur son revirement, Michaeli déclare à la presse qu’elle n’a pas changé d’avis concernant la maternité, mais affirme avoir cédé au désir d’enfant de son compagnon. Aux dernières nouvelles elle n’a pas été soumise au détecteur de mensonge après cette déclaration.

Michaeli n’en est pas à son premier reniement : le parti travailliste qu’elle préside est depuis les origines du mouvement sioniste l’un de ses pionniers les plus illustres. C’est le parti de Ben Gourion, d’Itzhak Rabin et de nombreux autres héros d’Israël. Or Michaeli a décidé de donner un siège à la Knesset à Ibtisam Mara’ana, cinéaste antisioniste qui d’après ses propres dires aurait aimé écrire un scénario où elle imaginerait la destruction de la ville de Zikhron Ya’akov et expédierait ses habitants en Pologne ou aux Etats-Unis, tout en précisant que les Juifs sont un peuple lâche, cupide et dominateur.

Michaeli, femme de gauche, est actuellement ministre dans un gouvernement dirigé par un Premier ministre de droite. A la réflexion c’est logique dans le monde du contraire de Merav Michaeli.

[1] Cet article de 2013 cite le point de vue de Michaeli sur la GPA :

 אני רואה את זה כדבר מאוד מאוד בעייתי, סוג של סחר בגוף של נשים שמתבצע בחדווה שלא מתקבלת על דעתי. האופן שבו אנשים שאין להם יכולת להביא ילדים לעולם פונים לאישה שצריכה לעבור טיפולים הורמונליים, הריון ולידה עם כל מה שכרוך בזה ואז למסור את הילד, איך להגיד זה, זה לא נראה לי כסביר. הרי מי שעושות את זה הן נשים שזקוקות נואשות לכסף, זאת אומרת אלמנט הבחירה פה הוא קצת מפוקפק  לא בכדי חברות הפונדקאות הגדולות הן בכל מיני מקומות נחשלים בעולם בהן הנשים מוחלשות באופן דרמטי. גם במדינת ישראל מי שעושה פונדקאות זקוקה מאוד לכסף, והתמורה שנשים מקבלות עבור פונדקאות היא לדעתי ממש לא בפרופורציה למחיר שהן משלמות בגוף ובנפש על התהליך הזה. »

« אני חושבת שמי שלא יכולה ללדת ונורא רוצה ילדים וילדות הדבר ההגיוני לעשות הוא לאמץ ולא ללכת לפונדקאות, ואני אומרת את זה בלי שום הבדל מגדרי. אבל אם מותר בישראל לעשות פונדקאות אז זה צריך להיות נגיש לכולם. להגיד לך שזה מאבק שאני אנהל בשמחה- פחות. יחד עם זאת, ודאי שלא אתנגד לזה ואהיה שותפה. לעומת זאת, מה שאני כן אנהל בשמחה רבה ובמאמץ גדול זה את השוואת תנאי האימוץ. אין ספק שזה דבר שחייב להיעשות ואנחנו נעשה אותו בהקדם. שלי, ודי גבוה

המשפחה הגרעינית, כפי שאנחנו מכירים אותה, היא המקום הכי פחות בטוח לילדים

 המדינה צריכה להציע שני הסכמי ברירת מחדל: אחד הוא המשמורת על הילדים. לילד יכולים להיות יותר משני הורים; הם לא חייבים להיות הוריו הביולוגיים בהכרח, ותנאי נוסף שלדבריה המדינה אמורה לקבוע הוא שאדם שיזכה להיות הורה לילד יהיה חייב לעמוד בקריטריונים שהמדינה תפקח עליהם, ובמסגרתם ציינה כי  זה צריך לכלול הרבה חופש עבור הילד, להיות מי שהוא או היא

[3] Il s’agit d’un discours d’une vingtaine de minutes à la télévision australienne, où Michaeli plaide pour l’annulation du mariage, arguant que cette institution n’a d’avantage que pour les hommes. Ce discours se termine par un appel vibrant aux femmes les exhortant à ne pas se marier:

« We must cancel marriage, so we can have a new dream, or better yet, many kinds of new dreams. And until then, create your own agreements, have your own arrangements, but, needless to say, don’t get married.

GPA pour tous en Israël

La GPA (gestation pour autrui) est une technique médicale consistant à transplanter un embryon dans l’utérus d’une femme pour le compte d’autrui. La mère porteuse n’a ni droits ni devoirs envers l’enfant à venir. Une fois qu’elle a accouché, elle cède le nouveau-né à la contrepartie selon des modalités convenues à l’avance de manière contractuelle.

La GPA a été légalisée en Israël dès 1996 pour les couples hétérosexuels, et peu après amendée en faveur des femmes célibataires. Mais considérant que cette loi avait encore toujours un caractère discriminatoire, la Cour Suprême a fini par l’étendre aux couples homosexuels et aux hommes célibataires.

Mais légiférer en matière de GPA n’a pas de sens, parce que les questions éthiques ne peuvent être résolues ni par des juristes, ni par des scientifiques. L’Etat est un mal nécessaire qui n’a d’autre fonction que celle de régler les rapports entre citoyens, et non pas de décréter des valeurs. Il n’a pas à se prononcer sur l’intimité ou la liberté ontologique des êtres humains.

Concernant la GPA, il s’agit plutôt d’examiner si son application relève du droit naturel. Le droit naturel est un concept philosophique qui pose que chaque être humain possède des droits du seul fait de son appartenance à l’humanité. Par exemple, chacun a droit à la vie, à la santé, à la liberté et à la propriété.

Les partisans de la GPA revendiquent le droit d’avoir des enfants au nom du droit naturel d’être parent.

Les mères porteuses revendiquent le droit de gestation pour autrui au nom du droit naturel de disposer de son corps.

Mais les droits naturels devraient être applicables également aux enfants “produits” par GPA. Comme ceux-ci n’ont pas les moyens de se faire entendre avant de naître, ils pourraient exiger plus tard des éclaircissements et seraient justifiés de poser les questions suivantes :

Est-il éthique de priver d’office et d’avance un enfant du droit naturel de se construire une identité conforme à son origine génétique, à ses liens familiaux et à ses racines culturelles ?

Est-il éthique de priver d’office et d’avance un enfant du droit naturel d’être aimé et élevé par un couple constitué par une femme et un homme ?

En d’autres mots, la GPA est-elle éthique ?

Don Juan ou la naissance de l’homme sans maître

L’origine du mythe de Don Juan se trouve dans Le Trompeur de Séville, une pièce écrite au début du XVIIᵉ siècle par Tirso de Molina, moine et dramaturge espagnol. Chez lui, le libertinage n’est qu’une figure de la perdition : Don Juan passe sa vie à blasphémer et à séduire, mais finit, au seuil de la mort, par se repentir. Il implore l’absolution avant d’expirer. La structure morale est celle du péché, de la faute, du pardon : la transgression n’est tolérable qu’à condition d’être rachetée. L’œuvre repose sur une idée fondatrice du christianisme : la toute-puissance du Jugement, auquel nul, même le plus endurci des pêcheurs, n’échappe.

Mais le Don Juan de Molière et celui de Mozart inaugurent une rupture. Le personnage cesse d’être un coupable rédimé ; il devient un insoumis. Il n’est plus l’homme qui faute et se repent ; il est celui qui refuse jusqu’à l’idée même de faute. Libertin dans l’acception du XVIIᵉ siècle, il est libre penseur, sceptique, matérialiste, rejetant aussi bien l’autorité divine que l’ordre social.

Ce Don Juan n’est pas un simple débauché : il incarne une contestation radicale de l’autorité. Il refuse non seulement Dieu, mais aussi la société qui l’a institué. Il n’y a pas, dans son attitude, une simple indifférence ; il y a une négation active. L’idée même de remords lui est étrangère. Il ne croit ni en l’existence du péché, ni en la nécessité d’une rédemption. À cet égard, il est un précurseur de l’homme moderne : celui qui ne se pense plus sous le regard de Dieu, mais dans la lumière âpre de son désir et de sa volonté propres.

La promesse de mariage est, chez lui, un outil de séduction cynique mais révélateur. Là où les femmes voient dans l’alliance un accomplissement, une protection, une légitimité, Don Juan ne voit qu’un instrument pour parvenir à ses fins. La supercherie est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur l’aveuglement volontaire de ses victimes : ce n’est pas tant lui qu’elles aiment, c’est ce qu’il promet. Il met à nu leur propre soumission au mythe social du mariage, leur dépendance à l’égard d’une reconnaissance extérieure.

Pour le dire de manière crue : Don Juan promet le mariage pour obtenir le plaisir ; ses victimes cèdent au plaisir dans l’espoir du mariage. Il retourne contre elles leur propre fantasme d’ascension ou de stabilité sociale.

Elvire, figure emblématique de cette mécanique, incarne la tragédie de ce mirage. Cloîtrée dans un couvent, préparée à entrer dans un mariage arrangé, elle cède aux promesses de Don Juan et le suit. Il l’épouse, mais l’abandonne aussitôt, fidèle à lui-même. Le scandale est double : non seulement il séduit et abandonne, mais il révèle, sans pitié, l’inconsistance du système qui l’entourait.

Poursuivi, traqué, menacé, Don Juan ne fléchit pas. Ni son père, ni son valet, ni les figures d’autorité ne parviennent à infléchir sa trajectoire. Il reste jusqu’au bout dans la fidélité à sa propre nature. Il ne s’excuse pas ; il n’implore pas le pardon. Il va jusqu’au bout de sa logique : vivre, jouir, défier.

Ainsi Don Juan, chez Molière et chez Mozart, ne meurt pas par excès de faute, mais par excès de fidélité à lui-même. Il assume seul la conséquence de son choix : vivre sans Dieu, sans loi, sans autre maître que son propre désir. Sa mort est moins un châtiment qu’une consécration : il meurt comme il a vécu, en défiant tout pouvoir qui prétendait le juger.

En cela, Don Juan est un personnage proprement moderne. Il annonce la figure du surhomme nietzschéen : non parce qu’il accomplit des exploits, mais parce qu’il affirme, dans une solitude totale, sa propre souveraineté. Il refuse la soumission, l’humiliation, la repentance. Son destin est tragique, non par échec, mais par fidélité : il paie de sa vie la liberté qu’il a conquise.

À travers Don Juan, c’est tout un monde ancien qui vacille. La promesse d’un salut garanti, l’idée d’un ordre supérieur auquel chacun devrait se soumettre, la croyance dans un au-delà rédempteur : tout cela est nié par la simple existence d’un homme qui choisit de vivre jusqu’à se consumer, sans autre guide que son propre plaisir.

Don Juan meurt non par accident, mais par cohérence. Il n’a pas vécu pour expier ; il est mort pour avoir pleinement vécu.

J’accuse le boycott

Né en 1933, Roman Polanski n’avait pas vocation à devenir l’un des grands cinéastes notre temps. Petit de taille, ce grand artiste est un rescapé de la Shoah qui n’a dû le salut qu’à son évasion du ghetto de Cracovie à l’âge de huit ans, après quoi il fut privé d’école parce que Juif.

La mère de Polanski a été assassinée au camp d’Auschwitz alors qu’elle était enceinte, et bien des années plus tard son épouse, elle aussi enceinte, a  été massacrée par des une bande de monstres. Son père quant à lui a survécu au camp de concentration de Mauthausen.

Polanski a été condamné en 1977 aux Etats-Unis pour abus sexuel sur Samantha Geimer, une jeune fille mineure. Le néoféminisme contemporain incite à la libération de la parole, ce que Samantha Geimer a mis en pratique en accordant son pardon à Polanski et en déclarant que  sa mésaventure ne l’a traumatisée ni mentalement ni physiquement.  La libération de la parole, c’est aussi cela.

A chacun de se faire une idée de l’homme Polanski, mais rien dans son œuvre n’est illicite. Les Césars décernés à son film « J’accuse » constituent un hommage à son talent et à celui de ses collaborateurs.

Non seulement est-il absurde de boycotter « J’accuse », mais il faudrait en faire la promotion.  Toute opposition à ce film est une obstruction au combat contre l’antisémitisme. Les jeunes,  les moins jeunes, les vieux et les ignares en tout genre doivent apprendre ce que fut l’affaire Dreyfus. Qu’ils sachent que cette ignominie a été le terreau de l’antisémitisme de l’Etat français lors de la Shoah. Que c’est l’affaire Dreyfus qui a accouché du régime de Vichy, celui-là même qui a décrété  le « Statut des Juifs » et qui les a envoyés à la mort dans les camps nazis.

Mais l’affaire Dreyfus a aussi accouché d’un autre enfant : l’Etat d’Israël.

DSK ou la coupable innocence

Tristane Banon est une romancière et journaliste française. En 2011 elle porte plainte contre Dominique Strauss-Kahn[1], l’un des amants de sa mère, pour tentative de viol dont elle affirme avoir été l’objet en 2003.  Le parquet de Paris ouvre une enquête, mais Strauss-Kahn nie les faits et porte plainte en diffamation contre Banon. Il est entendu par des enquêteurs, et admet avoir tenté sans succès d’embrasser Banon au cours de l’interview qu’elle était venue lui faire dans son appartement. Quelque temps plus tard le parquet classe la plainte sans suite, estimant ne pas avoir suffisamment d’éléments pour engager des poursuites.

Banon a récemment été invitée à participer à l’émission « c’est à vous » sur France 5 afin d’évoquer cet épisode de sa vie. Elle revient dessus avec sa version, ce qui est légitime.  Mais le parti-pris dont elle bénéficie de la part des journalistes et chroniqueurs, et l’unanimité de ceux-ci contre Strauss-Kahn est digne de la presse de Corée du Nord. Pour mémoire, Dominique Strauss-Kahn a été trainé en justice  à plusieurs reprises dans le cadre d’affaires de mœurs, mais a été relaxé à chaque fois.  N’ayant jamais été condamné il dispose donc d’un casier judiciaire vierge.

Au cours de l’émission, l’animatrice et ses collègues qualifient sans nuance Banon de « victime » sans tenir compte, à aucun moment, du fait que dans cette affaire il s’agit de la parole de l’un contre l’autre. D’une part Banon n’est donc pas une « victime »,  mais une plaignante, et Strauss-Kahn n’est pas un coupable, mais un plaignant, eu égard à sa plainte pour diffamation.

Non seulement les justiciers de cette émission-tribunal se moquent de la présomption d’innocence, mais justifie en plus le lynchage médiatique subi par Strauss-Kahn.

A quand l’invitation de Strauss-Kahn sur ce même plateau par les mêmes journalistes ?

[1] Dominique Strauss-Kahn, dit « DSK » est un économiste et homme politique, et fut directeur général du FMI jusqu’en 2007.  Candidat potentiel à la présidence de la république il se retira de la vie publique après sa mise en cause dans le cadre d’une accusation d’agression sexuelle à New York, bien qu’ayant bénéficié en fin de compte d’un non-lieu.

Vanessa Springora ou la question du consentement

Vanessa Springora  est une auteure et réalisatrice française,  actuellement directrice des éditions Julliard. Elle a récemment publié chez Grasset un récit autobiographique intitulé « Le Consentement », où elle raconte sa liaison avec l’écrivain Gabriel Matzneff alors qu’elle n’avait que 14 ans.

Le livre de Vanessa est clair, concis, et assez lucide compte tenu des circonstances. Elle se dit marquée à jamais de ce que Matzneff l’ait séduite, manipulée et mystifiée alors qu’elle sortait à peine de l’enfance. Elle explique qu’elle s’est donnée corps et âme à ce quinquagénaire parce que « jamais aucun homme ne l’avait regardée de cette façon », et parce qu’elle s’était « sentie désirée pour la première fois » . Il apparaît donc qu’elle reproche surtout à Matzneff de l’avoir déçue : « La situation aurait été bien différente si, au même âge, j’étais tombée follement amoureuse d’un homme de cinquante ans qui, en dépit de toute morale, avait succombé à ma jeunesse. …si j’avais eu la certitude d’être la première et la dernière, si j’avais été, en somme, dans sa vie sentimentale, une exception. Comment ne pas lui pardonner, alors, sa transgression ? L’amour n’a pas d’âge, ce n’est pas la question », estime encore aujourd’hui Vanessa.

Ce n’est donc pas la transgression en elle-même qui semble avoir traumatisé Vanessa, mais plutôt la sensation d’y avoir être entraînée par un homme qui prétendait l’aimer  alors qu’elle estime après coup qu’elle n’a jamais été pour lui autre chose qu’un objet sexuel. Elle trouve que la partie  était inégale entre elle, fille à peine pubère, et cet écrivain célèbre qui se servait de son aura pour séduire. Mais Vanessa contextualise son histoire en précisant que  « dans les années soixante-dix, au nom de la libération des mœurs et de la révolution sexuelle, on se doit de défendre la libre jouissance de tous les corps. Empêcher la sexualité juvénile relève donc de l’oppression sociale et cloisonner la sexualité entre individus de même classe d’âge constituerait une forme de ségrégation. »

De nombreuses personnalités du monde intellectuel et politique étaient à cette époque-là favorables à la dépénalisation de la pédophilie. Cette revendication était même théorisée sur le plan philosophique, et soutenue  par Françoise Dolto, éminente psychologue qui faisait autorité dans le domaine de la pédiatrie. Vanessa rappelle qu’en   1977  « une lettre ouverte en faveur de la dépénalisation des relations sexuelles entre mineurs et adultes, intitulée « À propos d’un procès », est publiée dans Le Monde, signée et soutenue par d’éminents intellectuels, psychanalystes et philosophes de renom, écrivains au sommet de leur gloire, de gauche pour la plupart. On y trouve entre autres les noms de Roland Barthes, Gilles Deleuze, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, André Glucksmann, Louis Aragon »

Les mineurs en dessous d’un  certain âge n’ont pas le discernement requis pour consentir à des rapports sexuels. Mais c’est tout aussi vrai pour voyager, ou pour d’autres décisions normalement dévolues à la seule discrétion des parents. Dans ces conditions, comment appréhender ce cas où une mère bien sous tous rapports comme celle de Vanessa détermine en conscience que sa fille a atteint la maturité sexuelle, et que partant elle consente à ce que celle-ci batifole avec un adulte ? Nulle part dans le récit n’apparaît-il que la mère de Vanessa aurait été perverse ou malveillante. Elle est au contraire décrite comme une personne intégrée, sociable et travaillant avec sérieux pour assurer son quotidien.

Vanessa n’épargne pas sa mère dans son récit:  « Lorsque je traverse encore des phases de dépression ou des crises d’angoisse irrépressibles, c’est souvent à ma mère que je m’en prends. De façon chronique, je tente d’obtenir d’elle un semblant d’excuse, une petite contrition. Je lui mène la vie dure. Elle ne cède jamais, cramponnée à ses positions. Lorsque j’essaie de la faire changer d’avis en désignant les adolescents qui nous entourent aujourd’hui : Regarde, tu ne vois pas, à quatorze ans, à quel point on est encore une gamine ? elle me répond : Ça n’a rien à voir. Tu étais bien plus mûre au même âge ».

Le déchaînement médiatique qui s’abat sur Matzneff ces temps-ci fait preuve d’un silence assourdissant concernant la mère de Vanessa, alors que celle-ci porte pourtant la responsabilité d’avoir couvert cette relation.  Elle s’est limitée a exiger de Matzneff de ne pas faire souffrir sa fille, suite à quoi  quoi elle s’est accommodée de la situation. Elle invitait même Matzneff à dîner chez elle, et Vanessa décrit dans son livre ces repas bizarres où  ils étaient tous trois « à  table autour d’un gigot-haricots verts, presque une gentille petite famille…». Tout juste la mère veillait-elle  à ce que les grands-parents de Vanessa ne fussent pas mis au courant. Elle pensait qu’ils  « ne pourraient pas comprendre », ce qui laisse entendre qu’elle-même comprenait. Elle n’avait par ailleurs pas perdu tout contrôle sur Vanessa :  celle-ci passait beaucoup de temps avec son amant, mais revenait à la maison lorsque sa mère l’exigeait. Quand Matzneff proposa à Vanessa de l’accompagner aux Philippines sa mère refusa tout net.

Au bout de douloureux tiraillements Vanessa finit par quitter Matzneff. Elle s’en ouvre à sa mère, qui au lieu de s’en  réjouir « reste d’abord sans voix, puis lance d’un air attristé : « Le pauvre, tu es sûre ? Il t’adore ! »

Ce livre ne révèle rien de nouveau sur Matzneff en tant que tel, parce que lui-même a de tous temps relaté ses extravagances dans ses livres. Ce que nous apprenons, en revanche, c’est à quel point le consentement de la mère de Vanessa a été déterminant.  Sa participation, tout comme celle de son entourage, est patente.

Plus de trente ans après les faits la vox populi réclame des sanctions contre Matzneff, mais bizarrement épargne ceux qui, à commencer par la mère de Vanessa, ont été partie prenante ou complaisants. Alors de deux choses l’une : des sanctions pour tout le monde, ou pour personne. Il est peut-être plus raisonnable d’opter pour personne, parce que tout le monde, ça fait trop de monde.

Le scandale Tariq Ramadan

Le scandale Tariq Ramadan n’est pas fait pour conforter l’image d’Edgar Morin, ce penseur juif qui a cessé de réfléchir par haine de soi. Il aurait été préférable que Ramadan tombe sur ses idées plutôt que sur son comportement avec les femmes.

Ce qui est agaçant c’est qu’il a fallu attendre ce scandale pour s’apercevoir que Ramadan était infréquentable. Un élémentaire bon sens aurait pourtant suffi pour trouver que Morin se fourvoyait en accordant du crédit à cet islamiste, compagnon de route du Hamas et petit-fils du fondateur des Frères Musulmans auquel il a consacré une thèse dithyrambique. Sans parler de sa chaire bidon, qui n’est autre qu’une excroissance en dollars du Qatar, cette belle démocratie, en plein milieu d’Oxford.

Morin expliquait cette semaine que Ramadan avait assuré à Madame Morin qu’il était toujours correct avec les femmes. Dont acte. C’est probablement sur base de cela que Morin a déduit que Ramadan devait aussi être correct avec les Juifs. Le problème c’est que Ramadan avait omis de mentionner que les femmes qui se maquillaient et qui n’étaient pas voilées devaient être considérées comme des putes, conformément à sa vision du monde. A chacun ses principes, mais quand bien même cela serait, je ne vois pas en quoi les putes n’auraient pas droit au même respect que n’importe quel autre être humain, mais c’est un autre débat.

Tariq Ramadan n’a peut-être jamais tué personne, mais c’était également le cas de nombreux prédicateurs nazis. Sa chute fait penser au Chicago d’antan: échappant à la justice en tant que gangster, Al Capone a fini par trébucher sur une minable fraude fiscale.

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