Schopenhauer ou l’esthétique du pessimisme

Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand de la première moitié du 19ème siècle. Il se situe chronologiquement, et aussi philosophiquement, entre Kant et Nietzsche, en opposition radicale avec son contemporain Hegel, qui croyait en la finalité du monde. L’ouvrage principal de Schopenhauer  s’intitule « Le Monde comme volonté et comme représentation ».

Tout comme Kant, Schopenhauer considère que l’homme ne peut connaître la réalité du monde indépendamment de ce que ses sens perçoivent. Le monde lui  échappe, parce que la représentation qu’il s’en fait est subordonnée à ses capacités cognitives.

La seule chose dont nous en tant qu’hommes avons néanmoins une connaissance absolue, c’est notre propre existence. C’est parce que nous savons que nous existons que nous avons des désirs, et c’est parce que nous avons des désirs que nous souffrons. Le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue[1].  Parmi les désirs il y a l’amour, qui n’est que sublimation de l’instinct sexuel incitant l’homme à se reproduire, et donc à reproduire de la souffrance.  « La passion amoureuse n’a en vue que la procréation d’un individu de nature déterminée [2]».

Le désir est l’effet d’une Volonté à la fois omniprésente et intangible dans le Cosmos, qui est le moteur de tout ce qui existe et de tout ce qui persiste. La Volonté est l’essence du monde et nous anime en se travestissant en désir. Une fois que l’homme en prend conscience il peut y renoncer et atteindre non pas le bonheur, mais la sérénité. L’idéal serait  de mettre fin à l’humanité en s’abstenant de se reproduire. C’est dans ce sens que la philosophie de Schopenhauer est fondamentalement pessimiste.

Dans ces conditions la sagesse que propose Schopenhauer consiste à briser le cycle des désirs et des souffrances par le recueillement esthétique, et à se tourner vers l’art suprême qu’est la musique, qui permet d’accéder à l’âme sans détours. La musique est une métaphysique qui ouvre la voie à la contemplation et annule la  tragédie de la Volonté et donc celle de l’existence.

[1] Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) à Leipzig en 1819.

[2] Ibid.

Hannah Arendt et la modernité

Hannah Arendt est une philosophe juive de culture allemande, décédée en 1975. Après avoir fui l’Allemagne nazie, c’est aux États-Unis qu’elle publia ses œuvres les plus connues, dont « La condition de l’homme moderne », essai de philosophie politique où elle analyse la nature de l’activité humaine dans le contexte de la modernité.

L’homme est un animal politique[1], dit Aristote.  Cela signifie que l’espèce humaine est la seule qui, grâce au langage, est à même de concevoir des lois qui ne relèvent pas de celles de la nature. Pour Luc Ferry l’homme est par excellence l’être d’antinature. Il n’est rien d’aussi peu naturel que le règne du droit comme il n’est rien d’aussi peu naturel que l’histoire des civilisations[2] ».

L’homme travaille pour assurer sa survie. Cette activité cyclique s’inscrit dans l’immédiateté et ne laisse pas de trace. Mais au-delà de ses besoins vitaux l’homme crée aussi une œuvre qui dépasse la nécessité et qui est  détachée de la Nature. L’art, et tout ce que fait l’homme de durable et qui n’a pas pour finalité d’être consommé, c’est ce qu’on appelle la culture, ferment de l’Histoire.

Chaque être humain porte en lui une œuvre, assure Proust.  Mais pour que l’homme puisse manifester à la fois son altérité et son désir  de socialisation, il lui faut une Agora[3] pour lui permettre de délibérer et d’agir. La politique, c’est cela.

Mais à notre époque la société de consommation a investi et métamorphosé la sphère publique. Celle-ci est devenue une grande famille aliénée qui glorifie le travail avec pour tout horizon un rêve de bazar et d’infinie abondance. L’homme moderne a troqué la politique contre des biens jetables. Le jour où l’automatisation et l’intelligence artificielle rendra le travail superflu, il n’y aura plus qu’une société de loisirs où des travailleurs sans travail mourront d’ennui.

Quand la sphère publique n’est plus qu’un forum au service de l’économie, la valeur travail prend le pas sur toutes les autres. La plupart des artistes eux-mêmes ne considèrent plus qu’ils créent, mais qu’ils travaillent, et leur  production n’est plus une œuvre, mais une marchandise.

Arendt ne traite pas explicitement du transhumanisme dans « La Condition de l’homme moderne », mais s’inquiétait dès les années 1950 des  velléités scientifiques visant à augmenter les capacités physiques et mentales de l’homme au moyen de la technologie.

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[1] Aristote, « La Politique ». Maïmonide reprend cela mot pour mot dans son « Guide de Egarés ».

[2] Luc Ferry, « Le Nouvel Ordre écologique », 1992, Grasset.

[3] Dans la Grèce antique l’Agora était la place publique  où se tenaient les assemblées politiques, les débats et les échanges commerciaux.

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