Universalisme versus démocratie

Selon l’idéal universaliste, la division entre les hommes n’est qu’une dérive due à leur dispersion. Depuis l’aube de l’humanité, les sociétés se sont développées indépendamment les unes des autres et ont conçu des cultures, des langues et  des règles de vie distinctes. Les conflits et disparités de toutes sortes n’ont cessé de faire rage depuis la préhistoire. Mais en réalité ces affrontements ne sont que l’expression d’une dialectique dont la synthèse finira par mettre en évidence le sens de l’Histoire,  qui n’est autre que la paix universelle. L’idée qui sous-tend cette téléologie est que comme il n’y a qu’une seule espèce humaine, il n’y pas de raison pour que les hommes n’aspirent pas tous à la même chose.

Mais l’Homme universel n’existe pas.  Il n’y a point d’homme dans le monde, disait Joseph de Maistre[1], j’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie; s’il existe c’est bien à mon insu ».

L’Homme universel est une abstraction qui ne tient pas compte du réel, de millénaires de culture, de civilisation, d’art et de traditions. L’universalisme aspire à remplacer cette diversité culturelle par une pensée unique issue du monde des idées postmodernes, qui privilégie les droits de l’homme au détriment du droit des peuples. Universalisme et démocratie ne sont donc ni synonymes ni interchangeables, et peuvent même être antagoniques.

Les peuples ont l’aptitude à décider de leur être de manière souveraine, indéterminée et tautologique, sans avoir à l’étayer ni même à se soumettre au tribunal de la raison. Le vocable Démocratie est composé du grec « δῆμος » (peuple) et « κράτος » (pouvoir). Pouvoir donc sur lui-même, de chaque peuple  en particulier, pétri de son histoire et de sa mémoire, qu’il entend pérenniser à côté des autres peuples, en bonne entente si possible. La démocratie est un contrat social spécifique à chaque peuple, dont le fondement moral et juridique est sa propre généalogie, et non pas une doctrine anthropologique indifférenciée.

L’universalisme est une idéologie à base de moraline[2] qui prétend réguler la vie sociale et politique au nom du bien commun, non pas celui du peuple, mais  de l’humanité toute entière.  C’était l’objectif du christianisme, de l’Islam, du communisme, du nazisme et maintenant du wokisme, avec le succès que l’on sait.

En conclusion, un commentaire de Yeshayahu Leibowitz sur l’épisode de la Tour de Babel  dans la Torah[3]:

« Il existe à notre époque une idéologie qui pousse  à l’uniformisation de la pensée. Selon cette conception  l’humanité ne devrait former qu’un bloc indifférencié et sans conflits. Mais en réalité il n’y a rien de plus dangereux que ce conformisme qui étouffe la pensée. On ne peut imaginer tyrannie plus absolue. La Torah nous explique que Dieu a empêché la construction de la Tour de Babel en créant une humanité faite de contradictions, de différenciations et de valeurs multiples pour lesquelles les êtres humains doivent lutter afin de faire barrage à l’enfer  d’un universalisme  fait d’uniformité[4] »

[1] Homme politique, philosophe, magistrat et écrivain français mort en 1821.

[2] Expression nietzschéenne ironique contre le politiquement correct.

[3] Genèse 11:1-9

[4] « Causeries autour de la lecture hebdomadaire de la Torah », Leibowitz

Schopenhauer ou l’esthétique du pessimisme

Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand de la première moitié du 19ème siècle. Il se situe chronologiquement, et aussi philosophiquement, entre Kant et Nietzsche, en opposition radicale avec son contemporain Hegel, qui croyait en la finalité du monde. L’ouvrage principal de Schopenhauer  s’intitule « Le Monde comme volonté et comme représentation ».

Tout comme Kant, Schopenhauer considère que l’homme ne peut connaître la réalité du monde indépendamment de ce que ses sens perçoivent. Le monde lui  échappe, parce que la représentation qu’il s’en fait est subordonnée à ses capacités cognitives.

La seule chose dont nous en tant qu’hommes avons néanmoins une connaissance absolue, c’est notre propre existence. C’est parce que nous savons que nous existons que nous avons des désirs, et c’est parce que nous avons des désirs que nous souffrons. Le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue[1].  Parmi les désirs il y a l’amour, qui n’est que sublimation de l’instinct sexuel incitant l’homme à se reproduire, et donc à reproduire de la souffrance.  « La passion amoureuse n’a en vue que la procréation d’un individu de nature déterminée [2]».

Le désir est l’effet d’une Volonté à la fois omniprésente et intangible dans le Cosmos, qui est le moteur de tout ce qui existe et de tout ce qui persiste. La Volonté est l’essence du monde et nous anime en se travestissant en désir. Une fois que l’homme en prend conscience il peut y renoncer et atteindre non pas le bonheur, mais la sérénité. L’idéal serait  de mettre fin à l’humanité en s’abstenant de se reproduire. C’est dans ce sens que la philosophie de Schopenhauer est fondamentalement pessimiste.

Dans ces conditions la sagesse que propose Schopenhauer consiste à briser le cycle des désirs et des souffrances par le recueillement esthétique, et à se tourner vers l’art suprême qu’est la musique, qui permet d’accéder à l’âme sans détours. La musique est une métaphysique qui ouvre la voie à la contemplation et annule la  tragédie de la Volonté et donc celle de l’existence.

[1] Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung) à Leipzig en 1819.

[2] Ibid.

Günther Anders ou la honte prométhéenne

Günther Anders est un philosophe et essayiste juif de culture allemande, mort en 1992. Disciple de Husserl et de Heidegger, son œuvre est essentiellement une mise en garde contre la déshumanisation de l’homme par le progrès technique.  Son ouvrage principal s’intitule « L’obsolescence de l’homme ».

Dans cet essai Anders explique que l’humanité a créé des technologies si avancées qu’elles échappent au contrôle et à la compréhension du commun des mortels. Cet écart engendre un sentiment d’impuissance face à des objets qui semblent autonomes. Anders appelle ce sentiment la « honte prométhéenne ». L’homme se sent inférieur parce que la machine lui semble plus efficace, plus durable et plus sûre. Quand il constate les performances des machines il se met à vouloir augmenter son propre corps parce qu’il le trouve obsolète. Il voit la machine comme une divinité et cherche lui aussi à être illimité et reproductible. Alors que jadis les machines étaient censées aider les hommes, ce sont eux qui doivent maintenant s’aligner sur les machines. En déléguant la prise de décision à la technique, l’homme se dépouille graduellement de ses responsabilités et ses choix éthiques deviennent des choix électroniques.

L’angoisse d’Anders est plus que jamais d’actualité dans notre monde sous surveillance de l’intelligence artificielle et de ses algorithmes.

Hannah Arendt et la modernité

Hannah Arendt est une philosophe juive de culture allemande, décédée en 1975. Après avoir fui l’Allemagne nazie, c’est aux États-Unis qu’elle publia ses œuvres les plus connues, dont « La condition de l’homme moderne », essai de philosophie politique où elle analyse la nature de l’activité humaine dans le contexte de la modernité.

L’homme est un animal politique[1], dit Aristote.  Cela signifie que l’espèce humaine est la seule qui, grâce au langage, est à même de concevoir des lois qui ne relèvent pas de celles de la nature. Pour Luc Ferry l’homme est par excellence l’être d’antinature. Il n’est rien d’aussi peu naturel que le règne du droit comme il n’est rien d’aussi peu naturel que l’histoire des civilisations[2] ».

L’homme travaille pour assurer sa survie. Cette activité cyclique s’inscrit dans l’immédiateté et ne laisse pas de trace. Mais au-delà de ses besoins vitaux l’homme crée aussi une œuvre qui dépasse la nécessité et qui est  détachée de la Nature. L’art, et tout ce que fait l’homme de durable et qui n’a pas pour finalité d’être consommé, c’est ce qu’on appelle la culture, ferment de l’Histoire.

Chaque être humain porte en lui une œuvre, assure Proust.  Mais pour que l’homme puisse manifester à la fois son altérité et son désir  de socialisation, il lui faut une Agora[3] pour lui permettre de délibérer et d’agir. La politique, c’est cela.

Mais à notre époque la société de consommation a investi et métamorphosé la sphère publique. Celle-ci est devenue une grande famille aliénée qui glorifie le travail avec pour tout horizon un rêve de bazar et d’infinie abondance. L’homme moderne a troqué la politique contre des biens jetables. Le jour où l’automatisation et l’intelligence artificielle rendra le travail superflu, il n’y aura plus qu’une société de loisirs où des travailleurs sans travail mourront d’ennui.

Quand la sphère publique n’est plus qu’un forum au service de l’économie, la valeur travail prend le pas sur toutes les autres. La plupart des artistes eux-mêmes ne considèrent plus qu’ils créent, mais qu’ils travaillent, et leur  production n’est plus une œuvre, mais une marchandise.

Arendt ne traite pas explicitement du transhumanisme dans « La Condition de l’homme moderne », mais s’inquiétait dès les années 1950 des  velléités scientifiques visant à augmenter les capacités physiques et mentales de l’homme au moyen de la technologie.

***

[1] Aristote, « La Politique ». Maïmonide reprend cela mot pour mot dans son « Guide de Egarés ».

[2] Luc Ferry, « Le Nouvel Ordre écologique », 1992, Grasset.

[3] Dans la Grèce antique l’Agora était la place publique  où se tenaient les assemblées politiques, les débats et les échanges commerciaux.

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