Loyauté et droit de retour : une exigence minimale

Beaucoup de Juifs en Diaspora se disent sionistes et soutiennent Israël, mais nombreux sont ceux qui n’ont pas les moyens de le manifester de manière active. Ceux qui s’estiment concernés par la Loi du Retour, concrètement ou symboliquement, pour eux-mêmes ou pour leurs descendants — maintenant ou plus tard — ont un devoir envers Israël.

L’Alyah n’a pas seulement été conçue comme refuge, pour ceux qui fuient la guerre, la misère ou l’antisémitisme. C’est un droit inscrit au fondement même de l’État d’Israël. La Loi du Retour, adoptée en 1950 puis amendée en 1970, en constitue la pierre angulaire. Elle stipule que tout Juif a le droit d’immigrer en Israël  (§1), et étend cette possibilité aux enfants, petits-enfants, ainsi qu’à leurs conjoints, même non juifs.

Mais ce droit appelle un engagement. Tout Juif qui se revendique du sionisme doit être du côté d’Israël en temps de guerre comme en temps de paix, selon ses moyens, son potentiel ou ses compétences. Cette proximité n’est pas seulement affective ; elle est aussi éthique et politique.

La Loi du Retour elle-même en précise les limites. Son article 2(b) autorise l’État d’Israël à refuser un certificat d’immigration à toute personne si le ministre de l’Intérieur estime qu’elle mène une activité dirigée contre le peuple juif, représente un risque pour la sécurité de l’État, ou a un passé criminel compromettant l’ordre public.

Ce droit n’est donc pas inconditionnel. Il suppose une adhésion à la légitimité d’Israël et à son projet national. En ce sens il s’apparente moins à un droit abstrait qu’à un pacte explicite : celui qui en bénéficie entre dans une histoire commune.

Il est dès lors inacceptable que certains, tout en se réclamant de la Loi du Retour, tiennent publiquement des discours hostiles à Israël, ou collaborent avec ceux qui contestent son existence de manière directe ou détournée. La critique est légitime, mais elle ne donne pas droit à l’accueil dans un État que l’on combat. Israël a le droit — et le devoir — de préserver sa continuité.

Dans cette perspective il est légitime qu’Israël exerce la discrétion que lui confère la Loi du Retour pour écarter ceux qui nuisent à son intégrité. Cela ne contrevient ni à la démocratie, ni aux droits de l’homme, ni à aucune convention internationale. Aucun État n’est tenu d’accorder la citoyenneté à qui que ce soit, et beaucoup de démocraties refusent toute immigration sans avoir à se justifier.

Il existe en outre une responsabilité particulière pour ceux qui sont éligibles à l’Alyah. Bénéficier d’un tel privilège impose une exigence de cohérence. Il ne s’agit pas de s’attaquer à la liberté de parole, mais d’assumer qu’on ne peut invoquer l’appartenance à un peuple tout en s’associant à ses ennemis au nom d’un universalisme dévoyé. Une telle contradiction est intenable.

Beaucoup de ceux qui adoptent ces positions extrêmes ne projettent pas nécessairement d’émigrer en Israël. Mais leur notifier que ce droit est suspendu — ne serait-ce que symboliquement — serait une manière de marquer les limites du pacte national. Il ne s’agirait pas de leur interdire l’entrée en Israël, mais d’acter un désengagement. Le vrai courage, pour ces individus, serait de renoncer explicitement à leur droit à l’Alyah afin de s’exempter du devoir de réserve qu’il implique.

Car on ne peut, d’un côté, se prévaloir d’un lien avec le destin d’Israël, et de l’autre, saper sa démocratie. Invoquer un droit tout en rejetant ce qui le fonde est une imposture morale.

La solidarité ne se décrète pas ; elle se démontre. Lorsqu’elle entre en contradiction avec les prémisses mêmes de l’État juif, il revient à Israël de rappeler que la Loi du Retour est un engagement au sein d’un destin collectif dont les citoyens d’Israël sont le fer de lance. Leur combat est réel ; il se paie de sang et de larmes — loin des péroraisons des donneurs de leçon qui pontifient en France ou ailleurs.

Ainsi, ceux qui se réclament de ce droit doivent choisir s’ils veulent l’exercer comme une forme de fidélité ou comme une option opportuniste, un contrat d’assurance qui n’engage à rien et qui est gratuit.

Le sionisme est un projet vivant qui requiert loyauté et exclut ceux qui par leur toxicité mettent en danger l’État d’Israël.

Gaza, société combattante : la fin du mythe civil

Ce texte propose une réflexion sans concession sur la responsabilité collective de la population de Gaza dans les crimes perpétrés le 7 octobre 2023. Il ne s’agit ni d’un pamphlet ni d’une abstraction théorique, mais d’une tentative de lucidité politique face à une réalité tragique. Refusant à la fois l’excuse systématique et l’accusation aveugle, il explore les fondements idéologiques, culturels et moraux d’un conflit où la figure du civil innocent est instrumentalisée, et où l’émotion humanitaire prend trop souvent le pas sur la pensée.

La stupeur du 7 octobre et l’aveuglement moral international

Le 7 octobre 2023 marque un tournant d’horreur pour Israël. En quelques heures, une violence à l’état brut déferle sur le pays : des commandos du Hamas franchissent la frontière depuis Gaza, massacrent, violent, incendient, kidnappent. Plus de 1 200 civils tombent sous les coups, des enfants sont arrachés à leurs parents, des vieillards brûlés vifs, des femmes traînées dans les rues puis exécutées ou emmenées comme trophées. Ce n’est pas une émeute, ce n’est pas une bavure, ce n’est même pas un attentat : c’est une opération militaire planifiée, revendiquée, et largement célébrée de l’autre côté de la barrière¹.

Et pourtant, presque aussitôt, l’attention médiatique internationale se détourne du crime pour s’interroger sur la riposte. L’indignation se déplace. Israël, pays meurtri, devient pays accusé. La question du droit à la défense est relativisée, comme si les Juifs d’Israël avaient perdu, en une journée, le droit fondamental d’exister sans être égorgés. Ce retournement moral — où la barbarie se dissout dans le bruit de fond des explications sociologiques — dit quelque chose de plus large : une incapacité occidentale à penser le conflit autrement que comme un combat entre le fort et le faible, indépendamment de toute vérité historique, idéologique ou stratégique².

Or, il ne s’agit pas ici d’un simple déséquilibre de forces. Ce qui se joue à Gaza relève d’un autre ordre : celui d’une société profondément engagée, depuis des années, dans une logique de guerre sainte, de haine endémique, de désignation de l’ennemi comme figure du Mal absolu. Le Hamas, certes, gouverne par la terreur, mais il ne le fait pas dans le vide. Il est soutenu, alimenté, porté par une grande partie de la population qu’il prétend représenter.

La question centrale, que l’on feint d’éviter, est pourtant simple : dans quelle mesure la société gazaouie dans son ensemble porte-t-elle une part de responsabilité dans les crimes commis le 7 octobre ? Quelle est la frontière, dans un régime islamiste militarisé, entre le civil et le combattant ? Et que devient la figure de l’« innocent » quand un enfant filme une décapitation avec son téléphone et envoie la vidéo à sa famille pour qu’elle célèbre son acte ?

Une société engagée : l’implication active ou passive des civils à Gaza

Le Hamas ne se contente pas de diriger Gaza : il y structure l’ensemble de la vie sociale, éducative et religieuse. Il tisse avec la population un rapport d’adhésion et de soumission qui rend indistincte la ligne entre la sphère civile et la sphère militaire. Ce n’est pas un hasard si les combattants du 7 octobre surgissent des tunnels en tenue de guerre, pendant que des civils gazaouis — des hommes, des femmes, des adolescents — les suivent, pillent avec eux, documentent les exactions, ou y participent directement.

Des dizaines de vidéos, analysées par les services de renseignement israéliens et par des journalistes indépendants, montrent des Gazaouis non armés franchissant la frontière pour s’emparer de biens, traquer des survivants, ou ramener des otages. Ce n’est pas un phénomène marginal : il est massif, spontané, euphorique. Il s’inscrit dans un imaginaire collectif qui, depuis des années, glorifie les attentats suicides, les tirs de roquettes et les assassinats de civils juifs comme autant d’actes de résistance héroïque.

Dans les écoles de Gaza, les manuels scolaires, rédigés ou validés par le Hamas, enseignent que les Juifs sont des « porcs et des singes » ; ils effacent Israël des cartes, exaltent la martyrologie, présentent les enfants tués dans les combats comme des modèles à suivre. Une étude de l’Institut IMPACT-se montre que les enfants gazaouis sont formés à la haine dès l’âge de six ans³.

Chaque été, des camps paramilitaires rassemblent des dizaines de milliers de jeunes garçons qui apprennent à manier le fusil d’assaut, à simuler des enlèvements de soldats israéliens, à creuser des tunnels. Ces scènes sont filmées, diffusées, promues sur les chaînes officielles du Hamas⁴.

Le président israélien Isaac Herzog le rappelle avec clarté : « Il n’y a pas de différence entre les infrastructures terroristes et la société qui les héberge. Gaza tout entière fonctionne comme une machine de guerre »⁵.

Cette affirmation, souvent jugée choquante en Occident, correspond pourtant à la réalité d’un territoire où le Hamas fusionne volontairement les dimensions militaires et civiles. Les tunnels partent des mosquées, passent sous les hôpitaux, débouchent dans les écoles. Les postes de commandement sont situés dans les caves d’immeubles résidentiels. Les roquettes sont lancées depuis des toits d’habitation.

Mais une question demeure, à la fois morale, juridique et existentielle : que faire lorsqu’un enfant — peut-être âgé de dix ou douze ans — transporte un lance-roquette, grimpe sur le balcon de ses parents et le met en position pour bombarder une ville israélienne ? Lorsqu’un drone détecte ce mouvement, Israël est-il censé ne rien faire, au motif que l’enfant est mineur, manipulé, non responsable pénalement ? Peut-on demander à une armée régulière d’ignorer une menace létale parce qu’elle émane d’un corps juvénile ? Ce dilemme tragique — dont le Hamas connaît parfaitement la portée symbolique — fait partie intégrante de la stratégie ennemie : il pousse Israël à choisir entre sa survie et sa réputation, entre l’impératif de se défendre et celui de préserver une image morale que l’on nie par ailleurs à ses ennemis⁶.

Les seuls innocents véritables, dans cette guerre, sont les très jeunes enfants, ceux qui ne portent encore aucune intention, aucune idéologie, aucune arme. Et il existe, bien entendu, une petite minorité d’hommes et de femmes — de tous âges, de toutes conditions — qui ne participent en rien à la logique de guerre, qui rejettent le Hamas, qui subissent sans recours le joug de la terreur et l’impasse du conflit. Eux aussi sont des innocents véritables, pris au piège de l’Histoire et de la guerre, comme tant d’autres l’ont été depuis la nuit des temps.

Penser la responsabilité collective : entre droit, morale et lucidité

Accuser un peuple entier de complicité dans un crime paraît, à première vue, intenable. L’idée même choque. Pourtant, face à l’implication visible et revendiquée d’une large part de la population de Gaza dans la guerre déclenchée contre Israël, cette notion redevient inévitable.

Karl Jaspers, dès 1946, distingue quatre types de responsabilités : criminelle, politique, morale, et métaphysique⁷. Ce schéma, élaboré pour penser la responsabilité des Allemands après le nazisme, ne s’applique pas mécaniquement à Gaza. Mais il permet une finesse d’analyse. Tous les Gazaouis ne sont pas coupables au sens juridique. Mais beaucoup participent, soutiennent, glorifient. D’autres, plus nombreux, savent et se taisent.

Hannah Arendt note que le mal devient « banal » quand il cesse d’être pensé⁸. Ce que l’on observe à Gaza relève bien de cette dynamique : un mal diffus, routinisé, qui traverse l’école, la rue, la mosquée, jusqu’à devenir invisible, parce que normal.

La charte du Hamas de 1988 affirme : « Le Jour du Jugement ne viendra pas tant que les Musulmans n’auront pas tué les Juifs »⁹. Ce texte n’a jamais été formellement renié.

Accepter de penser cette responsabilité collective ne signifie pas nier les souffrances réelles. Cela signifie seulement que la souffrance n’innocente pas tout.

Guerre asymétrique et tragédie morale : Israël face au piège de Gaza

Depuis le 7 octobre, l’État d’Israël mène une guerre qu’il ne peut ni gagner rapidement, ni fuir. Le Hamas cherche à provoquer sa réponse, à la condamner. Il tend un piège où les civils de Gaza deviennent à la fois otages, boucliers et instruments.

Les roquettes sont tirées depuis des zones habitées. Les dépôts d’armes sont dissimulés sous les hôpitaux, les écoles, les mosquées. Les otages sont cachés dans des lieux civils. Israël, face à cela, tente de limiter les pertes : avertissements, tracts, frappes ciblées. Mais le Hamas empêche les évacuations. Et chaque mort devient une arme médiatique.

Les bilans sont fournis par le ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas. Ils incluent combattants, terroristes et affiliés. Une étude de NGO Monitor rappelle que dans les précédents conflits, près de la moitié des « civils » tués se révèlent être des combattants¹⁰.

Le droit international reconnaît le droit de légitime défense (article 51 de la Charte de l’ONU)¹¹. Israël agit dans ce cadre, bien plus que ne le feraient d’autres nations.

Contre les mythes de l’innocence : la glorification de la mort

Gaza est devenu le symbole mondial de la souffrance. Mais cette souffrance n’est pas neutre. Elle est instrumentalisée. Elle cache une culture de la mort que l’on refuse de nommer.

Les attentats sont célébrés, les tueurs glorifiés. En 2001, après la tuerie du restaurant Sbarro, des Gazaouis distribuent des bonbons pour fêter la mort d’enfants¹². Des émissions pour enfants diffusent des appels à tuer les Juifs¹³. Les manuels scolaires encouragent le martyre¹⁴.

Golda Meir le dit : « La paix viendra quand les Arabes aimeront leurs enfants plus qu’ils ne nous haïssent. »

Il s’agit d’une idéologie totalitaire, haineuse, sacrificielle. Refuser de le voir, c’est renoncer à toute possibilité de paix.

Reconnaître la réalité pour espérer la dépasser

Il faut rendre à la pensée sa rigueur, à la lucidité sa place. Il ne s’agit pas de haïr, mais de voir. Voir que Gaza n’est pas seulement victime, mais acteur. Que la paix ne viendra pas sans rupture avec la culture de la haine. Et que la vérité, même brutale, est le premier pas vers une autre histoire.

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  1. Rapport du gouvernement israélien sur les victimes du 7 octobre 2023.
  2. Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, Grasset, 1983.
  3. IMPACT-se, Review of Palestinian Authority Schoolbooks, 2023.
  4. MEMRI, rapports vidéos 2019–2023 ; UN Watch.
  5. Déclaration d’Isaac Herzog, 12 octobre 2023.
  6. Intelligence and Terrorism Information Center (Meir Amit), rapports 2014–2023.
  7. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 1946.
  8. Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Seuil, 2005.
  9. Charte du Hamas, article 7, 1988.
  10. NGO Monitor, Casualty Figures in Gaza, 2023.
  11. Cour EDH, Isayeva c. Russie, 2005.
  12. BBC News, 10 août 2001.
  13. MEMRI TV, Pioneers of Tomorrow, Al-Aqsa TV, 2007–2011.
  14. CMIP, Palestinian Authority Schoolbooks, 2020.

Gad Elmaleh et Delphine Horvilleur : miroirs inversés d’une même trahison

Il est des itinéraires très différents qui convergent vers un même point d’effondrement moral. Celui de Gad Elmaleh, humoriste juif fasciné par le catholicisme, et celui de Delphine Horvilleur, rabbin libéral devenue figure médiatique, dessinent les deux versants d’un même abandon. L’un passe du divertissement à l’adhésion à un message chrétien idéalisé, l’autre de l’enseignement religieux à la mondanité culturelle de gauche. Deux trajectoires différentes, mais un même objectif : séduire, apaiser, être dans l’air du temps.

Gad Elmaleh a mis en scène, avec un soin narratif assumé, son attirance pour le catholicisme. Dans son film « Reste un peu » il raconte une forme de cheminement spirituel vers la Vierge Marie, présenté comme intime, sincère, presque inéluctable. Le judaïsme y est lourd, familial, presque subi ; le christianisme, lui, apparaît doux, accueillant, lumineux. Ce renversement de polarité n’est pas neutre. Il réactive une vieille imagerie chrétienne : celle du Juif enfin « éclairé », fasciné par la grâce mariale, sauvé par la douceur du message évangélique.

Peu importe la lettre, c’est l’esprit qui parle : avec ou sans conversion, le processus devient ici une fable réconciliatrice, une manière d’absoudre le christianisme de son passé antijuif en mettant en scène un Juif attendri par son message. Car ce christianisme-là — dépouillé de dogme, réconcilié, dépolitisé — devient objet d’admiration. Et dans ce rôle, Gad Elmaleh fonctionne comme une figure messianique inversée : non pas celui qui annonce la rédemption, mais celui qui s’y rend. Volontairement.

Ce récit s’inscrit dans une histoire longue : celle d’un christianisme bâti sur la substitution et l’effacement. L’accusation de déicide  a longtemps constitué le cœur de sa théologie, portée par l’évangile attribué à Matthieu ¹. Cette charge continue d’habiter l’inconscient collectif occidental. Dans ce contexte, un Juif qui célèbre la figure de Marie, qui admire l’Église et qui s’en remet à ses symboles devient un instrument de blanchiment. Un rouage dans le récit de la réconciliation chrétienne avec sa propre violence.

En miroir, Delphine Horvilleur emprunte un chemin inverse mais comparable. Elle ne quitte pas le judaïsme, mais le transforme en produit de communication. Elle a su occuper l’espace médiatique comme rabbin progressiste, figure rassurante, apte à faire entendre un judaïsme compatible avec les codes moraux du temps : inclusif, féministe, intersectionnel, tolérant à l’excès. Elle n’interprète plus la Torah : elle la reformule pour plaire. Elle ne transmet plus la tradition : elle la reconditionne. Le judaïsme devient un langage parmi d’autres, un prétexte à discours éthique, un objet esthétique. Il ne dérange plus ; il s’ajuste.

Mais cet ajustement n’est pas neutre. Il laisse apparaître des notions étrangères au judaïsme, venues d’une théologie chrétienne intériorisée: primat de l’amour sur la Loi, pardon détaché de toute responsabilité, universalité morale indistincte, culte de la souffrance et de la victime. Horvilleur construit ainsi un judaïsme qui, sous couvert d’ouverture, s’aligne progressivement sur des catégories chrétiennes — celles d’une rédemption sans exigence, d’un salut sans peuple, d’un message sans élection. Ce judaïsme déjudaïsé devient acceptable parce qu’il épouse les valeurs d’un Occident post-chrétien mais encore largement façonné par le vocabulaire évangélique. En important ces idées dans son enseignement, elle dilue la singularité du judaïsme dans une religion morale abstraite, fondée non plus sur la mémoire et la Loi, mais sur l’émotion et l’universel.

Cette posture séduit un public large, mais elle correspond aussi aux attentes d’une gauche intellectuelle qui a rompu depuis longtemps avec la mémoire juive. Cette gauche — dont Michel Onfray parle dans « l’autre collaboration »² — a troqué l’antisémitisme racial de l’extrême droite pour un antisionisme culturel plus présentable, mais tout aussi destructeur. Elle tolère les Juifs qui s’excusent d’être juifs, ceux qui relativisent Israël, qui dénoncent leur propre peuple, ou qui en dissolvent les frontières. Delphine Horvilleur est devenue l’une des voix officielles de ce judaïsme acceptable : celui qui se veut moral plutôt qu’historique, humaniste plutôt que fidèle, mondialiste plutôt que singulier.  Son discours sous couvert de sagesse universaliste est toxique pour Israël. Il légitime une dissociation entre le Juif acceptable et le Juif enraciné et donne des armes symboliques à ceux qui rêvent d’un Israël vidé de sa légitimité historique.

Gad Elmaleh et Delphine Horvilleur incarnent ainsi, chacun à sa manière, une même démission. L’un renonce à ce qu’il est en idéalisant la religion qui a combattu ses ancêtres pendant deux millénaires ; l’autre en se mettant au service d’une idéologie qui nie les fondements concrets du judaïsme. L’un cède au mirage de la rédemption chrétienne ; l’autre au confort de l’adhésion médiatique. Mais au fond, c’est le même mouvement : ils cherchent tous deux à plaire, à rassurer, à être aimés. Et pour cela, ils sacrifient l’essentiel : l’irréductibilité du judaïsme, son éthique de la séparation, sa fidélité à l’histoire.

Ce qu’ils trahissent, ce n’est pas qu’un héritage religieux ou culturel. C’est une manière de penser, une ontologie. Le judaïsme repose sur la Loi, sur la transmission, sur la responsabilité. Il ne prêche pas l’amour inconditionnel, mais la justice. Il ne célèbre pas la faiblesse, mais la fidélité. Il ne vise pas à fondre l’humanité dans un tout, mais à rappeler à chacun sa place, sa parole, sa dette. Ce qui se joue ici, dans ces deux trajectoires publiques, c’est la perte de cette altérité exigeante. Et avec elle, et avec elle, la dissolution de tout ce qui fait du judaïsme une altérité vivante.

***

¹ Évangile selon Matthieu 27:25 : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! ».

² Michel Onfray, L’autre collaboration . Les origines françaises de l’islamo-gauchisme, Editions Plon février 2025.

Conférence du collectif Raison Garder

Chers amis,

J’ai le plaisir de vous convier à la présentation du collectif Raison Garder, fondé par Marie-Lyne Smadja le 7 avril dernier. Cette initiative entend contribuer à la préservation du tissu démocratique israélien en offrant un espace d’expression aux francophones désireux de réhabiliter une parole modérée, au-delà des clivages politiques.

L’événement aura lieu à mon domicile mardi 27 mai 2025 à 19:30 heures.  

Nous aurons l’honneur d’accueillir des intervenants de qualité, reconnus pour leur engagement intellectuel et leur expertise.

Marie-Lyne Smadja, docteure en sciences de l’éducation, présentera la genèse de Raison Garder.
Emmanuel Navon, professeur à l’Université de Tel-Aviv, interviendra sur le thème de la raison géopolitique.
Claude Brightman, présidente du Campus francophone du Collège académique de Netanya, traitera de la raison identitaire et culturelle.
Denis Charbit, professeur à l’Université Ouverte de Ra’ananna, proposera une réflexion sur la raison démocratique.

L’entrée est gratuite et sera précédée d’un buffet, mais le nombre de places étant limité, merci de le faire par mail à daniel@danielhorowitz.com ou via Whatsapp au +972546438944.

L’adresse : Michael Ne’eman 8, Tel-Aviv, (secteur Glilot). Parking gratuit.

A bientôt j’espère,

Daniel Horowitz

La peine de mort dans la tradition juive : entre principe et dissuasion

La Torah proclame : « Tu ne tueras point » (Exode 20,13), mais cette injonction n’est pas absolue. Elle coexiste avec la reconnaissance de situations où le recours à la violence létale peut se justifier. Moïse incarne cette tension : voyant un Égyptien battre à mort un esclave, il intervient et tue l’agresseur. Ce geste, à la fois transgressif et salvateur, souligne la complexité morale de la légitime défense dans la tradition juive. Tuer n’est jamais souhaitable, mais peut s’imposer comme un mal nécessaire face à une violence imminente.

Cette dialectique se prolonge dans le traitement talmudique de la peine de mort. Le Talmud ne nie pas le principe de la peine capitale ; il en encadre l’usage à un point tel qu’il en rend l’application quasiment impossible. Dans le traité Sanhédrin (Mishna Sanhédrin 4:1), les conditions requises pour prononcer une condamnation à mort sont si rigoureuses qu’elles deviennent dissuasives : deux témoins doivent non seulement avoir vu l’acte criminel, mais aussi avoir averti le coupable immédiatement avant qu’il ne le commette (hatra’ah), et celui-ci doit avoir explicitement reconnu l’avertissement tout en persistant dans son acte.

Un passage célèbre affirme : « Un Sanhédrin qui exécute une personne tous les sept ans est appelé destructeur. Rabbi Eléazar ben Azariah dit  tous les soixante-dix ans. Rabbi Tarfon et Rabbi Akiva disent : si nous avions siégé au Sanhédrin, jamais une personne n’aurait été exécutée » (Mishna Sanhédrin 4:5). Cette posture illustre non un rejet de principe de la peine de mort, mais une volonté d’en restreindre à l’extrême l’usage, au nom de la justice et de la prudence.

Cette prudence extrême dans l’application de la peine capitale reflète une conscience aiguë de l’irréversibilité de l’acte judiciaire. Dans le judaïsme rabbinique, le droit à la vie n’est pas simplement un principe moral ; il est un impératif théologique. L’homme est créé à l’image de Dieu (bétsélem Elohim), et toute atteinte à sa vie engage une responsabilité envers Celui qui en est l’origine. D’où cette formule saisissante du Talmud de Jérusalem : « Celui qui détruit une seule vie, c’est comme s’il avait détruit un monde entier » (Talmud de Jérusalem, Sanhédrin 4:9, 22a), reprise dans le Talmud de Babylone avec des variantes (Sanhédrin 37a).

Si la peine de mort existe dans la Torah — lapidation, strangulation, décapitation, incinération — les Sages du Talmud n’ont eu de cesse d’en rendre l’application théorique. Il s’agit moins d’abolir que de désactiver. La justice humaine, faillible par définition, doit éviter l’irréparable. Même en présence de coupables avérés, le principe de précaution prévaut. Ainsi, le rôle du Sanhédrin n’est pas d’assouvir un besoin de vengeance, mais d’ériger une muraille contre l’erreur judiciaire. La dissuasion prime sur la rétribution.

Cet héritage explique en partie la position de l’État d’Israël sur la question. Bien que la peine de mort figure toujours dans le droit israélien (notamment pour crimes contre l’humanité ou haute trahison), elle n’a été appliquée qu’une seule fois : en 1962, pour Adolf Eichmann. Même dans ce cas, la décision fut entourée d’un débat éthique intense. L’héritage talmudique a pesé dans la balance, aux côtés d’impératifs moraux, historiques et symboliques.

La modernité juive, nourrie par l’expérience de l’exil, de la persécution et du soupçon envers le pouvoir étatique, tend ainsi vers une forme de réticence structurelle à l’égard de la peine capitale. Ce n’est pas un pacifisme de principe, mais une éthique du soupçon. Le juge ne doit pas jouer à Dieu, même quand le texte sacré semble l’y autoriser.

Si la tradition rabbinique a réduit la peine de mort à un vestige normatif quasi inapplicable, elle ne l’a pas vidée de sa signification. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le sort du coupable, mais la nature même de la justice humaine. Le judaïsme ne prétend pas que toute peine capitale serait injuste, mais qu’aucune institution humaine ne peut s’en réclamer sans excès de pouvoir ou de certitude. Seul Dieu peut juger en connaissance totale, car Lui seul connaît le cœur de l’homme (yo’déa taloumoth). D’où cette méfiance constante envers la prétention humaine à la justice absolue.

Chez Emmanuel Levinas, cette prudence se transforme en exigence radicale : la responsabilité envers l’autre, en tant qu’autre, impose une suspension de la violence, même justifiée. L’éthique n’est pas réductible à une logique de sanction ou de compensation, mais à une asymétrie fondamentale entre le moi et le visage de l’autre. « Le visage me dit : tu ne tueras point », écrit Levinas dans Éthique et infini. Ce commandement ne vient pas comme une loi extérieure, mais comme un ordre qui surgit du visage même de l’Autre, dans sa vulnérabilité. Même lorsque la loi autorise la punition, l’éthique peut en suspendre l’exécution.

À l’opposé de cette lecture éthique, Yeshayahu Leibowitz adopte une approche halakhique rigoureuse et désenchantée. Pour lui, la Halakha, en tant que système autonome, contient ses propres régulations internes, indépendamment de toute éthique humaniste. Mais cette fidélité au formalisme n’empêche pas une profonde défiance à l’égard de tout pouvoir religieux ou politique qui prétendrait incarner la volonté divine. La peine de mort, dans un État moderne, même juif, ne saurait être légitimée par la Torah. Ce serait confondre l’ordre religieux et l’ordre politique — ce que Leibowitz dénonçait comme idolâtrie.

Dans cette perspective, on comprend pourquoi l’extrême rigueur talmudique sur les procédures capitales est en réalité une manière de transférer la justice hors du champ de la vengeance. Même dans le cas du rodef — celui qui poursuit autrui pour le tuer et qu’il est permis de neutraliser avant qu’il ne frappe (Talmud de Babylone, Sanhédrin 73a) — l’objectif n’est pas la sanction, mais la prévention. On sauve la victime, non pour punir l’agresseur, mais pour empêcher l’irréparable. Et si l’agresseur peut être neutralisé sans être tué, il est interdit de lui ôter la vie. Ainsi, Maïmonide précise dans le Mishné Torah : « Si l’on pouvait sauver la victime en frappant un des membres de l’agresseur, mais qu’on l’a tué à la place, on est coupable de meurtre » (Hilkhot Rotzeah uShmirat Nefesh, 1:6).

Cette dynamique s’éclaire à la lumière de l’histoire juive. Le peuple juif a expérimenté dans sa chair la violence d’États justiciers, de tribunaux d’exception, de lois de sang. Dès lors, une tradition marquée par Auschwitz et Kamenets-Podolsky, par les autodafés et les pogroms, ne peut qu’être traversée par une allergie structurelle à l’absolu judiciaire. Le droit juif, dans sa sagesse millénaire, a peut-être anticipé ce que les États modernes n’ont appris qu’à travers les horreurs du XXe siècle : qu’un pouvoir qui tue au nom de la justice court toujours le risque de tuer au nom de lui-même.

Mélenchon, Goebbels, même combat ?

En janvier 2017, l’historien Georges Bensoussan est poursuivi devant le tribunal correctionnel de Paris pour « incitation à la haine raciale ». Alain Jakubowicz, alors président de la Licra, choisit de se joindre à plusieurs organisations antisémites en se portant partie civile contre lui. Bensoussan, dont l’œuvre est consacrée à la vérité historique, à la mémoire de la Shoah et à la dénonciation de l’antisémitisme islamique, sera relaxé à tous les niveaux de juridiction — première instance, appel, cassation. Jakubowicz n’a jamais reconnu sa faute et maintient jusqu’à ce jour qu’il avait eu raison d’accabler Bensoussan, et persiste à le faire savoir  à l’occasion.

Mais cette fois-ci, Jakubowicz a vu clair. Lors d’une émission sur BFMTV, il a fait une comparaison pointue : « Toutes proportions gardées, je vois un parallèle entre Mélenchon et Goebbels, le ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande. » Ce propos a déclenché l’ire des commentateurs professionnels, mais en réalité, Jakubowicz n’a ni déliré ni exagéré. Il a vu, perçu, compris, et reconnu dans la rhétorique de Mélenchon un registre de communication qui évoque celui du maître de la propagande nazie : le rapport à la vérité, à l’émotion, au peuple, à l’ennemi, à la presse, aux Juifs.

Jakubowicz a été l’avocat de parties civiles lors de procès contre des nazis. Il connaît de l’intérieur les discours, les tactiques, les procédés utilisés par les architectes de leur propagande. Lorsqu’il évoque Goebbels c’est pour relever une structure de langage, un mécanisme de captation mentale qu’il a appris des archives et dans les audiences.

Mélenchon n’est pas un criminel avéré et le parallèle de Jakubowicz ne constitue pas une équivalence morale. Il s’agit d’une parenté de formes. Goebbels a pensé une propagande fondée non sur la raison, mais sur le conditionnement. Répéter. Simplifier. Émouvoir. Focaliser la haine. Il ne s’agissait pas de convaincre, mais d’hypnotiser. Pas d’éclairer un peuple, mais de le fanatiser. L’opinion publique devient manipulable à partir du moment où l’on active les bons leviers : l’indignation, la peur, la certitude. Le mensonge devient arme, l’image du chef devient dogme, l’ennemi absolu devient obsession. Ce dispositif n’exige pas de police politique : une parole unique, martelée, obsessionnelle suffit. Une parole qui enserre, qui couvre les objections par sa seule intensité.

C’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon. Il harangue. Il accuse. Il purge. Il façonne un noyau militant en lui imposant une vision binaire du monde : les dominés et les oppresseurs ; les purs et les traîtres ; les justes et les ennemis du peuple. Le pluralisme ? Un luxe bourgeois. L’esprit critique ? Une trahison. Ce qu’il faut, c’est un peuple homogène, fusionnel, rassemblé autour de lui. Ceux qui s’en détachent sont mis à l’écart, invisibilisés, bannis. L’opposition interne à LFI devient une faute morale. Le désaccord est une impureté. C’est ce que Goebbels appelait « l’unité organique du mouvement ».

Et puis il y a la question juive. Chez Mélenchon, elle ne revient jamais frontalement, mais toujours perfidement. C’est le vieil antisémitisme de droite, celui du sang et du sol, recyclé dans les habits d’un antisionisme de gauche. C’est rusé, insidieux, efficace. Mélenchon ne s’attaque pas directement aux Juifs, mais s’en prend à ce qu’ils représentent : leur mémoire, leur vigilance, leur capacité à dire non. Il attaque leurs institutions, leurs représentants, leur légitimité à exister en tant que collectif. Il parle de « lobby sioniste », de « groupe de pression », de « communautarisme ». Tout cela, bien entendu, au nom de la Palestine, qu’il instrumentalise comme une caution morale à sa haine masquée.

Tout ce qui porte un nom juif ou évoque la mémoire de la Shoah devient suspect. Toute dénonciation de l’antisémitisme est retournée comme une tentative de censure. Toute voix juive qui ne se soumet pas à l’orthodoxie mélenchonienne est perçue comme une courroie de transmission du pouvoir. Ce n’est pas une incitation au meurtre : c’est une préparation à l’indifférence. Une acclimatation à la haine. Une manière de rendre l’inacceptable tolérable. Goebbels, lui aussi, présentait la haine des Juifs comme une posture politique « défensive », « légitime », « réactive ». Mélenchon reprend ce schéma. Les mots changent. Le ton change. La structure reste.

La rhétorique de Jean-Luc Mélenchon est fascisante parce qu’elle utilise les mêmes ressorts : la violence symbolique, l’adoration du chef, la posture victimaire, la haine de l’ennemi intérieur, le mépris des contre-pouvoirs, le mensonge comme méthode, l’esthétique de la rupture permanente. Tout y est. C’est cela que Jakubowicz a voulu désigner. Il n’a pas dit que Mélenchon était Goebbels. Il a dit : regardez à quoi cela ressemble. Regardez ce que cela engendre. Regardez ce que cela détruit.

Le discours de Mélenchon est une machine de guerre contre la démocratie. Une machine huilée, implacable, séduisante. Une machine qui joue des émotions comme d’un clavier, qui ment avec aplomb, qui divise avec rigueur. Une machine dangereuse.

Pourquoi la civilisation occidentale n’est pas judéo-chrétienne

L’expression « civilisation judéo-chrétienne » est devenue un poncif. Elle prétend désigner un socle commun à l’Europe et à l’Occident, une matrice spirituelle supposée unifier judaïsme et christianisme au nom d’un héritage partagé. Cette formule, largement diffusée dans le discours politique et médiatique contemporain, se veut consensuelle : elle cherche à intégrer le judaïsme dans une généalogie occidentale, comme si l’histoire des Juifs en Europe avait été celle d’une coexistence spirituelle et culturelle, et non celle de la persécution, de la marginalisation, puis de la destruction.

Mon rejet du vocable « judéo-chrétien » est un réflexe ancien, lié à mon éducation. Je vois bien ce qu’il y a de culturellement chrétien en moi, mais dans l’autre sens je ne trouve rien. Dès que j’entends ce mot, une question me revient : que trouve-t-on de juif, dans la civilisation occidentale – dans son architecture, sa peinture, sa musique, sa philosophie, sa littérature – qui relève du judaïsme historique ?

Par judaïsme historique, j’entends ce que Yeshayahou Leibowitz appelait le judaïsme réel, celui qui s’est constitué après la destruction du Second Temple, dans la tradition rabbinique. Non pas le judaïsme biblique – corpus canonique sans lecture talmudique – mais le judaïsme du Talmud, de la Halakha, de la Loi orale, de l’étude comme pratique religieuse. Un judaïsme pensé comme système autonome, structuré par l’interprétation continue, la dispute, la transmission. C’est cette tradition-là – celle qui s’est poursuivie pendant deux mille ans – que je ne retrouve nulle part dans la civilisation occidentale.

Les cathédrales n’abritent ni le Talmud, ni sa logique. La philosophie médiévale a commenté Aristote, non Rabbi Aqiva. La littérature européenne, si souvent fascinée par la figure du Juif, n’accède jamais à la langue du judaïsme. L’Occident a représenté les Juifs, parfois de manière obsessionnelle, mais n’a jamais représenté le judaïsme. Celui-ci, quand il n’est pas perçu comme archaïque ou légaliste, est réduit à une préhistoire du christianisme, voire à un folklore. Rien de cela n’a à voir avec la tradition rabbinique vivante.

Or il faut oser nommer ce que cette expression occulte : le judaïsme n’est pas le christianisme. Et plus encore : le christianisme s’est constitué, historiquement, en opposition explicite au judaïsme. Il ne l’a pas seulement prolongé, il l’a renversé. Dès les premières lettres de Saint-Paul de Tarse, la Loi mosaïque est déclarée caduque ; la circoncision devient un obstacle, le particularisme d’Israël est aboli, la foi en un homme-dieu remplace l’alliance fondée sur l’observance des commandements. Ce que l’on appelle l’Ancien Testament dans la tradition chrétienne n’est pas la Torah ; c’est une relecture, un prélude tronqué, qui ne prend sens que dans l’optique d’un accomplissement christique.

On pourrait, pour sauver l’idée d’un héritage commun, évoquer les « racines juives » de l’Occident. Mais cette formulation elle-même repose sur un malentendu. Elle suppose que le judaïsme aurait semé, en Europe, les germes d’une pensée qui aurait ensuite fleuri dans la culture chrétienne puis laïque. Or il n’en est rien. Il n’y a dans la civilisation occidentale, dans son droit, sa philosophie, ses arts ou sa morale, aucune influence directe, vivante, structurante, de la tradition juive. Nulle trace de la Loi Orale, de la Halakha. L’Occident ne connaît que l’idée chrétienne qu’il se fait du judaïsme : un pharisaïsme fossile, un peuple sourd à l’appel de Dieu, un reste destiné à reconnaître un jour son erreur.

Le judaïsme n’a jamais prétendu fonder une morale universelle. Il ne propose pas un salut pour l’humanité. Il ne demande à personne de croire ce qu’il croit. La Torah est lue par Israël, donnée à Israël, transmise dans et pour Israël. L’Alliance n’est pas un message pour tous : c’est un pacte pour un peuple singulier. Le christianisme, dès ses origines, s’est voulu universel, destiné à tous, porté par un Dieu incarné venu racheter l’humanité entière. C’est d’ailleurs ce que signifie le mot catholique, du grec katholikos, qui désigne ce qui est « universel » ou « selon le tout » (kata holon).

Il serait toutefois malhonnête de ne pas reconnaître ce qui rend possible, en apparence, cet amalgame persistant entre judaïsme et christianisme. Il repose sur une évidence historique : Jésus est né juif. Il a vécu en Judée, il a connu la Torah, parlé l’araméen, prié dans les synagogues, fréquenté des rabbins, cité les prophètes. Ses premiers disciples étaient eux-mêmes des Juifs pratiquants, attachés à la Loi. Le christianisme primitif s’est constitué dans un univers profondément judaïque, empruntant ses figures, ses récits, sa langue, son sol, sa mémoire. Il y a donc, dans le Nouveau Testament, une imagerie juive omniprésente : Jérusalem, le Temple, les psaumes, les fêtes, les paraboles rurales, l’attente messianique.

Ce substrat rend l’illusion de continuité d’autant plus tenace. On confond le décor avec l’essence, le folklore avec la théologie. Parce que Jésus cite la Torah, certains imaginent que le christianisme prolonge le judaïsme. Parce qu’il descendrait du roi David, on croit qu’il réalise la promesse d’Israël. Mais en réalité, ce que Jésus incarne dans le christianisme — Dieu fait homme, Fils unique, rédempteur universel — est précisément ce que le judaïsme rejette de manière irréductible. L’emprunt ne signifie pas la filiation. Le masque biblique ne garantit pas la fidélité doctrinale. De même que l’on peut tourner un film biblique à Hollywood sans produire un texte rabbinique, on peut reprendre les noms d’Abraham, d’Isaïe ou de Moïse sans pour autant marcher dans les pas d’Israël.

Maïmonide, la plus grande autorité du judaïsme médiéval, ne reconnaît pas le christianisme comme un monothéisme, mais comme une forme de paganisme. Il écrit : « Tous ceux qui professent les doctrines chrétiennes sont des idolâtres » (Mishné Torah, Hilkhot Avodat Kokhavim 9:4). Le Dieu du christianisme n’est pas le Dieu d’Israël.

Nietzsche disait que « le christianisme est un platonisme pour le peuple ». Il y a là un trait d’union manifeste, une filiation assumée, une trace ontologique : l’âme, l’au-delà, le Bien. Cette formule désigne une continuité avec un courant de la pensée grecque. Rien de tel n’existe entre christianisme et judaïsme rabbinique.

On objectera que l’essentiel n’est pas l’origine, mais le lien symbolique. Mais ce lien lui-même est une construction tardive et une fiction. L’expression « judéo-chrétien » n’est ni antique, ni médiévale. Nietzsche l’emploie pour dénoncer ce qu’il voit comme une morale du ressentiment, commune aux deux traditions.

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, et plus précisément après la Shoah, que cette expression commence à circuler dans le discours public – politique, intellectuel, médiatique – avec une connotation positive, inclusive, réconciliatrice. C’est dans ce contexte – celui de l’effroi post-génocidaire – qu’on parle pour la première fois de « valeurs judéo-chrétiennes ». Le terme devient un outil de réhabilitation morale : il vise à réintégrer le judaïsme dans une mémoire commune, à effacer symboliquement des siècles de persécution.

Même en admettant la validité du terme « judéo-chrétien », les traits fondamentaux de la civilisation occidentale sont aux antipodes du judaïsme rabbinique. L’Occident est conquérant, prosélyte, amoureux des arts, bâtisseur. Le judaïsme rabbinique ne cherche pas à convertir, ne valorise pas la représentation artistique, et ne bâtit pas de cathédrales. Il préserve, commente, sanctifie l’existence par l’étude et l’observance.

Ainsi se comprend l’usage illusoire du mot judéo-chrétien : il repose sur des signes extérieurs, des survivances culturelles, des convergences de surface, mais il méconnaît les lignes de fracture fondamentales. Il fait du judaïsme une sorte de décor symbolique pour la naissance d’une religion qui, très vite, s’en est détachée, puis s’y est opposée. Cette confusion visuelle, émotionnelle, est le terreau d’un mot qui rassure, mais ne dit pas la vérité. Le terme « judéo-christianisme » est un concept artificiel et anachronique, forgé au XXe siècle. Parler d’une souche commune, c’est effacer une rupture fondatrice. Le judaïsme n’a pas fondé l’Occident ; il a survécu en marge, dans la fidélité. Et c’est peut-être là, dans cette marginalité assumée, que réside sa grandeur.

Tikoun Olam : une dérive universaliste

Il est courant, dans certains cercles intellectuels ou religieux juifs, de présenter le judaïsme comme porteur d’une mission universelle. L’État d’Israël lui-même, dans certains discours politiques ou liturgiques, se voit assigner la tâche de « réparer le monde » (tikoun olam), d’incarner la justice , d’être une lumière pour les nations et de servir de modèle éthique. Cette rhétorique constitue une double dérive : un détournement des fondements bibliques du judaïsme et une altération du projet sioniste. Elle repose sur une lecture anachronique d’une expression tardive, tikoun olam, absente de la Torah et étrangère à la vocation d’Israël¹.

Le Pentateuque ne connaît pas de tikoun olam. Il ne confie au peuple juif ni la mission de réparer le monde ni celle de moraliser l’humanité. Ce qu’il exige, c’est la fidélité à une alliance, non l’accomplissement d’un projet universel². L’expression apparaît pour la première fois dans la Mishna, dans un contexte juridique visant à préserver l’ordre social³. Elle sera ensuite transformée, au XVIe siècle, dans la kabbale lourianique, en une entreprise métaphysique de rédemption par la pratique des commandements⁴. Enfin, au XXe siècle, elle est reprise par certains courants du judaïsme pour désigner un engagement tourné vers les droits de l’homme et la paix mondiale⁵.

Cette dernière lecture est devenue le vecteur d’un complexe qui pousse certains Juifs — y compris en Israël — à rechercher l’approbation du monde, à vouloir apparaître comme plus justes, plus humains, plus vertueux que les autres. On invite Israël à « tendre l’autre joue », dans un monde qui ne cesse de lui frapper la première⁶. On exige de lui ce qu’on n’attend de personne : l’éthique surhumaine d’un peuple en guerre.

Ce fardeau ne procède pas de l’héritage biblique, mais d’une projection chrétienne, universaliste, étrangère à la structure du judaïsme⁷. La Torah commande d’observer les commandements, et non pas de transformer le monde. Le judaïsme biblique n’est pas un humanisme : c’est une logique d’alliance, un ordre sans visée prosélyte. C’est un code destiné à Israël, non à l’humanité entière. Les appels de la Torah à la justice, à la paix ou à la compassion s’adressent exclusivement à Israël ⁸.

L’État d’Israël, né après des siècles d’exil, n’a pas pour mission de sauver le monde. Il n’est ni l’avant-garde de l’humanisme ni un laboratoire de vertu. Il est d’abord le retour du peuple juif sur sa terre, le recouvrement de sa souveraineté, la restauration d’une continuité historique, politique et culturelle⁹. Son fondement est le retour à la normalité après deux millénaires d’exception.  Israël ne prétend pas être un modèle. Il souhaite vivre en paix avec les nations, ne donne pas de leçons et n’est pas disposé à en recevoir. Il se définit par rapport à sa mémoire, à sa Loi, à sa langue et à sa terre.

La posture tikounique comporte un double danger : elle détourne Israël de ses priorités — sécurité, continuité, profondeur spirituelle — et l’expose à une attente intenable d’un monde qui ne lui pardonne pas d’être souverain. Le désir d’être aimé, admiré, légitimé est à la fois une erreur stratégique et une faute théologique. Israël n’a pas à convaincre, mais à exister.

Il ne s’agit pas de nier la portée morale du judaïsme, mais de rappeler qu’elle ne constitue pas un programme d’ingénierie globale. Le tikoun olam appartient à des couches post-toraniques de la tradition, parfois inspirées, parfois idéalisées, mais qui ne doivent pas être confondues avec l’ossature biblique. L’appel à la justice, dans la Torah, est d’abord un appel à l’ordre, à la cohérence, à la fidélité. La tâche d’Israël n’est pas de sauver le monde, mais de s’y tenir debout — selon ses lois, sa mémoire et sa langue. C’est en assumant cette singularité que réside sa contribution la plus profonde.

***

  1. Tikoun olam ne figure pas dans le Pentateuque ni dans les prophètes antérieurs à l’exil.
  2. Voir Deutéronome 7:12-16 : l’alliance conditionnée à l’observance des lois.
  3. Mishna Gittin 4:2 : mipnei tikoun ha-olam justifie des adaptations juridiques pratiques.
  4. Chez Isaac Louria, tikoun désigne la restauration de l’unité divine par les mitsvot.
  5. Le judaïsme libéral américain en a fait un principe d’action sociale.
  6. Référence à Matthieu 5:39, en rupture avec la logique biblique de justice.
  7. Le modèle d’un peuple sauveur du monde relève d’une théologie chrétienne appliquée à Israël.
  8. Cf. Exode 22:20–23 : les commandements sociaux visent la justice interne d’Israël.
  9. Voir Herzl, Der Judenstaat : l’État juif repose sur l’autodétermination, non sur une mission morale.

Le procès permanent d’Israël

Depuis des décennies, une série d’organismes internationaux s’est discréditée par son parti pris systématique contre Israël, pervertissant les idéaux de justice et d’équité pour en faire les instruments d’une guerre diplomatique menée sous couvert de légalité. L’ONU s’est transformée en tribune où l’antisémitisme prospère sous le vernis du langage institutionnel. Ses résolutions, votées à la chaîne par une majorité automatique d’États hostiles au droit d’Israël à l’existence, sont des parodies de justice destinées à délégitimer l’unique démocratie du Moyen-Orient. Le Conseil des droits de l’homme, en particulier, s’acharne de manière obsessionnelle sur Israël, tout en passant sous silence les pires violations des droits humains ailleurs dans le monde.

Dans ce contexte, voir des Israéliens chercher l’arbitrage d’instances prétendument supranationales pour attaquer leur propre pays relève d’une faute morale et d’une perfidie intellectuelle. Ils ne se dressent pas contre des abus réels, mais contre leur propre foyer, en adoptant la rhétorique de ceux qui souhaitent voir Israël disparaître ou réduit à un État honteux, perpétuellement accusé.

Ceux qui choisissent de livrer Israël aux gnomes de La Haye, empressés de juger ses dirigeants pour des crimes imaginaires, s’inscrivent dans une pathologie bien documentée dans l’histoire juive : la haine de soi. Jadis, le reniement passait par la conversion religieuse. Aujourd’hui, il prend la forme d’une allégeance zélée aux puissances moralisatrices occidentales, dans l’espoir d’obtenir un brevet d’honorabilité.

À travers leur démarche, ces Israéliens endossent le rôle ancien du supplétif de l’oppresseur, du témoin commode que l’on exhibe pour accréditer l’acte d’accusation. L’auto-flagellation devient un passeport moral pour accéder aux cercles vertueux de l’Occident éclairé. Curieusement, ces mêmes individus qui jettent Israël en pâture à des juridictions étrangères gangrenées par les préjugés idéologiques se drapent dans l’indignation lorsqu’il s’agit de défendre l’infaillibilité supposée de la Cour suprême israélienne. Leur conception du droit est à géométrie variable : ils le sacralisent lorsqu’il sert leur cause et le foulent aux pieds lorsqu’il les contrarie. Ils dénoncent toute réforme judiciaire comme une menace pour la démocratie, mais trouvent légitime de recourir à des magistrats internationaux notoirement hostiles à l’État juif. Derrière le masque du légaliste se cache l’idéologue, prêt à instrumentaliser la justice tant qu’elle sert ses intérêts. Ce sont les habits du juste portés par le délateur.

Les Israéliens qui s’acoquinent avec ces instances hostiles ne sont pas les vigies d’une démocratie éclairée, mais les rouages d’une machine idéologique conçue pour délégitimer leur propre pays. Ces appels ne font que renforcer ceux qui œuvrent à l’isolement, à la diabolisation, et à terme à la dissolution du projet sioniste. On attend d’un adversaire qu’il vous combatte ; d’un compatriote, qu’il vous défende ou, à défaut, qu’il garde le silence. Il y a là un relent de l’épisode biblique des meraglim, ces espions envoyés pour observer la Terre promise et qui furent punis non pour leur prudence, mais pour leur manque de loyauté.

À cela s’ajoutent les sempiternels donneurs de leçons, juifs ou non juifs, installés à l’étranger. Ils se croient investis du droit — voire du devoir — de dicter à Israël ce qu’il doit faire, penser, concéder ou sacrifier. Qu’ils soient politiques, écrivains, philosophes ou diplomates, peu importe : ils s’expriment avec une assurance inversement proportionnelle à leur enracinement dans la réalité israélienne.

Ces oracles de salon n’ont de cesse de rappeler à Israël ses « devoirs », sa « responsabilité morale », son « obligation de dialogue », son « exigence de modération ». Leur posture est d’autant plus pernicieuse qu’elle se pare des atours du désintéressement. Ils se présentent comme des amis exigeants, des alliés critiques, des intellectuels soucieux de l’universel. Mais ce qu’ils proposent n’est étrangement jamais applicable ailleurs. Aucune autre nation ne se verrait intimer de renoncer à ses frontières, à sa sécurité, à sa mémoire. Aucune démocratie ne se verrait contester son droit à l’autodéfense par ceux-là mêmes qui prétendent défendre les valeurs démocratiques.

Cette hypocrisie alimente un climat délétère où Israël est sommé de justifier son existence, son identité, son armée, sa capitale. Cette rhétorique paternaliste, qui parle de paix en exigeant qu’Israël s’agenouille, est une variante de l’hostilité ancienne : celle qui, jadis, exigeait du Juif qu’il soit invisible pour être toléré. Aujourd’hui, on exige de l’État juif qu’il soit impuissant pour être légitime.

Il ne s’agit pas ici de réclamer l’immunité d’Israël contre toute critique. Il s’agit de refuser que cette critique se transforme en délégitimation , en mise en accusation , en procès politique travesti en combat pour la justice. Israël, comme toute démocratie, peut et doit faire son examen de conscience. Mais il ne le fera ni sous la menace d’un tribunal partial, ni sous la pression de ceux qui confondent universalisme moral et haine recyclée.

La souveraineté démocratique n’est pas un luxe. C’est la condition de la liberté politique. Un peuple qui ne peut plus se défendre, ni militairement, ni symboliquement, ni juridiquement, finit par être dissous dans le discours des autres. Israël est en première ligne de ce combat mondial entre démocratie ancrée et droit désincarné, entre légitimité politique et oukase judiciaire, entre mémoire enracinée et idéologie flottante.

Il ne s’agit pas de fermer les portes. Il s’agit de tenir debout.

L’âme des peuples

Bien que né en Suisse, suite aux aléas de la Seconde Guerre mondiale, c’est en Belgique, dans la bonne ville d’Anvers, que se sont déroulées ma jeunesse et l’essentiel de ma vie adulte. Mes parents, d’origine polonaise, parlaient yiddish. J’ai été scolarisé en néerlandais, tandis que la communauté juive locale était francophone.

Il subsistait après la guerre un antisémitisme diffus, mais l’État lui-même ne l’était pas. Au contraire, il manifestait une forme de bienveillance à l’égard de la communauté juive, laquelle lui savait gré de pouvoir vivre dans un État de droit tout en demeurant un peuple dans le peuple. Les cérémonies officielles des institutions juives se concluaient non seulement par l’hymne national belge, mais aussi par l’hymne israélien.

L’école que je fréquentais suivait le programme officiel, enrichi de cours d’hébreu, de judaïsme et de sionisme. Cela n’empêchait nullement qu’on nous enseigne aussi que nos ancêtres étaient les Gaulois. Nous apprenions même que Jules César avait déclaré : « De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves »[1].

À mesure que se construisait l’Europe, il me semblait naturel d’y inscrire une part de mon identité. La philosophe Hannah Arendt avait d’ailleurs envisagé qu’après la guerre, « les Juifs devraient y être reconnus en tant que nation, et représentés en tant que tels au Parlement européen »[1].

Je savais que l’Europe n’était pas une nation, mais je croyais à l’idée des « États-Unis d’Europe ». Au-delà des intérêts économiques, j’y voyais un projet de paix, où l’interdépendance entre anciennes nations ennemies rendrait la guerre impensable. Je pensais qu’il était possible de concilier la construction européenne avec les particularismes, et que les vieilles nations avaient tout à gagner à céder une part de leur souveraineté au nom du bien commun.

Mais mon regard sur l’Europe a changé après mon émigration en Israël. J’y ai découvert que citoyenneté et identité pouvaient coïncider. En Israël, ce qui frappe, c’est la vitalité du lien entre peuple, territoire et récit. Cette nation, jeune et ancienne, ne cherche pas à s’excuser d’exister. Elle ne doute pas de la légitimité de sa langue, de sa mémoire, de son sol. Elle porte la conscience que le lien à la terre, à l’histoire, à la langue, au passé, est vital.

Cela m’a permis de comprendre ceux qui perçoivent l’Union européenne comme un piège tendu à l’âme des peuples. Ce n’est pas par rejet de l’Europe que mon regard a changé, mais par attachement à ce qu’elle fut. Je crains pour les peuples qui ont façonné ce continent, pour les cultures qui en ont constitué l’âme. J’observe une fatigue, un effacement, une honte diffuse d’exister.

L’identité nationale est devenue suspecte en Europe. La mémoire y est filtrée par la culpabilité. La souveraineté est perçue comme archaïque. On ne célèbre plus les racines : on les dissèque. On ne transmet plus : on déconstruit. Cette désaffiliation n’épargne aucune tradition, aucune langue, aucune croyance.

Là où l’Europe aurait pu offrir un modèle d’universalité enracinée, elle ne propose qu’un cosmopolitisme abstrait, désincarné, sacrifiant les héritages au nom d’un avenir sans contours. Or une civilisation ne vit pas que de droits, de traités ou de marchés. Elle vit de récits, de symboles, d’attachements. Elle vit de ce que les peuples reconnaissent comme leur, et qu’ils se sentent appelés à transmettre.

Ce n’est ni l’immigration, ni même l’islam, qui menace l’Europe. C’est le vide. Ce que les nouveaux venus y rencontrent, ce n’est pas une culture sûre d’elle-même, mais une société qui doute, qui n’ose plus nommer ses valeurs ni défendre ses principes autrement que par des abstractions procédurales. Le danger ne vient pas de l’altérité, mais de l’évanouissement de l’identité chez les Européens eux-mêmes.

Je n’ai pas cessé d’aimer l’Europe. Mais j’ai cessé de croire qu’elle puisse encore porter une espérance, tant qu’elle continuera de renier ce qui l’a faite. Ce que j’ai trouvé en Israël, ce n’est pas une identité figée, mais une fidélité vivante. Peut-être est-ce cela, au fond, que l’Europe a perdu : le sens de la transmission comme promesse.

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[1] « Guerre des Gaules », Jules César

[2] « Hannah Arendt.  Ecrits juifs » Fayard, 2011.

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