Loyauté et droit de retour : une exigence minimale

Beaucoup de Juifs en Diaspora se disent sionistes et soutiennent Israël, mais nombreux sont ceux qui n’ont pas les moyens de le manifester de manière active. Ceux qui s’estiment concernés par la Loi du Retour, concrètement ou symboliquement, pour eux-mêmes ou pour leurs descendants — maintenant ou plus tard — ont un devoir envers Israël.

L’Alyah n’a pas seulement été conçue comme refuge, pour ceux qui fuient la guerre, la misère ou l’antisémitisme. C’est un droit inscrit au fondement même de l’État d’Israël. La Loi du Retour, adoptée en 1950 puis amendée en 1970, en constitue la pierre angulaire. Elle stipule que tout Juif a le droit d’immigrer en Israël  (§1), et étend cette possibilité aux enfants, petits-enfants, ainsi qu’à leurs conjoints, même non juifs.

Mais ce droit appelle un engagement. Tout Juif qui se revendique du sionisme doit être du côté d’Israël en temps de guerre comme en temps de paix, selon ses moyens, son potentiel ou ses compétences. Cette proximité n’est pas seulement affective ; elle est aussi éthique et politique.

La Loi du Retour elle-même en précise les limites. Son article 2(b) autorise l’État d’Israël à refuser un certificat d’immigration à toute personne si le ministre de l’Intérieur estime qu’elle mène une activité dirigée contre le peuple juif, représente un risque pour la sécurité de l’État, ou a un passé criminel compromettant l’ordre public.

Ce droit n’est donc pas inconditionnel. Il suppose une adhésion à la légitimité d’Israël et à son projet national. En ce sens il s’apparente moins à un droit abstrait qu’à un pacte explicite : celui qui en bénéficie entre dans une histoire commune.

Il est dès lors inacceptable que certains, tout en se réclamant de la Loi du Retour, tiennent publiquement des discours hostiles à Israël, ou collaborent avec ceux qui contestent son existence de manière directe ou détournée. La critique est légitime, mais elle ne donne pas droit à l’accueil dans un État que l’on combat. Israël a le droit — et le devoir — de préserver sa continuité.

Dans cette perspective il est légitime qu’Israël exerce la discrétion que lui confère la Loi du Retour pour écarter ceux qui nuisent à son intégrité. Cela ne contrevient ni à la démocratie, ni aux droits de l’homme, ni à aucune convention internationale. Aucun État n’est tenu d’accorder la citoyenneté à qui que ce soit, et beaucoup de démocraties refusent toute immigration sans avoir à se justifier.

Il existe en outre une responsabilité particulière pour ceux qui sont éligibles à l’Alyah. Bénéficier d’un tel privilège impose une exigence de cohérence. Il ne s’agit pas de s’attaquer à la liberté de parole, mais d’assumer qu’on ne peut invoquer l’appartenance à un peuple tout en s’associant à ses ennemis au nom d’un universalisme dévoyé. Une telle contradiction est intenable.

Beaucoup de ceux qui adoptent ces positions extrêmes ne projettent pas nécessairement d’émigrer en Israël. Mais leur notifier que ce droit est suspendu — ne serait-ce que symboliquement — serait une manière de marquer les limites du pacte national. Il ne s’agirait pas de leur interdire l’entrée en Israël, mais d’acter un désengagement. Le vrai courage, pour ces individus, serait de renoncer explicitement à leur droit à l’Alyah afin de s’exempter du devoir de réserve qu’il implique.

Car on ne peut, d’un côté, se prévaloir d’un lien avec le destin d’Israël, et de l’autre, saper sa démocratie. Invoquer un droit tout en rejetant ce qui le fonde est une imposture morale.

La solidarité ne se décrète pas ; elle se démontre. Lorsqu’elle entre en contradiction avec les prémisses mêmes de l’État juif, il revient à Israël de rappeler que la Loi du Retour est un engagement au sein d’un destin collectif dont les citoyens d’Israël sont le fer de lance. Leur combat est réel ; il se paie de sang et de larmes — loin des péroraisons des donneurs de leçon qui pontifient en France ou ailleurs.

Ainsi, ceux qui se réclament de ce droit doivent choisir s’ils veulent l’exercer comme une forme de fidélité ou comme une option opportuniste, un contrat d’assurance qui n’engage à rien et qui est gratuit.

Le sionisme est un projet vivant qui requiert loyauté et exclut ceux qui par leur toxicité mettent en danger l’État d’Israël.

Gaza, société combattante : la fin du mythe civil

Ce texte propose une réflexion sans concession sur la responsabilité collective de la population de Gaza dans les crimes perpétrés le 7 octobre 2023. Il ne s’agit ni d’un pamphlet ni d’une abstraction théorique, mais d’une tentative de lucidité politique face à une réalité tragique. Refusant à la fois l’excuse systématique et l’accusation aveugle, il explore les fondements idéologiques, culturels et moraux d’un conflit où la figure du civil innocent est instrumentalisée, et où l’émotion humanitaire prend trop souvent le pas sur la pensée.

La stupeur du 7 octobre et l’aveuglement moral international

Le 7 octobre 2023 marque un tournant d’horreur pour Israël. En quelques heures, une violence à l’état brut déferle sur le pays : des commandos du Hamas franchissent la frontière depuis Gaza, massacrent, violent, incendient, kidnappent. Plus de 1 200 civils tombent sous les coups, des enfants sont arrachés à leurs parents, des vieillards brûlés vifs, des femmes traînées dans les rues puis exécutées ou emmenées comme trophées. Ce n’est pas une émeute, ce n’est pas une bavure, ce n’est même pas un attentat : c’est une opération militaire planifiée, revendiquée, et largement célébrée de l’autre côté de la barrière¹.

Et pourtant, presque aussitôt, l’attention médiatique internationale se détourne du crime pour s’interroger sur la riposte. L’indignation se déplace. Israël, pays meurtri, devient pays accusé. La question du droit à la défense est relativisée, comme si les Juifs d’Israël avaient perdu, en une journée, le droit fondamental d’exister sans être égorgés. Ce retournement moral — où la barbarie se dissout dans le bruit de fond des explications sociologiques — dit quelque chose de plus large : une incapacité occidentale à penser le conflit autrement que comme un combat entre le fort et le faible, indépendamment de toute vérité historique, idéologique ou stratégique².

Or, il ne s’agit pas ici d’un simple déséquilibre de forces. Ce qui se joue à Gaza relève d’un autre ordre : celui d’une société profondément engagée, depuis des années, dans une logique de guerre sainte, de haine endémique, de désignation de l’ennemi comme figure du Mal absolu. Le Hamas, certes, gouverne par la terreur, mais il ne le fait pas dans le vide. Il est soutenu, alimenté, porté par une grande partie de la population qu’il prétend représenter.

La question centrale, que l’on feint d’éviter, est pourtant simple : dans quelle mesure la société gazaouie dans son ensemble porte-t-elle une part de responsabilité dans les crimes commis le 7 octobre ? Quelle est la frontière, dans un régime islamiste militarisé, entre le civil et le combattant ? Et que devient la figure de l’« innocent » quand un enfant filme une décapitation avec son téléphone et envoie la vidéo à sa famille pour qu’elle célèbre son acte ?

Une société engagée : l’implication active ou passive des civils à Gaza

Le Hamas ne se contente pas de diriger Gaza : il y structure l’ensemble de la vie sociale, éducative et religieuse. Il tisse avec la population un rapport d’adhésion et de soumission qui rend indistincte la ligne entre la sphère civile et la sphère militaire. Ce n’est pas un hasard si les combattants du 7 octobre surgissent des tunnels en tenue de guerre, pendant que des civils gazaouis — des hommes, des femmes, des adolescents — les suivent, pillent avec eux, documentent les exactions, ou y participent directement.

Des dizaines de vidéos, analysées par les services de renseignement israéliens et par des journalistes indépendants, montrent des Gazaouis non armés franchissant la frontière pour s’emparer de biens, traquer des survivants, ou ramener des otages. Ce n’est pas un phénomène marginal : il est massif, spontané, euphorique. Il s’inscrit dans un imaginaire collectif qui, depuis des années, glorifie les attentats suicides, les tirs de roquettes et les assassinats de civils juifs comme autant d’actes de résistance héroïque.

Dans les écoles de Gaza, les manuels scolaires, rédigés ou validés par le Hamas, enseignent que les Juifs sont des « porcs et des singes » ; ils effacent Israël des cartes, exaltent la martyrologie, présentent les enfants tués dans les combats comme des modèles à suivre. Une étude de l’Institut IMPACT-se montre que les enfants gazaouis sont formés à la haine dès l’âge de six ans³.

Chaque été, des camps paramilitaires rassemblent des dizaines de milliers de jeunes garçons qui apprennent à manier le fusil d’assaut, à simuler des enlèvements de soldats israéliens, à creuser des tunnels. Ces scènes sont filmées, diffusées, promues sur les chaînes officielles du Hamas⁴.

Le président israélien Isaac Herzog le rappelle avec clarté : « Il n’y a pas de différence entre les infrastructures terroristes et la société qui les héberge. Gaza tout entière fonctionne comme une machine de guerre »⁵.

Cette affirmation, souvent jugée choquante en Occident, correspond pourtant à la réalité d’un territoire où le Hamas fusionne volontairement les dimensions militaires et civiles. Les tunnels partent des mosquées, passent sous les hôpitaux, débouchent dans les écoles. Les postes de commandement sont situés dans les caves d’immeubles résidentiels. Les roquettes sont lancées depuis des toits d’habitation.

Mais une question demeure, à la fois morale, juridique et existentielle : que faire lorsqu’un enfant — peut-être âgé de dix ou douze ans — transporte un lance-roquette, grimpe sur le balcon de ses parents et le met en position pour bombarder une ville israélienne ? Lorsqu’un drone détecte ce mouvement, Israël est-il censé ne rien faire, au motif que l’enfant est mineur, manipulé, non responsable pénalement ? Peut-on demander à une armée régulière d’ignorer une menace létale parce qu’elle émane d’un corps juvénile ? Ce dilemme tragique — dont le Hamas connaît parfaitement la portée symbolique — fait partie intégrante de la stratégie ennemie : il pousse Israël à choisir entre sa survie et sa réputation, entre l’impératif de se défendre et celui de préserver une image morale que l’on nie par ailleurs à ses ennemis⁶.

Les seuls innocents véritables, dans cette guerre, sont les très jeunes enfants, ceux qui ne portent encore aucune intention, aucune idéologie, aucune arme. Et il existe, bien entendu, une petite minorité d’hommes et de femmes — de tous âges, de toutes conditions — qui ne participent en rien à la logique de guerre, qui rejettent le Hamas, qui subissent sans recours le joug de la terreur et l’impasse du conflit. Eux aussi sont des innocents véritables, pris au piège de l’Histoire et de la guerre, comme tant d’autres l’ont été depuis la nuit des temps.

Penser la responsabilité collective : entre droit, morale et lucidité

Accuser un peuple entier de complicité dans un crime paraît, à première vue, intenable. L’idée même choque. Pourtant, face à l’implication visible et revendiquée d’une large part de la population de Gaza dans la guerre déclenchée contre Israël, cette notion redevient inévitable.

Karl Jaspers, dès 1946, distingue quatre types de responsabilités : criminelle, politique, morale, et métaphysique⁷. Ce schéma, élaboré pour penser la responsabilité des Allemands après le nazisme, ne s’applique pas mécaniquement à Gaza. Mais il permet une finesse d’analyse. Tous les Gazaouis ne sont pas coupables au sens juridique. Mais beaucoup participent, soutiennent, glorifient. D’autres, plus nombreux, savent et se taisent.

Hannah Arendt note que le mal devient « banal » quand il cesse d’être pensé⁸. Ce que l’on observe à Gaza relève bien de cette dynamique : un mal diffus, routinisé, qui traverse l’école, la rue, la mosquée, jusqu’à devenir invisible, parce que normal.

La charte du Hamas de 1988 affirme : « Le Jour du Jugement ne viendra pas tant que les Musulmans n’auront pas tué les Juifs »⁹. Ce texte n’a jamais été formellement renié.

Accepter de penser cette responsabilité collective ne signifie pas nier les souffrances réelles. Cela signifie seulement que la souffrance n’innocente pas tout.

Guerre asymétrique et tragédie morale : Israël face au piège de Gaza

Depuis le 7 octobre, l’État d’Israël mène une guerre qu’il ne peut ni gagner rapidement, ni fuir. Le Hamas cherche à provoquer sa réponse, à la condamner. Il tend un piège où les civils de Gaza deviennent à la fois otages, boucliers et instruments.

Les roquettes sont tirées depuis des zones habitées. Les dépôts d’armes sont dissimulés sous les hôpitaux, les écoles, les mosquées. Les otages sont cachés dans des lieux civils. Israël, face à cela, tente de limiter les pertes : avertissements, tracts, frappes ciblées. Mais le Hamas empêche les évacuations. Et chaque mort devient une arme médiatique.

Les bilans sont fournis par le ministère de la Santé de Gaza, contrôlé par le Hamas. Ils incluent combattants, terroristes et affiliés. Une étude de NGO Monitor rappelle que dans les précédents conflits, près de la moitié des « civils » tués se révèlent être des combattants¹⁰.

Le droit international reconnaît le droit de légitime défense (article 51 de la Charte de l’ONU)¹¹. Israël agit dans ce cadre, bien plus que ne le feraient d’autres nations.

Contre les mythes de l’innocence : la glorification de la mort

Gaza est devenu le symbole mondial de la souffrance. Mais cette souffrance n’est pas neutre. Elle est instrumentalisée. Elle cache une culture de la mort que l’on refuse de nommer.

Les attentats sont célébrés, les tueurs glorifiés. En 2001, après la tuerie du restaurant Sbarro, des Gazaouis distribuent des bonbons pour fêter la mort d’enfants¹². Des émissions pour enfants diffusent des appels à tuer les Juifs¹³. Les manuels scolaires encouragent le martyre¹⁴.

Golda Meir le dit : « La paix viendra quand les Arabes aimeront leurs enfants plus qu’ils ne nous haïssent. »

Il s’agit d’une idéologie totalitaire, haineuse, sacrificielle. Refuser de le voir, c’est renoncer à toute possibilité de paix.

Reconnaître la réalité pour espérer la dépasser

Il faut rendre à la pensée sa rigueur, à la lucidité sa place. Il ne s’agit pas de haïr, mais de voir. Voir que Gaza n’est pas seulement victime, mais acteur. Que la paix ne viendra pas sans rupture avec la culture de la haine. Et que la vérité, même brutale, est le premier pas vers une autre histoire.

**

  1. Rapport du gouvernement israélien sur les victimes du 7 octobre 2023.
  2. Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, Grasset, 1983.
  3. IMPACT-se, Review of Palestinian Authority Schoolbooks, 2023.
  4. MEMRI, rapports vidéos 2019–2023 ; UN Watch.
  5. Déclaration d’Isaac Herzog, 12 octobre 2023.
  6. Intelligence and Terrorism Information Center (Meir Amit), rapports 2014–2023.
  7. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, 1946.
  8. Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Seuil, 2005.
  9. Charte du Hamas, article 7, 1988.
  10. NGO Monitor, Casualty Figures in Gaza, 2023.
  11. Cour EDH, Isayeva c. Russie, 2005.
  12. BBC News, 10 août 2001.
  13. MEMRI TV, Pioneers of Tomorrow, Al-Aqsa TV, 2007–2011.
  14. CMIP, Palestinian Authority Schoolbooks, 2020.

Gad Elmaleh et Delphine Horvilleur : miroirs inversés d’une même trahison

Il est des itinéraires très différents qui convergent vers un même point d’effondrement moral. Celui de Gad Elmaleh, humoriste juif fasciné par le catholicisme, et celui de Delphine Horvilleur, rabbin libéral devenue figure médiatique, dessinent les deux versants d’un même abandon. L’un passe du divertissement à l’adhésion à un message chrétien idéalisé, l’autre de l’enseignement religieux à la mondanité culturelle de gauche. Deux trajectoires différentes, mais un même objectif : séduire, apaiser, être dans l’air du temps.

Gad Elmaleh a mis en scène, avec un soin narratif assumé, son attirance pour le catholicisme. Dans son film « Reste un peu » il raconte une forme de cheminement spirituel vers la Vierge Marie, présenté comme intime, sincère, presque inéluctable. Le judaïsme y est lourd, familial, presque subi ; le christianisme, lui, apparaît doux, accueillant, lumineux. Ce renversement de polarité n’est pas neutre. Il réactive une vieille imagerie chrétienne : celle du Juif enfin « éclairé », fasciné par la grâce mariale, sauvé par la douceur du message évangélique.

Peu importe la lettre, c’est l’esprit qui parle : avec ou sans conversion, le processus devient ici une fable réconciliatrice, une manière d’absoudre le christianisme de son passé antijuif en mettant en scène un Juif attendri par son message. Car ce christianisme-là — dépouillé de dogme, réconcilié, dépolitisé — devient objet d’admiration. Et dans ce rôle, Gad Elmaleh fonctionne comme une figure messianique inversée : non pas celui qui annonce la rédemption, mais celui qui s’y rend. Volontairement.

Ce récit s’inscrit dans une histoire longue : celle d’un christianisme bâti sur la substitution et l’effacement. L’accusation de déicide  a longtemps constitué le cœur de sa théologie, portée par l’évangile attribué à Matthieu ¹. Cette charge continue d’habiter l’inconscient collectif occidental. Dans ce contexte, un Juif qui célèbre la figure de Marie, qui admire l’Église et qui s’en remet à ses symboles devient un instrument de blanchiment. Un rouage dans le récit de la réconciliation chrétienne avec sa propre violence.

En miroir, Delphine Horvilleur emprunte un chemin inverse mais comparable. Elle ne quitte pas le judaïsme, mais le transforme en produit de communication. Elle a su occuper l’espace médiatique comme rabbin progressiste, figure rassurante, apte à faire entendre un judaïsme compatible avec les codes moraux du temps : inclusif, féministe, intersectionnel, tolérant à l’excès. Elle n’interprète plus la Torah : elle la reformule pour plaire. Elle ne transmet plus la tradition : elle la reconditionne. Le judaïsme devient un langage parmi d’autres, un prétexte à discours éthique, un objet esthétique. Il ne dérange plus ; il s’ajuste.

Mais cet ajustement n’est pas neutre. Il laisse apparaître des notions étrangères au judaïsme, venues d’une théologie chrétienne intériorisée: primat de l’amour sur la Loi, pardon détaché de toute responsabilité, universalité morale indistincte, culte de la souffrance et de la victime. Horvilleur construit ainsi un judaïsme qui, sous couvert d’ouverture, s’aligne progressivement sur des catégories chrétiennes — celles d’une rédemption sans exigence, d’un salut sans peuple, d’un message sans élection. Ce judaïsme déjudaïsé devient acceptable parce qu’il épouse les valeurs d’un Occident post-chrétien mais encore largement façonné par le vocabulaire évangélique. En important ces idées dans son enseignement, elle dilue la singularité du judaïsme dans une religion morale abstraite, fondée non plus sur la mémoire et la Loi, mais sur l’émotion et l’universel.

Cette posture séduit un public large, mais elle correspond aussi aux attentes d’une gauche intellectuelle qui a rompu depuis longtemps avec la mémoire juive. Cette gauche — dont Michel Onfray parle dans « l’autre collaboration »² — a troqué l’antisémitisme racial de l’extrême droite pour un antisionisme culturel plus présentable, mais tout aussi destructeur. Elle tolère les Juifs qui s’excusent d’être juifs, ceux qui relativisent Israël, qui dénoncent leur propre peuple, ou qui en dissolvent les frontières. Delphine Horvilleur est devenue l’une des voix officielles de ce judaïsme acceptable : celui qui se veut moral plutôt qu’historique, humaniste plutôt que fidèle, mondialiste plutôt que singulier.  Son discours sous couvert de sagesse universaliste est toxique pour Israël. Il légitime une dissociation entre le Juif acceptable et le Juif enraciné et donne des armes symboliques à ceux qui rêvent d’un Israël vidé de sa légitimité historique.

Gad Elmaleh et Delphine Horvilleur incarnent ainsi, chacun à sa manière, une même démission. L’un renonce à ce qu’il est en idéalisant la religion qui a combattu ses ancêtres pendant deux millénaires ; l’autre en se mettant au service d’une idéologie qui nie les fondements concrets du judaïsme. L’un cède au mirage de la rédemption chrétienne ; l’autre au confort de l’adhésion médiatique. Mais au fond, c’est le même mouvement : ils cherchent tous deux à plaire, à rassurer, à être aimés. Et pour cela, ils sacrifient l’essentiel : l’irréductibilité du judaïsme, son éthique de la séparation, sa fidélité à l’histoire.

Ce qu’ils trahissent, ce n’est pas qu’un héritage religieux ou culturel. C’est une manière de penser, une ontologie. Le judaïsme repose sur la Loi, sur la transmission, sur la responsabilité. Il ne prêche pas l’amour inconditionnel, mais la justice. Il ne célèbre pas la faiblesse, mais la fidélité. Il ne vise pas à fondre l’humanité dans un tout, mais à rappeler à chacun sa place, sa parole, sa dette. Ce qui se joue ici, dans ces deux trajectoires publiques, c’est la perte de cette altérité exigeante. Et avec elle, et avec elle, la dissolution de tout ce qui fait du judaïsme une altérité vivante.

***

¹ Évangile selon Matthieu 27:25 : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! ».

² Michel Onfray, L’autre collaboration . Les origines françaises de l’islamo-gauchisme, Editions Plon février 2025.

Conférence du collectif Raison Garder

Chers amis,

J’ai le plaisir de vous convier à la présentation du collectif Raison Garder, fondé par Marie-Lyne Smadja le 7 avril dernier. Cette initiative entend contribuer à la préservation du tissu démocratique israélien en offrant un espace d’expression aux francophones désireux de réhabiliter une parole modérée, au-delà des clivages politiques.

L’événement aura lieu à mon domicile mardi 27 mai 2025 à 19:30 heures.  

Nous aurons l’honneur d’accueillir des intervenants de qualité, reconnus pour leur engagement intellectuel et leur expertise.

Marie-Lyne Smadja, docteure en sciences de l’éducation, présentera la genèse de Raison Garder.
Emmanuel Navon, professeur à l’Université de Tel-Aviv, interviendra sur le thème de la raison géopolitique.
Claude Brightman, présidente du Campus francophone du Collège académique de Netanya, traitera de la raison identitaire et culturelle.
Denis Charbit, professeur à l’Université Ouverte de Ra’ananna, proposera une réflexion sur la raison démocratique.

L’entrée est gratuite et sera précédée d’un buffet, mais le nombre de places étant limité, merci de le faire par mail à daniel@danielhorowitz.com ou via Whatsapp au +972546438944.

L’adresse : Michael Ne’eman 8, Tel-Aviv, (secteur Glilot). Parking gratuit.

A bientôt j’espère,

Daniel Horowitz

Woody Allen ou l’ironie du néant

Woody Allen est un Juif new-yorkais qui a façonné une œuvre marquée par la tradition intellectuelle juive — celle de l’humour comme lucidité, du doute comme moteur, de l’angoisse comme matière première. Hérité de la diaspora d’Europe de l’Est, cet humour mêle autodérision, absurdité, ironie grinçante et conscience tragique de la condition humaine. Il se nourrit du sentiment d’être étranger au monde, d’en rire parce qu’on ne peut pas y croire tout à fait, et d’en faire un art de la survie. Cette pensée s’exprime entre raison et passion, harmonie et rage, ordre et transgression, sensé et insensé, réel et imaginaire, angoisse et humour, technique et art, le tout par-delà le bien et le mal.

Chez Allen, le comique n’est jamais pur divertissement : il est le masque bariolé de la panique. Le monde est absurde, la vie n’a pas de sens, Dieu est silencieux ou mort, la morale n’a plus de garant. Rire devient alors un geste réflexe, un réflexe vital : si l’on n’en rit pas, on s’écroule. C’est dans cet entrelacs d’humour et de détresse que se loge la profondeur philosophique de son cinéma.

Les films de Woody Allen mettent en scène, avec insistance, un décalage irréductible entre le désir masculin et l’attente féminine. Ce thème n’est pas toujours au cœur de l’intrigue, mais il la traverse en filigrane. L’homme, chez Allen, est tenaillé par une pulsion sexuelle constante, irrépressible, qu’il doit apprendre à dissimuler pour rester fréquentable. La femme, quant à elle, ne semble jamais vraiment comprendre ce que cette pulsion signifie. Elle peut l’observer, la subir, la suspecter, mais non la ressentir.

Allen inverse parfois les rôles : il crée des personnages féminins qui paraissent adopter une sexualité « masculine ». Mais le scénario finit toujours par les trahir : cette virilité n’était qu’un leurre, une stratégie, ou une ruse de la nature, pour reprendre la formule de Schopenhauer. À l’heure du passage à l’acte ou de l’attachement durable, une divergence fondamentale refait surface.

L’un des motifs les plus récurrents est celui du couple usé, sexuellement tari, où la femme rassure, relativise, évoque des cycles, quand l’homme, lui, s’affole. Il ne peut concevoir une vie d’où le désir serait absent. Il doute, il culpabilise, puis finit par céder à la tentation extérieure. Ce cycle tragique, Woody Allen le filme avec une légèreté apparente, mais une lucidité sans indulgence.

Dostoïevski est sans doute l’auteur qui traverse le plus profondément l’œuvre d’Allen. Le cinéaste ne cesse de rejouer, à sa manière, la question morale posée par Crime et Châtiment : que se passe-t-il dans un monde où Dieu est mort ? Où la faute ne rencontre plus de sanction, ni divine, ni humaine ? Où l’homme peut tuer, aimer, mentir, sans jamais être rappelé à l’ordre par un au-delà ?

Dans Crimes and Misdemeanors, un homme fait assassiner sa maîtresse pour préserver sa vie sociale. Il est accablé de remords… puis il les surmonte. Le monde continue de tourner. Dans Match Point, le jeune ambitieux tue sa maîtresse enceinte, cache le crime et finit même par être récompensé par la vie. Ces films sont des variations modernes sur les dilemmes dostoïevskiens, mais ils suppriment la transcendance. Il ne reste qu’un monde plat, dans lequel la faute est soluble dans le temps.

L’écho des Frères Karamazov résonne: si Dieu n’existe pas, alors tout est permis. Mais Allen ne moralise pas. Il observe. Il constate que la justice ne vient pas toujours. Que la conscience peut être anesthésiée. Que l’homme moderne est capable du pire sans même perdre le sommeil.

Si l’influence de Dostoïevski est narrative, celle de l’existentialisme est conceptuelle. Les personnages de Woody Allen sont des êtres jetés dans un monde sans repères, contraints d’inventer leur vie tout en doutant de sa valeur. Ils cherchent des issues dans l’amour, la sexualité, l’art ou la psychanalyse, mais rien n’apaise durablement leur vertige.

La liberté, chez Allen, n’est pas une promesse, mais un fardeau. Elle condamne l’homme à choisir sans jamais savoir s’il a raison. La responsabilité est écrasante. Le héros de Irrational Man, professeur de philosophie dépressif, en arrive à tuer pour se sentir exister. La pulsion de sens devient pulsion d’agir, même criminelle. Et lorsqu’il meurt, le monde ne s’ébranle pas : il glisse.

Il y a chez Allen une proximité paradoxale avec Kierkegaard : l’homme est seul face à l’abîme. Mais contrairement au penseur danois, il n’y a pas ici de saut dans la foi. Le saut est avorté. L’ironie devient alors la seule transcendance.

Les intellectuels chez Woody Allen sont omniprésents : psychanalystes, professeurs, écrivains, cinéphiles… Tous parlent beaucoup, lisent Freud, citent Kant, mais ne savent ni aimer, ni décider, ni vivre. La culture devient une manière de ne pas affronter le vide. Elle anesthésie l’angoisse sans la dissiper.

Les dialogues brillants masquent des vies manquées. Les références savantes sont des béquilles. Allen montre ainsi que la culture, loin d’être une solution, est souvent une fuite : elle transforme la tragédie en conversation, l’abîme en bon mot. C’est une névrose élégante.

La musique joue un rôle fondamental dans le cinéma de Woody Allen. Elle est plus qu’un fond sonore : elle est l’âme invisible des scènes, leur tonalité secrète. Dans Manhattan, la ville est magnifiée par les envolées de George Gershwin. Dans d’autres films, ce sont les standards de jazz — Duke Ellington, Cole Porter, Louis Armstrong, Benny Goodman — qui enveloppent les dialogues d’une douceur mélancolique.

Allen utilise aussi la musique classique avec intelligence. Brahms dans Another Woman, Mahler dans Crimes and Misdemeanors, ou encore Bach dans Love and Death. Chaque morceau donne une profondeur supplémentaire à la scène, parfois en contraste avec ce qui est dit ou montré. La musique devient un commentaire muet, souvent plus honnête que les personnages eux-mêmes.

L’opéra tient également une place discrète mais signifiante, notamment Puccini et Verdi. Il incarne l’excès des passions, la théâtralité du désir, et souligne souvent l’écart entre le drame vécu et l’apparence sociale.

Le jazz, quant à lui, est le genre le plus emblématique d’Allen : musique urbaine, intellectuelle, improvisée, elle lui sert de refuge, d’échappatoire, et même de mémoire. Dans Sweet and Lowdown, entièrement consacré à un guitariste de jazz fictif, Allen rend hommage à Django Reinhardt tout en explorant la solitude d’un génie incapable d’aimer.

À travers ces choix musicaux, Woody Allen exprime une vision du monde nostalgique : un monde désenchanté, où la beauté existe encore, mais détachée de la vérité, suspendue comme une illusion consolante.

Woody Allen dit dans son autobiographie que son plus grand regret est de n’avoir jamais réalisé un grand film. Mais son œuvre, prise comme un tout, est peut-être ce grand film. Elle ne brille pas par une unité formelle ou esthétique, mais par une cohérence existentielle.

Chaque film est une confession déguisée, un fragment de journal intime. Il y parle de son angoisse, de ses désirs, de sa lucidité. L’ironie n’est pas une posture : elle est la seule manière supportable de dire la vérité. En cela, Woody Allen est peut-être le plus philosophe des cinéastes.

Woody Allen ne cherche pas à réconcilier l’homme avec le monde, mais à l’aider à survivre en l’observant. Il n’a pas construit une doctrine, mais façonné une vision du monde — sceptique, angoissée, lucide, et par endroits lumineuse. Il se tient entre foi et nihilisme, désir et impuissance, morale et relativisme, tragédie et burlesque. L’existentialisme qui affleure dans ses films n’a rien d’abstrait : il est vécu, incarné, souvent autobiographique. Il ne propose pas de solution, mais il formule avec une acuité rare les termes du problème.

Cette pensée filmée, ce doute mis en scène, constitue peut-être l’un des plus beaux témoignages artistiques du désenchantement moderne. En mettant en scène des personnages perdus mais vivants, blessés mais brillants, Woody Allen nous tend un miroir — déformant et drôle — dans lequel chacun peut reconnaître ses propres failles.

Et si l’on rit devant ses films, c’est souvent pour ne pas pleurer.

La peine de mort dans la tradition juive : entre principe et dissuasion

La Torah proclame : « Tu ne tueras point » (Exode 20,13), mais cette injonction n’est pas absolue. Elle coexiste avec la reconnaissance de situations où le recours à la violence létale peut se justifier. Moïse incarne cette tension : voyant un Égyptien battre à mort un esclave, il intervient et tue l’agresseur. Ce geste, à la fois transgressif et salvateur, souligne la complexité morale de la légitime défense dans la tradition juive. Tuer n’est jamais souhaitable, mais peut s’imposer comme un mal nécessaire face à une violence imminente.

Cette dialectique se prolonge dans le traitement talmudique de la peine de mort. Le Talmud ne nie pas le principe de la peine capitale ; il en encadre l’usage à un point tel qu’il en rend l’application quasiment impossible. Dans le traité Sanhédrin (Mishna Sanhédrin 4:1), les conditions requises pour prononcer une condamnation à mort sont si rigoureuses qu’elles deviennent dissuasives : deux témoins doivent non seulement avoir vu l’acte criminel, mais aussi avoir averti le coupable immédiatement avant qu’il ne le commette (hatra’ah), et celui-ci doit avoir explicitement reconnu l’avertissement tout en persistant dans son acte.

Un passage célèbre affirme : « Un Sanhédrin qui exécute une personne tous les sept ans est appelé destructeur. Rabbi Eléazar ben Azariah dit  tous les soixante-dix ans. Rabbi Tarfon et Rabbi Akiva disent : si nous avions siégé au Sanhédrin, jamais une personne n’aurait été exécutée » (Mishna Sanhédrin 4:5). Cette posture illustre non un rejet de principe de la peine de mort, mais une volonté d’en restreindre à l’extrême l’usage, au nom de la justice et de la prudence.

Cette prudence extrême dans l’application de la peine capitale reflète une conscience aiguë de l’irréversibilité de l’acte judiciaire. Dans le judaïsme rabbinique, le droit à la vie n’est pas simplement un principe moral ; il est un impératif théologique. L’homme est créé à l’image de Dieu (bétsélem Elohim), et toute atteinte à sa vie engage une responsabilité envers Celui qui en est l’origine. D’où cette formule saisissante du Talmud de Jérusalem : « Celui qui détruit une seule vie, c’est comme s’il avait détruit un monde entier » (Talmud de Jérusalem, Sanhédrin 4:9, 22a), reprise dans le Talmud de Babylone avec des variantes (Sanhédrin 37a).

Si la peine de mort existe dans la Torah — lapidation, strangulation, décapitation, incinération — les Sages du Talmud n’ont eu de cesse d’en rendre l’application théorique. Il s’agit moins d’abolir que de désactiver. La justice humaine, faillible par définition, doit éviter l’irréparable. Même en présence de coupables avérés, le principe de précaution prévaut. Ainsi, le rôle du Sanhédrin n’est pas d’assouvir un besoin de vengeance, mais d’ériger une muraille contre l’erreur judiciaire. La dissuasion prime sur la rétribution.

Cet héritage explique en partie la position de l’État d’Israël sur la question. Bien que la peine de mort figure toujours dans le droit israélien (notamment pour crimes contre l’humanité ou haute trahison), elle n’a été appliquée qu’une seule fois : en 1962, pour Adolf Eichmann. Même dans ce cas, la décision fut entourée d’un débat éthique intense. L’héritage talmudique a pesé dans la balance, aux côtés d’impératifs moraux, historiques et symboliques.

La modernité juive, nourrie par l’expérience de l’exil, de la persécution et du soupçon envers le pouvoir étatique, tend ainsi vers une forme de réticence structurelle à l’égard de la peine capitale. Ce n’est pas un pacifisme de principe, mais une éthique du soupçon. Le juge ne doit pas jouer à Dieu, même quand le texte sacré semble l’y autoriser.

Si la tradition rabbinique a réduit la peine de mort à un vestige normatif quasi inapplicable, elle ne l’a pas vidée de sa signification. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le sort du coupable, mais la nature même de la justice humaine. Le judaïsme ne prétend pas que toute peine capitale serait injuste, mais qu’aucune institution humaine ne peut s’en réclamer sans excès de pouvoir ou de certitude. Seul Dieu peut juger en connaissance totale, car Lui seul connaît le cœur de l’homme (yo’déa taloumoth). D’où cette méfiance constante envers la prétention humaine à la justice absolue.

Chez Emmanuel Levinas, cette prudence se transforme en exigence radicale : la responsabilité envers l’autre, en tant qu’autre, impose une suspension de la violence, même justifiée. L’éthique n’est pas réductible à une logique de sanction ou de compensation, mais à une asymétrie fondamentale entre le moi et le visage de l’autre. « Le visage me dit : tu ne tueras point », écrit Levinas dans Éthique et infini. Ce commandement ne vient pas comme une loi extérieure, mais comme un ordre qui surgit du visage même de l’Autre, dans sa vulnérabilité. Même lorsque la loi autorise la punition, l’éthique peut en suspendre l’exécution.

À l’opposé de cette lecture éthique, Yeshayahu Leibowitz adopte une approche halakhique rigoureuse et désenchantée. Pour lui, la Halakha, en tant que système autonome, contient ses propres régulations internes, indépendamment de toute éthique humaniste. Mais cette fidélité au formalisme n’empêche pas une profonde défiance à l’égard de tout pouvoir religieux ou politique qui prétendrait incarner la volonté divine. La peine de mort, dans un État moderne, même juif, ne saurait être légitimée par la Torah. Ce serait confondre l’ordre religieux et l’ordre politique — ce que Leibowitz dénonçait comme idolâtrie.

Dans cette perspective, on comprend pourquoi l’extrême rigueur talmudique sur les procédures capitales est en réalité une manière de transférer la justice hors du champ de la vengeance. Même dans le cas du rodef — celui qui poursuit autrui pour le tuer et qu’il est permis de neutraliser avant qu’il ne frappe (Talmud de Babylone, Sanhédrin 73a) — l’objectif n’est pas la sanction, mais la prévention. On sauve la victime, non pour punir l’agresseur, mais pour empêcher l’irréparable. Et si l’agresseur peut être neutralisé sans être tué, il est interdit de lui ôter la vie. Ainsi, Maïmonide précise dans le Mishné Torah : « Si l’on pouvait sauver la victime en frappant un des membres de l’agresseur, mais qu’on l’a tué à la place, on est coupable de meurtre » (Hilkhot Rotzeah uShmirat Nefesh, 1:6).

Cette dynamique s’éclaire à la lumière de l’histoire juive. Le peuple juif a expérimenté dans sa chair la violence d’États justiciers, de tribunaux d’exception, de lois de sang. Dès lors, une tradition marquée par Auschwitz et Kamenets-Podolsky, par les autodafés et les pogroms, ne peut qu’être traversée par une allergie structurelle à l’absolu judiciaire. Le droit juif, dans sa sagesse millénaire, a peut-être anticipé ce que les États modernes n’ont appris qu’à travers les horreurs du XXe siècle : qu’un pouvoir qui tue au nom de la justice court toujours le risque de tuer au nom de lui-même.

Mélenchon, Goebbels, même combat ?

En janvier 2017, l’historien Georges Bensoussan est poursuivi devant le tribunal correctionnel de Paris pour « incitation à la haine raciale ». Alain Jakubowicz, alors président de la Licra, choisit de se joindre à plusieurs organisations antisémites en se portant partie civile contre lui. Bensoussan, dont l’œuvre est consacrée à la vérité historique, à la mémoire de la Shoah et à la dénonciation de l’antisémitisme islamique, sera relaxé à tous les niveaux de juridiction — première instance, appel, cassation. Jakubowicz n’a jamais reconnu sa faute et maintient jusqu’à ce jour qu’il avait eu raison d’accabler Bensoussan, et persiste à le faire savoir  à l’occasion.

Mais cette fois-ci, Jakubowicz a vu clair. Lors d’une émission sur BFMTV, il a fait une comparaison pointue : « Toutes proportions gardées, je vois un parallèle entre Mélenchon et Goebbels, le ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande. » Ce propos a déclenché l’ire des commentateurs professionnels, mais en réalité, Jakubowicz n’a ni déliré ni exagéré. Il a vu, perçu, compris, et reconnu dans la rhétorique de Mélenchon un registre de communication qui évoque celui du maître de la propagande nazie : le rapport à la vérité, à l’émotion, au peuple, à l’ennemi, à la presse, aux Juifs.

Jakubowicz a été l’avocat de parties civiles lors de procès contre des nazis. Il connaît de l’intérieur les discours, les tactiques, les procédés utilisés par les architectes de leur propagande. Lorsqu’il évoque Goebbels c’est pour relever une structure de langage, un mécanisme de captation mentale qu’il a appris des archives et dans les audiences.

Mélenchon n’est pas un criminel avéré et le parallèle de Jakubowicz ne constitue pas une équivalence morale. Il s’agit d’une parenté de formes. Goebbels a pensé une propagande fondée non sur la raison, mais sur le conditionnement. Répéter. Simplifier. Émouvoir. Focaliser la haine. Il ne s’agissait pas de convaincre, mais d’hypnotiser. Pas d’éclairer un peuple, mais de le fanatiser. L’opinion publique devient manipulable à partir du moment où l’on active les bons leviers : l’indignation, la peur, la certitude. Le mensonge devient arme, l’image du chef devient dogme, l’ennemi absolu devient obsession. Ce dispositif n’exige pas de police politique : une parole unique, martelée, obsessionnelle suffit. Une parole qui enserre, qui couvre les objections par sa seule intensité.

C’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon. Il harangue. Il accuse. Il purge. Il façonne un noyau militant en lui imposant une vision binaire du monde : les dominés et les oppresseurs ; les purs et les traîtres ; les justes et les ennemis du peuple. Le pluralisme ? Un luxe bourgeois. L’esprit critique ? Une trahison. Ce qu’il faut, c’est un peuple homogène, fusionnel, rassemblé autour de lui. Ceux qui s’en détachent sont mis à l’écart, invisibilisés, bannis. L’opposition interne à LFI devient une faute morale. Le désaccord est une impureté. C’est ce que Goebbels appelait « l’unité organique du mouvement ».

Et puis il y a la question juive. Chez Mélenchon, elle ne revient jamais frontalement, mais toujours perfidement. C’est le vieil antisémitisme de droite, celui du sang et du sol, recyclé dans les habits d’un antisionisme de gauche. C’est rusé, insidieux, efficace. Mélenchon ne s’attaque pas directement aux Juifs, mais s’en prend à ce qu’ils représentent : leur mémoire, leur vigilance, leur capacité à dire non. Il attaque leurs institutions, leurs représentants, leur légitimité à exister en tant que collectif. Il parle de « lobby sioniste », de « groupe de pression », de « communautarisme ». Tout cela, bien entendu, au nom de la Palestine, qu’il instrumentalise comme une caution morale à sa haine masquée.

Tout ce qui porte un nom juif ou évoque la mémoire de la Shoah devient suspect. Toute dénonciation de l’antisémitisme est retournée comme une tentative de censure. Toute voix juive qui ne se soumet pas à l’orthodoxie mélenchonienne est perçue comme une courroie de transmission du pouvoir. Ce n’est pas une incitation au meurtre : c’est une préparation à l’indifférence. Une acclimatation à la haine. Une manière de rendre l’inacceptable tolérable. Goebbels, lui aussi, présentait la haine des Juifs comme une posture politique « défensive », « légitime », « réactive ». Mélenchon reprend ce schéma. Les mots changent. Le ton change. La structure reste.

La rhétorique de Jean-Luc Mélenchon est fascisante parce qu’elle utilise les mêmes ressorts : la violence symbolique, l’adoration du chef, la posture victimaire, la haine de l’ennemi intérieur, le mépris des contre-pouvoirs, le mensonge comme méthode, l’esthétique de la rupture permanente. Tout y est. C’est cela que Jakubowicz a voulu désigner. Il n’a pas dit que Mélenchon était Goebbels. Il a dit : regardez à quoi cela ressemble. Regardez ce que cela engendre. Regardez ce que cela détruit.

Le discours de Mélenchon est une machine de guerre contre la démocratie. Une machine huilée, implacable, séduisante. Une machine qui joue des émotions comme d’un clavier, qui ment avec aplomb, qui divise avec rigueur. Une machine dangereuse.

Montaigne et Molière : le médecin en représentation

On aurait tort de croire que la critique de la médecine naît au XVIIe siècle, avec les facéties de Molière et l’hypocondrie joyeuse d’Argan. Montaigne, un siècle plus tôt, avait déjà tracé les grandes lignes d’un scepticisme lucide, fondé sur l’expérience directe, l’observation du réel et une méfiance instinctive envers les prétentions de la science médicale. Ses pages sur les médecins, mêlant anecdotes, sarcasmes et raisonnements, pourraient servir de matrice à tout un théâtre de la farce thérapeutique.

Dans ses Essais, Montaigne tourne en dérision l’arrogance des médecins, leur usage d’un jargon abscons, leur foi dans des remèdes plus proches de la magie que de la raison — « du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc », « des crottes de rat réduites en poudre », voire « l’urine de lézard »¹. On ne peut s’empêcher d’y entendre, en germe, la voix du pharmacien Purgon dans Le Malade imaginaire, vantant les vertus délirantes de ses clystères. Chez Montaigne déjà, la médecine est affaire de théâtre : une scène de confiance obligatoire, où le malade est tenu de croire, sous peine de passer pour hérétique. Chez Molière, la farce s’accomplit : le malade devient comédien malgré lui, récitant les diagnostics et endossant le rôle que les médecins lui imposent.

La filiation est d’autant plus plausible que Molière, lecteur averti et satiriste érudit, connaissait les grands textes de son temps. On retrouve chez lui, comme chez Montaigne, cette idée que le médecin est celui qui s’attribue le mérite des guérisons naturelles et rejette la responsabilité des échecs : « Ce qui m’a guéri, moi, et qui en guérit mille autres qui n’ont pas appelé de médecin à leur secours, ils s’en emparent en portant cela à leur crédit »². À l’inverse, si le malade meurt, la faute lui en incombe — il s’est couché du mauvais côté, a entendu un bruit, eu une pensée pénible. Ainsi les médecins ne peuvent jamais se tromper. C’est exactement cette mécanique que moque Molière dans le célèbre dialogue entre Argan et Monsieur Purgon : celui-ci menace Argan d’une cascade de maladies si ce dernier refuse ses remèdes³, comme si l’effet dépendait de l’obéissance au traitement, et non de son efficacité intrinsèque. Cette logique circulaire devient matière à rire, mais repose sur une critique sérieuse : le pouvoir médical se fonde sur une invérifiabilité structurelle.

Montaigne se moque volontiers du mystère qui entoure les prescriptions médicales. Il ironise sur la prétention des médecins à manier des centaines d’ingrédients, à administrer des potions aussi complexes qu’opaques : « Je me trouvais l’autre jour dans un groupe de gens où quelqu’un, qui souffrait comme moi, annonça la nouvelle d’une sorte de pilule faite d’une centaine d’ingrédients au moins, bien comptés. Ce fut une grande joie et un extrême réconfort ; quel rocher pourrait en effet résister au tir d’une telle batterie ? »⁴ Molière, pour sa part, oppose systématiquement le bon sens des gens simples à la pédanterie des Diafoirus. Dans L’Amour médecin, Sganarelle, père crédule, croit à la vertu des mots latins. Mais c’est Lisette, la servante, qui comprend la situation, et manœuvre avec intelligence. Chez Molière comme chez Montaigne, les « simples » en savent souvent plus que les savants — ou, du moins, ils ne leur font pas aveuglément confiance.

Montaigne est particulièrement dur avec les malades eux-mêmes. Il les accuse d’abandonner leur jugement, de s’en remettre à n’importe qui, fût-il « assez hardi pour promettre la guérison »⁵. Ce besoin de croire, ce refus d’affronter la douleur, cette « lâcheté », les rend vulnérables à toutes les impostures. Il écrit : « C’est la crainte de la mort et de la douleur, l’incapacité à supporter la maladie, un besoin terrible et irrépressible de la guérison qui nous rend ainsi aveugles. » Molière construit tout Le Malade imaginaire sur cette idée : Argan veut être malade, il s’invente des maux, s’angoisse de tout, se livre aux médecins avec une ferveur ridicule. Il ne souffre pas tant de son corps que de sa peur. La médecine devient l’objet d’un amour masochiste : il faut souffrir pour être soigné. Cette servitude volontaire est le véritable objet de la satire.

Montaigne, au fond, ne rejette pas la médecine par principe. Il avoue : « Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et solides »⁶. Mais il la considère avec une distance sceptique, refusant de céder à l’illusion d’une science toute-puissante. Il reconnaît que la diversité des opinions médicales est le signe d’une absence de fondement solide. Ce qui domine, chez lui, c’est une anthropologie désabusée : les hommes ont besoin de croire, et c’est cela que les médecins exploitent. Molière, plus comédien que moraliste, transforme cette désillusion en rire. Mais son théâtre n’est pas un simple divertissement : il est aussi une leçon de lucidité. En ridiculisant les Diafoirus, il enseigne au spectateur à douter, à interroger le pouvoir, à ne pas s’abandonner au premier savoir venu. Il prolonge ainsi, sous une autre forme, la leçon humaniste de Montaigne.

Ce qui frappe, tant chez Montaigne que chez Molière, c’est que la médecine n’est pas seulement critiquée comme une science incertaine ou une pratique inefficace, mais comme un discours, une rhétorique fermée, autosuffisante, faite pour convaincre plutôt que pour soigner. Ce pouvoir verbal, qui s’autorise de sa propre obscurité, constitue peut-être le cœur du soupçon. Chez Montaigne, la parole médicale se donne des allures d’incantation. Elle est truffée de formules, de justifications circulaires, d’énumérations grotesques d’ingrédients et de prescriptions. Loin d’éclairer le patient, ce langage le dépossède de tout jugement propre. La médecine devient une langue étrangère, inaccessible, hiératique, réservée à une caste savante. Montaigne s’en moque ouvertement : « Le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant… » La longue litanie des ingrédients agit comme une rhétorique d’intimidation. L’efficacité n’est pas dans la chose dite, mais dans le fait de dire.

Molière en fait un ressort comique majeur. Chez lui, le jargon médical devient un pur théâtre du pouvoir : il ne sert ni à expliquer ni à convaincre, mais à impressionner, voire à écraser. Dans Le Malade imaginaire, les médecins s’adressent à Argan en latin — langue qu’il ne comprend pas mais qui le rassure précisément par son obscurité. Il ne s’agit pas de communication, mais de prestige verbal. On parle au-dessus du patient, non avec lui. Ainsi Monsieur Purgon, dans sa fameuse invective : « Si vous refusez de vous laisser saigner, je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à la chaleur de votre sang, à la corruption de vos humeurs, à l’intempérie de vos entrailles… » Ce discours est à la fois une prophétie et une menace, une poésie funèbre et une arme rhétorique. Il vise moins à soigner qu’à soumettre.

La médecine est ici un pouvoir magico-verbal, dont la force repose sur l’asymétrie : le médecin parle, le patient se tait. Montaigne avait déjà noté combien les médecins s’approprient les mots, les causes, les effets, et les entourent d’un filet de mots si serré qu’il est impossible d’en sortir : « Une parole, un rêve, une œillade, leur semblent une excuse suffisante pour prétendre que ce n’est pas ‘de leur faute’ »⁷. Ils ne parlent pas la langue du corps, mais celle du prétexte. Cette rhétorique de la domination est l’exact contraire de ce que Montaigne appelle “conversation” — cette pratique horizontale du dialogue, où chacun peut mettre en question le propos de l’autre. La médecine, chez Molière comme chez Montaigne, ne connaît pas la contradiction. Elle parle pour se faire obéir, non pour se faire comprendre.

En ce sens, l’ironie de Molière prolonge le scepticisme linguistique de Montaigne. Tous deux font de la parole un objet d’analyse : qui parle ? avec quelle autorité ? dans quelle langue ? pour dire quoi ? Et tous deux montrent que dans le champ médical, le langage devient souvent un instrument de dépossession : il arrache au patient la capacité de penser, de juger, de décider — pour mieux lui faire croire qu’il est en train d’être sauvé.

***

  1. Montaigne, Essais, II, 37.
  2. Essais, II, 37.
  3. Molière, Le Malade imaginaire, I, 5.
  4. Montaigne, Essais, II, 37.
  5. Essais, II, 37.
  6. Essais, II, 12.
  7. Essais, II, 37.

Des philosophes et de la musique

La musique touche l’être humain d’une manière que nul autre art ne semble égaler. Elle agit sans délai, sans détour, avec une puissance immédiate. Elle émeut sans expliquer, bouleverse sans raconter, s’adresse à chacun sans avoir rien à dire. Elle ne désigne rien, ne représente rien — et pourtant, elle révèle.

Ce paradoxe est au cœur de sa puissance : elle ne signifie pas, mais elle fait sentir ; elle ne transmet aucun message, mais elle transforme. C’est peut-être ce mutisme actif, ce langage sans mots, qui lui confère une telle autorité dans l’histoire de la pensée. Alors même qu’elle semble se tenir hors du champ du concept, elle a fasciné les plus conceptuels des philosophes. À une époque où la philosophie se méfiait du sensible, de l’émotion, de l’éphémère, la musique a souvent été célébrée comme un chemin vers le vrai.

Arthur Schopenhauer, philosophe allemand du XIXe siècle, lui accorde un statut métaphysique inégalé : là où les autres arts imitent les apparences du monde, la musique touche à l’essence — la volonté elle-même. Elle ne décrit pas la douleur, elle la fait entendre ; elle ne console pas par des idées, mais par résonance. Elle suspend le moi, le désarme, l’arrache pour un instant à lui-même.

Friedrich Nietzsche, son cadet et parfois héritier critique, reprend et transforme cette intuition. Dans La Naissance de la tragédie (1872), il oppose l’apollinien — forme, mesure — au dionysiaque — ivresse, fusion. La musique incarne cette force dionysiaque qui dissout les frontières du moi et nous reconnecte à une énergie plus archaïque, plus vitale que la raison. Elle est extase, oubli, retour à une source antérieure à toute identité.

Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicologue français du XXe siècle, voit en elle le territoire de l’indicible : elle dit sans dire, touche sans démontrer. Elle opère dans cet entre-deux fragile où quelque chose est senti sans être formulé. Sa précarité même — ce qu’elle laisse échapper — fait sa valeur. Elle n’est pas un contenu, mais une expérience. Elle passe, mais elle marque.

André Comte-Sponville, philosophe français contemporain, d’inspiration à la fois matérialiste et spirituelle, voit en la musique l’expérience de l’infini dans la finitude. Parce qu’elle ne renvoie à rien d’extérieur, elle peut tout contenir. Elle n’est pas langage sur le monde : elle est le monde rendu audible. Là où la parole échoue à dire ce qui dépasse l’homme, un accord, une cadence, l’évoque. Pour celui qui ne croit pas, elle peut être la dernière forme du sacré — un sacré sans dogme, mais non sans profondeur.

Ainsi, la musique s’impose comme l’art essentiel précisément parce qu’elle échappe aux critères de l’essence. Elle n’explique pas, n’instruit pas, ne raisonne pas — mais elle agit. Là où le discours se heurte à l’indicible, elle traverse. Elle transperce, allège, exalte. Elle ne dit rien, et pourtant, elle parle.

Peut-être est-ce là sa vérité : être le silence qui parle, l’ombre qui éclaire, l’absence de signification qui ouvre à tous les sens. Dans un monde saturé de mots, d’images, d’idéologies, la musique rappelle que l’essentiel ne se démontre pas : il se ressent.

La démocratie à l’épreuve du Covid

La pandémie de Covid-19 fut bien davantage qu’un épisode sanitaire. Elle a révélé des mécanismes politiques, sociaux et psychologiques d’une ampleur insoupçonnée. En quelques semaines, de nombreux gouvernements ont instauré des régimes d’exception. Confinements, restrictions de déplacement, couvre-feux, interdictions de rassemblement, traçage des individus, injonctions médicales : autant de mesures justifiées par l’urgence, rarement débattues. Le vocabulaire utilisé pour légitimer cette nouvelle norme était celui de la guerre. L’ennemi était invisible, la menace omniprésente. Il fallait agir vite, sans délai, sans remise en question. La rapidité de la réponse tenait lieu de légitimité.

Ce qui frappe rétrospectivement, ce n’est pas seulement l’ampleur des restrictions, mais la facilité avec laquelle elles furent mises en œuvre. La suspension du droit commun fut acceptée, parfois réclamée, au nom d’un impératif supérieur : sauver des vies. Le dilemme n’était pas formulé comme tel. Il ne s’agissait pas de choisir entre liberté et sécurité, mais d’obéir à une évidence. Pourtant, aucune évidence ne devrait exonérer un pouvoir de sa responsabilité politique. L’argument scientifique, souvent invoqué, a servi de caution. Or, la science ne dicte pas des mesures, elle éclaire des choix. Elle ne gouverne pas. Elle informe. En confondant expertise et autorité, décision et vérité, de nombreux dirigeants ont déplacé le centre de gravité du pouvoir vers des structures technocratiques, dont la fonction n’est pas la délibération, mais la prévision.

La population a suivi. Par peur, par confiance, ou par lassitude. Le geste d’obéir s’est imposé comme une forme de solidarité. Celui qui questionnait était vu comme un gêneur, un perturbateur, un irresponsable. Une culture du soupçon s’est installée. Non envers les pouvoirs, mais envers les réfractaires. Dans certains pays, des applications de signalement ont vu le jour. Des voisins dénonçaient ceux qui ne respectaient pas les règles. Le civisme s’est mué en surveillance. Ce climat a renforcé une norme implicite : ne pas poser de questions. La critique, perçue comme luxe de temps ordinaire, devint un danger en temps de crise.

Les injonctions concrètes furent nombreuses. Le port du masque, imposé partout et en tout temps, dans les espaces clos comme en plein air, s’est accompagné d’un contrôle social accru. Dans les commerces, les rues, les écoles, les transports, chacun devenait guetteur de la faute de l’autre. Les certificats de vaccination, ou passes sanitaires, conditionnaient l’accès à des lieux de vie élémentaires : cafés, restaurants, bibliothèques, transports aériens. Une société à deux vitesses s’installa. Certains circulaient librement ; d’autres étaient assignés à résidence symbolique. Le lien civique, fondé sur l’égalité des droits, se transforma en hiérarchie des statuts sanitaires.

Les enfants et les étudiants furent, eux aussi, soumis à cette logique. L’école, lieu de transmission vivante, fut remplacée par des écrans. Des millions de jeunes étudièrent seuls, à distance, pendant des mois. Les effets sur la santé mentale, le niveau scolaire, la socialisation, furent longtemps tenus pour secondaires. On invoquait la sécurité sans mesurer le prix de l’isolement. L’enseignement, comme bien d’autres domaines, se réduisait à sa fonction formelle. L’expérience humaine étéit releguée au second plan.

Ceux qui exprimaint des doutes étaient marginalisés. On les a qualifiait de sceptiques ou de complotistes, terme englobant des positions très différentes. Certains contestaient la proportionnalité des mesures, d’autres la fiabilité des modèles épidémiologiques, d’autres encore alertaient sur les effets collatéraux : retards de soins, isolement, troubles psychiatriques, fermeture prolongée des établissements éducatifs. Ces voix furent rarement entendues. Elles furent associées à l’irrationnel, à l’égoïsme ou à l’hostilité envers le savoir. La critique des confinements fut amalgamée à un rejet de la science. La critique du passe sanitaire assimilée à une rupture du pacte civique. La nuance s’effaçait devant une logique binaire.

La campagne vaccinale a cristallisé cette dynamique. Le vaccin fut présenté comme une solution définitive, un acte altruiste, un devoir moral. Refuser de se faire vacciner devenait un acte de rupture avec la collectivité. Les non-vaccinés furent accusés de mettre en danger les autres. L’idée d’un corps médicalisé par obligation ne fut plus perçue comme une atteinte à la liberté. On accepta des exclusions professionnelles, des interdictions de déplacement, des restrictions ciblées. Le consentement devenait conditionné. Ce qui relevait hier d’un choix personnel entrait désormais dans le champ de l’obligation implicite, appuyée moins par la loi que par la pression normative.

Ce que cette séquence a mis en lumière, c’est une reconfiguration du lien entre citoyen et pouvoir. Ce dernier ne se contentait plus de garantir des droits, il prescrivait des comportements. Il s’attachait moins à organiser la parole collective qu’à gérer des corps. La politique se réduisait à une administration de la survie. Cette mutation modifie la fonction même du gouvernement : il n’agit plus au nom d’un projet commun, mais pour corriger des courbes, maîtriser des flux, contenir des risques. Il devient gestionnaire du vivant.

C’est dans ce contexte que s’est imposée la logique d’un pouvoir exercé non par l’interdit, mais par la norme. Il ne s’agit plus d’interdire, mais de définir ce qui est admissible, tolérable, conforme. Ce pouvoir ne se manifeste pas seulement dans les lois, mais dans les protocoles, les seuils, les statistiques. Il ne se contente pas de punir : il sélectionne, catégorise, compare. Il classe les corps, hiérarchise les profils, établit des niveaux d’acceptabilité. L’épidémie n’a pas créé cette logique, mais elle l’a rendue centrale.

Parallèlement, une autre transformation s’est opérée. Sous couvert de protection, une forme d’épuisement individuel a été entretenue. La surveillance permanente, les injonctions contradictoires, l’exigence d’adaptation rapide ont engendré un climat d’épuisement psychique. Le contrôle extérieur rejoignait une exigence intérieure : rester performant, informé, discipliné. La crise sanitaire se doublait d’une crise de l’attention, de la présence, de la relation à soi et aux autres.

Certains penseurs critiques de la modernité avaient pourtant mis en garde contre cette dérive. Ils voyaient poindre une société dans laquelle la sécurité devient l’horizon ultime, la transparence un idéal vide, l’adaptation une injonction permanente. Le virus n’a pas créé ces tendances, il les a révélées, accélérées, légitimées. Le consentement s’est fondu dans le contrôle, la peur dans la norme, la solidarité dans la mise à distance.

Il ne s’agit pas ici de nier la réalité du virus, ni de minimiser les souffrances qu’il a causées. Il s’agit de refuser que l’émotion remplace la raison, que l’urgence dispense du débat, que la peur serve d’argument. Une démocratie se juge à sa capacité à maintenir le dissensus, même en temps de crise. Elle ne peut se satisfaire d’un consensus imposé par l’effroi. La liberté ne se mesure pas seulement aux droits proclamés, mais à la possibilité de contester les décisions du pouvoir sans être disqualifié d’avance.

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