Le mysticisme à l’épreuve de la raison

Le mysticisme, tel qu’il s’est développé dans de nombreuses traditions religieuses et philosophiques, repose sur l’idée que l’être humain peut, dans certaines conditions exceptionnelles, accéder à une vérité ultime ou à une réalité transcendante. Cette expérience, décrite comme immédiate, intuitive, et échappant aux limites du langage ou de la raison, permettrait d’atteindre l’essence du réel ou d’entrer en communion avec le divin. Ancrée dans les spiritualités du monde, cette conception suppose que l’expérience mystique dépasse le vécu subjectif : elle serait une forme d’intuition de l’absolu, une ouverture vers un ordre invisible. C’est cette prétention à un accès à une vérité métaphysique qu’il faut interroger avec rigueur.

Il ne s’agit pas de nier la réalité des états de conscience altérés, ni leur portée existentielle ou psychologique. Ces états sont bien réels, souvent puissants, parfois bouleversants. Mais leur intensité ou leur étrangeté ne suffisent pas à en faire des sources de connaissance sur une réalité indépendante du sujet. Car les expériences mystiques, aussi saisissantes soient-elles, restent intérieures, privées, et inaccessibles à toute forme de vérification. Elles nous sont connues uniquement à travers les récits de ceux qui les vivent — récits médiatisés par un langage, une culture, des attentes spirituelles. Qu’il s’agisse d’union avec Dieu, de dissolution dans le Cosmos, il ne s’agit que d’un ressenti, d’une impression de révélation — par définition incommunicable et invérifiable.

Ce que l’on ressent intensément n’est pas nécessairement ce qui est. Le rêve en offre un exemple simple : il peut paraître cohérent, chargé de sens, bouleversant — sans pour autant correspondre à quoi que ce soit d’extérieur à soi. Le sentiment de certitude, si typique des récits mystiques, n’est pas une preuve de vérité. D’autant que certaines pathologies neurologiques comme l’épilepsie ou les troubles psychotiques peuvent engendrer des expériences similaires, sans que l’on y voie une révélation pour autant. Pourquoi, alors, accorder à certaines expériences subjectives un statut de vérité plutôt qu’à d’autres ? Faute de critères d’évaluation, ces états relèvent moins de la connaissance que de l’intime.

S’ajoute à cela la diversité des récits mystiques à travers les cultures. Si une même réalité transcendante se révélait, pourquoi leurs descriptions sont-elles si divergentes, voire incompatibles ? Ici un Dieu personnel, là un vide absolu, ailleurs une lumière impersonnelle, une énergie cosmique ou l’extinction du soi. Le chrétien contemple la Trinité, le soufi s’enivre de la présence divine, le bouddhiste atteint la vacuité — autant de visions façonnées non par une vérité universelle, mais par des horizons symboliques distincts. Tout semble indiquer que le contenu de l’expérience mystique reflète l’univers mental et culturel du sujet, bien plus qu’il ne révèle une réalité objective.

Dans cette perspective, il est plus plausible de considérer les états mystiques comme des expressions extrêmes de la conscience humaine, révélant la manière dont notre psyché produit du sens. C’est ce que confirment des recherches en neurosciences, psychologie cognitive et biologie du cerveau : certaines zones cérébrales, lorsqu’elles sont stimulées — spontanément ou artificiellement — peuvent induire des sensations d’unité cosmique, de disparition de l’ego, de lumière intérieure ou de paix absolue. Ces états peuvent être provoqués par la méditation, la privation sensorielle, le stress intense ou les substances psychédéliques. Autant d’expériences vécues comme authentiques, mais produites par des mécanismes immanents, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer une vérité surnaturelle.

Cela ne revient pas à disqualifier l’expérience mystique. Elle peut avoir une portée existentielle, un impact moral ou psychologique considérable. Certains en sortent transformés, apaisés, plus ouverts au monde. Mais cela ne constitue pas une preuve ontologique. Se sentir relié à l’absolu ne prouve pas son existence. Une pensée rigoureuse impose de distinguer la puissance d’un vécu de la validité de ses prétentions métaphysiques.

Dès lors, plutôt que de voir dans le mysticisme une fenêtre ouverte sur un au-delà, mieux vaut le concevoir comme un phénomène propre à la conscience humaine. Il révèle des dimensions extrêmes de notre être. À ce titre, il mérite d’être exploré, compris, respecté — mais pas  sacralisé. Son intérêt réside dans sa force intérieure, sa valeur esthétique ou existentielle, non dans une prétendue connaissance de l’invisible.

Reconnaître cela, c’est rendre au mysticisme sa place dans une vision rationnelle du monde — une vision qui n’en nie ni la beauté, ni la profondeur, mais qui les libère de l’illusion métaphysique pour les inscrire dignement dans l’expérience humaine.

Sociologie, psychologie : des savoirs orientés

La psychologie et la sociologie permettent d’éclairer des situations humaines, mais elles ne le font jamais depuis un point de vue neutre. Elles adoptent une posture qui se veut extérieure, objective, mais qui, en réalité, est traversée par une certaine vision de l’homme, du bien, du normal. Cette orientation ne découle pas seulement d’un contexte social ou historique, mais aussi — et surtout — de l’implication idéologique des chercheurs et praticiens eux-mêmes. Il n’existe pas de regard « pur » sur le réel : toute interprétation repose sur des présupposés, des valeurs, des partis pris souvent inconscients.

La psychologie et la sociologie ne se contentent pas d’observer ou de décrire : elles interprètent, et à travers cette interprétation, elles prescrivent. Le choix des catégories, des critères d’évaluation, des méthodes d’intervention n’est jamais anodin. Ce qui est désigné comme trouble, dysfonctionnement ou déviance, l’est toujours à l’aune d’un modèle implicite de santé, d’équilibre ou de normalité. Et ce modèle est façonné par la sensibilité idéologique de celui qui observe. On n’énonce jamais un diagnostic « à partir de rien » : on le produit en fonction d’un horizon de désir, d’une conception préalable de ce que devrait être un sujet ou une société.

Il ne s’agit donc pas simplement d’un biais ou d’une erreur à corriger : c’est la structure même du discours des sciences humaines qui est interprétative et normative. Plus encore, c’est leur prétention à la neutralité qui constitue souvent le véritable angle mort. Car derrière la technicité du vocabulaire, derrière l’apparente rigueur des protocoles, s’expriment des visions du monde : ce que l’on valorise, ce que l’on redoute, ce que l’on espère. Ainsi, les analyses produites sont rarement détachées ; elles sont orientées, parfois très subtilement, par une idée de l’homme et du vivre-ensemble.

Il ne fait aucun doute que ces disciplines sont utiles. Mais il faut garder à l’esprit que derrière chaque catégorie — trouble, souffrance, exclusion, échec — se tient une certaine définition du souhaitable. Plus on multiplie les critères et les classifications, plus on enferme. À mesure que l’on nomme, on encadre ; à mesure que l’on encadre, on contraint.

Car c’est bien de liberté qu’il s’agit. Non pas d’une liberté triviale ou simplement juridique, mais de la liberté intérieure de se définir soi-même. Cette liberté échappe en grande partie aux modèles explicatifs dominants, qui réduisent l’individu à un effet de causalités : déterminismes sociaux, éducatifs, affectifs, historiques. Le sujet devient objet d’analyse, résultat d’un ensemble de forces, et ses actes sont pensés comme des symptômes. Même ses refus ou ses écarts sont réintégrés dans le système, comme signes à interpréter.

Or c’est précisément ce point aveugle qui importe : la capacité du sujet à interrompre, à bifurquer, à poser un acte imprévisible, non réductible à son passé ou à ses conditions. Cette dimension de la décision, de l’initiative, de la rupture échappe à toute logique causale. Elle est pourtant au cœur de ce que signifie être humain.

C’est pourquoi il faut relire les sciences humaines à la lumière de ce qu’elles ne voient pas d’elles-mêmes. Non pour les rejeter, mais pour les resituer. Elles ne relèvent pas de la science au sens strict, mais de l’interprétation. Elles construisent des discours situés, modelés par des convictions.

Il n’y a pas, à proprement parler, d’épistémologie des sciences humaines, parce qu’il n’y a pas dans ce domaine de distinction rigoureuse entre le vrai et le faux. Il n’y a que des cohérences internes, des grilles de lecture, des visions du monde. En faire abstraction, c’est ériger des opinions en vérités, et des outils d’analyse en instruments de prescription.

Reconnaître cela ne revient pas à les affaiblir. Une psychologie consciente de ses partis pris est plus lucide qu’une psychologie qui se croit scientifique. Une sociologie qui assume son orientation idéologique est plus honnête qu’une sociologie qui se dit objective. Le progrès des sciences humaines ne passe pas par l’accumulation de modèles ou de données, mais par une exigence de lucidité — et de respect pour la liberté humaine.

Ni droite ni gauche: pour une souveraineté du vouloir.

  1. La droite comme foi des origines

La pensée de droite ne s’énonce pas en système : elle se vit comme une fidélité. Elle ne s’élabore pas, elle se transmet. Elle affirme. Elle parle de nature, de tradition, d’autorité, de civilisation comme de vérités premières — qu’il suffit de reconnaître pour que l’ordre règne.

Mais cet ordre est d’abord un désir : une quête de sens. Ce que l’on appelle « nature » à droite est une préférence ; ce que l’on nomme « tradition » est un choix. Car il n’y a pas d’ordre en soi — seulement des volontés projetant leurs désirs sur le monde, comme on projette une image sur un mur nu.

La droite dit « Voilà ce qui est. » En dissimulant sa volonté derrière l’évidence, elle devient foi. Une foi qui se forge une transcendance: celui de l’origine, du sol, du sang, du nom. Le monde de la droite n’est pas à bâtir, mais à conserver. L’histoire n’est pas un devenir, mais une chute à conjurer.

La droite n’appelle pas à l’émancipation, mais à la réintégration. Pas à l’effacement des fautes, mais à leur relecture. C’est une eschatologie inversée : pas un avenir à construire, mais un passé à sauver.

Ce culte des origines a ses figures : le père, le soldat, le paysan, l’ancien. Ses objets sacrés : le drapeau, la frontière, la langue, la tombe. Ses hérétiques : l’étranger, l’abstrait, le déraciné, l’innovateur. Ses rituels : commémorer, transmettre, protéger, honorer. Ses liturgies : voter par fidélité, défendre une culture.

À droite, le langage est un territoire. Employer les mots justes, éviter les dissonances, préserver le style du passé c’est participer à un sacrement civique. La transgression verbale, l’ironie, le refus des codes sont vécus comme des profanations.

Mais ces gestes, ces symboles, ces récits sont des actes de volonté. Ce ne sont pas les choses qui parlent : c’est l’homme qui les charge de sens. Ce n’est pas la civilisation qui s’impose, mais l’homme qui la veut éternelle. Ce n’est pas la terre qui vaut, mais la peur de la perdre qui la sacralise. Ce que l’on croit inné est souvent choisi. Ce que l’on tient pour une essence est une croyance — et cette croyance, un effet du vouloir.

L’homme ne croit pas parce qu’il voit ; il voit parce qu’il croit, et il croit parce qu’il veut. La droite veut l’ordre, la permanence, l’origine. Elle sauvegarde l’ancien monde parce que le monde mouvant l’inquiète. Elle ne pense pas le réel : elle le redoute. C’est une posture. Un rempart contre le vertige. Car la vérité nue est inhabitable. L’homme a besoin de récits.

La droite se croit conservatrice alors qu’elle reconstruit. Elle se croit réaliste alors qu’elle projette. Elle croit se souvenir, mais elle invente.

Elle refuse l’idée que le monde ne réponde à rien, que le bien ne soit garanti par aucune règle, que toute valeur doive être conquise contre le vide. Elle préfère les certitudes à l’angoisse, la paix des morts à l’incertitude des vivants.

Toute idéologie naît d’un acte premier : non d’un raisonnement, mais d’une décision. L’homme veut — et ce qu’il croit ensuite n’est qu’un vêtement jeté sur le néant du vouloir.

La volonté engendre la vérité. L’homme veut l’ordre, alors il croit à la tradition. Il veut une frontière, alors il croit à la nation. Il veut l’identité, alors il croit à l’essence. Il n’y a pas de nécessité, seulement des désirs.

Ce que la droite nomme « enracinement » est une peur de l’arrachement. Ce qu’elle appelle « ordre » est une tentative d’échapper à la contingence. Ce qu’elle élève au rang de « civilisation » est une conjuration du chaos.

Mais le monde ne propose aucun appui. Il est là. Et c’est l’homme qui veut, qui tranche, qui crée. Cette volonté — sans origine, sans garantie, sans autorité — fait de lui un être tragique. Non celui qui sait, mais celui qui choisit. Non celui qui reçoit, mais celui qui forge — même s’il oublie ce qu’il a forgé.

2.La gauche comme foi immanente

La gauche revendique la justice sociale, l’égalité, la défense des dominés. Mais ces idéaux ne suffisent pas à la définir. Si l’on observe la ferveur qu’elle suscite, la difficulté qu’ont certains à s’en détacher, on entrevoit une religion sans Dieu. Une foi séculière, avec ses dogmes, ses fautes, ses rites, et sa promesse de salut.

La pensée de gauche ne se limite pas à une vision du monde : elle propose une manière de le traverser. La quitter, ce n’est pas seulement changer d’avis, c’est rompre avec une manière d’habiter l’histoire, la société, soi-même. C’est une forme d’abjuration.

Sa promesse n’est pas le bonheur individuel, mais un rachat collectif : un monde délivré des oppressions, affranchi des dominations, où chacun pourrait avoir part. Il n’y a ni au-delà, ni transcendance, mais un horizon terrestre : l’humanité réconciliée avec elle-même. Le salut ne passe plus par l’âme, mais par les structures. L’homme n’est plus pécheur : il est aliéné — par l’économie, la culture, le langage. Mais il peut être sauvé par la lutte. L’émancipation devient rédemption. L’histoire, une eschatologie profane.

Cette promesse repose sur des dogmes : l’égalité est sacrée, l’oppression omniprésente, l’identité construite. Ces postulats ne se discutent pas : ils s’imposent comme évidences. S’y ajoutent des figures du mal : le colon, le bourgeois, le conservateur — devenus moins des catégories que des incarnations du péché.

Et comme toute religion, la gauche a ses rituels : signer des pétitions, soutenir des causes, parler la langue juste. Le langage devient un espace de purification. La parole critique, un sacrement.

Il ne s’agit plus de débattre, mais d’expier. Celui qui se « déconstruit » se présente en pénitent. Il s’humilie non pour ses actes, mais pour sa position. Il ne confesse pas des fautes, mais une place dans le monde.

Quitter cette foi, c’est trahir une fraternité. Ceux qui s’en détachent parlent d’arrachement, de solitude, de désert. Le doute devient soupçon, la nuance une lâcheté, le dissident un traître.

Comme toute idéologie, la gauche forge ses dogmes, ses tabous, ses figures du mal. Mais elle se distingue par l’universalisation d’une morale immanente qu’elle refuse de reconnaître comme foi. Elle proclame des valeurs — égalité, justice, émancipation — comme si elles s’imposaient partout, toujours, à tous. Comme si elles relevaient de la science. C’est là son illusion.

Le réel ne porte aucune vérité. L’histoire ne suit aucun dessein. Le monde est nu, et l’homme y projette ses volontés, ses peurs, ses désirs. Ce n’est pas ce qu’il croit qui produit la vérité, mais ce qu’il veut. La volonté précède la croyance. Elle la façonne, la guide, la pare.

Ce que la gauche appelle « valeur » est une volonté devenue norme. Une préférence déguisée en loi. Elle affirme : « Voilà ce qui est juste », sans interroger l’origine volontariste de ce jugement. Ce refoulement rend sa posture inflexible.

Là où certaines pensées assument la pluralité, le conflit, l’ambivalence, la gauche leur substitue des certitudes. Elle préfère la clarté morale à l’incertitude. C’est une doctrine du salut. Une foi qui s’ignore.

Rompre avec elle, ce n’est pas seulement perdre une idée : c’est abandonner la position d’être du « bon côté », porteur de lumière, garant du sens. Y renoncer, c’est retomber dans l’opacité du monde, dans l’ambiguïté des choses, dans la condition humaine.

La maturité commence quand on renonce au salut. Il y a des combats justes, des fidélités nécessaires — mais il n’y a pas de rédemption. Ce que la gauche nomme « justice » est un vouloir devenu dogme. Ce qu’elle appelle « critique » est un rite. Ce qu’elle célèbre comme « engagement » est une liturgie sacrificielle.

La gauche est une foi parmi d’autres, avec ses saints, ses martyrs, ses damnés. Elle n’est ni plus rationnelle, ni moins violente, ni plus libératrice que d’autres croyances. Elle ne domine pas l’histoire : elle y participe. Ce n’est pas une boussole universelle, mais une mythologie née de la modernité.

3.La souveraineté de la volonté

Je me tiens hors des idéologies. Aucune ne m’abrite, aucune ne me suffit. Je n’y cherche ni refuge, ni réconfort, ni rédemption. La gauche promet le salut par le progrès ; la droite sacralise le passé sous couvert de réalisme. L’une rêve d’émancipation, l’autre d’enracinement. Toutes deux enferment : dans une promesse, une mémoire, un récit.

Je ne crois ni au salut collectif, ni à l’ordre naturel. Ni à la justice comme absolu, ni à la hiérarchie comme évidence. Ce que la droite appelle « nature » n’est qu’un goût pétrifié ; ce que la gauche nomme « justice », une volonté travestie en principe.

Je suis souverainiste au sens le plus radical : je tiens la volonté humaine pour souveraine.

À l’idéologie, il ne faut pas opposer une autre idéologie, mais quelque chose de plus nu, de plus âpre, de plus humain : l’affirmation du vouloir sans prétexte. Car ce que l’on croit n’est jamais que ce que l’on veut, vêtu d’un discours. La croyance rassure, meuble le vide, couvre l’angoisse. Elle se donne pour vérité, mais n’est qu’un manteau jeté sur la nudité du désir.

La volonté, elle, ne se déguise pas. Elle ne cherche ni caution, ni légitimation. Elle affronte l’incertitude, se dresse dans le tragique, et dit simplement : « Voilà ce que je veux. »

Là où la gauche proclame ce qui est juste, et la droite ce qui est naturel, la volonté décide.

Les universalismes sont des volontés particulières grimées en lois éternelles. L’égalité n’est pas une loi du monde. Le mérite n’est pas une évidence anthropologique. Ce que l’on appelle « valeur » est souvent un désir collectif devenu norme. Il faut se méfier des liturgies morales, qu’elles soient anciennes ou progressistes. L’erreur n’est pas de croire, mais d’oublier qu’on croit. Ce refoulement transforme la foi en dogme, et le dogme en obligation.

La maturité politique commence avec la fin du rêve d’un progrès rédempteur, et la lucidité de reconnaître toute tradition comme une invention tournée vers l’amont.

Aimer une culture ne suppose ni qu’elle soit supérieure, ni qu’elle doive être universelle. Il suffit qu’elle ait façonné une langue, une mémoire, une vie. Elle n’est pas sacrée, elle est singulière — et c’est cela qui la rend digne d’être transmise. Ce qui mérite d’être transmis ne relève pas de la preuve, mais de l’engagement. Transmettre n’est pas sanctifier : c’est choisir. Et choisir, c’est vouloir.

L’attachement à ce qui nous est propre — notre langue, notre cadre de vie, notre histoire — n’a pas besoin de justification. Il ne relève pas du jugement, mais du lien. Un lien qui reconnaît que d’autres, ailleurs, puissent vouloir pour eux-mêmes ce que nous voulons préserver pour nous. Car ce n’est pas l’héritage qui oblige, mais la fidélité qu’on choisit de lui accorder. Le passé n’est pas un dogme, mais une matière — non à vénérer, mais à travailler.

Le monde est traversé de volontés divergentes. D’où la nécessité de penser les limites. Il ne s’agit pas d’imposer ce que l’on est, mais de le vivre pleinement. Tant que chaque vouloir accepte d’exister sans effacer l’autre, la paix demeure possible. Car la volonté lucide reconnaît aussi celle d’autrui.

Préserver ce que l’on est n’a rien d’exclusif, ni de haineux. Cela suppose seulement de cesser de se cacher derrière des lois dites naturelles ou des causes prétendues universelles.

L’homme pense dans une langue, hérite d’un corps, habite une mémoire. Chaque génération reçoit, transforme, prolonge. Transmettre, c’est faire confiance à ce qui a rendu la parole possible. C’est offrir un cadre, une trace, une fidélité — et parfois, une rupture. Cela suppose aussi que d’autres veuillent transmettre ce qui leur est propre. Un monde habitable est un monde où la filiation est possible, où les différences durent — non comme des totems, mais comme des formes à vivre.

Les institutions — lois, État, démocratie — ne valent que si elles sont soutenues par une volonté vivante. Une démocratie sans peuple est un décor vide. Elle n’existe que si elle tolère la dissidence, le débat, la pluralité des formes de vie.

La souveraineté, c’est refuser que d’autres veuillent à notre place. Elle ne se démontre pas, elle s’affirme. Aucune vérité ne mérite d’être imposée à tous. Toute certitude non interrogée devient foi — et toute foi, tôt ou tard, engendre un dogme.

Mieux vaut un vouloir lucide qu’une croyance confortable. Il ne promet rien : il engage tout. Mieux vaut la solitude du vouloir que la chaleur d’une croyance partagée.

Le monde ne sera pas sauvé. Mais il peut encore être habité — à condition de vouloir.

La doctrine Trump, Israël et l’Iran

Donald Trump et la gauche américaine incarnent deux visions du monde radicalement opposées. Ils expriment deux manières de concevoir l’homme, la société, la liberté et la justice. À travers eux, ce sont deux anthropologies qui s’affrontent : celle de l’enracinement et celle de la fluidité, celle de l’ordre assumé et celle de la régulation diffuse.

Trump défend une vision souverainiste du politique. Il parle au nom d’un peuple défini, situé, héritier d’une histoire et d’un mode de vie. Son nationalisme est instinctif, et non pas idéologique. Il naît d’un réflexe de survie face à l’effacement progressif des appartenances provoqué par la mondialisation, l’individualisme abstrait et l’idéalisme juridique. Il affirme que la nation précède le droit, que le réel prévaut sur le discours, et que l’État n’a pas pour mission de rééduquer le peuple, mais de garantir la continuité d’une civilisation.

La gauche américaine, en contrepoint, incarne un progressisme technocratique. Son langage est fait de précautions, de signaux inclusifs, de références obligées aux minorités, au genre, à la diversité. Elle ne propose pas une doctrine, mais une rhétorique. Ce qu’elle incarne n’est pas un projet politique, mais une posture culturelle : celle du pouvoir qui ne tranche pas, qui module, qui encadre sans jamais assumer une ligne claire. Là où Trump affirme, elle amortit. Là où il assume le conflit, elle en masque les termes.

Le rapport de chacun à Israël illustre avec force cette divergence. Trump soutient Israël non seulement par pragmatisme stratégique, mais par fidélité à une vision claire de l’ordre international. En reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël, en affirmant sans ambages son droit à se défendre, il brise l’ambiguïté diplomatique qui caractérise les puissances occidentales en déclin. Il voit en Israël un bastion avancé de notre civilisation dans une région dominée par des puissances hostiles aux libertés fondamentales, à l’ordre rationnel, à l’État de droit. Ce soutien ne relève pas du réflexe partisan, mais d’un principe selon lequel l’Occident doit protéger ceux qui partagent ses fondements, contre ceux qui veulent les détruire.

L’intervention militaire coordonnée avec Israël cette semaine en Iran, visant une infrastructure nucléaire jugée décisive, ne doit pas être lue comme un épisode tactique. Elle est l’expression d’une doctrine qui place la sécurité concrète au-dessus des abstractions diplomatiques, la solidarité civilisationnelle au-dessus des prudences protocolaires. En s’engageant sans équivoque aux côtés d’Israël pour neutraliser une menace existentielle, Trump ne fait pas que défendre un allié : il affirme que certaines lignes doivent être tenues, certains rapports de force assumés, certaines vérités défendues par l’action.

La gauche américaine incarne une position inverse. Son soutien à Israël est feutré, conditionné, sans vigueur. Il s’inscrit dans un environnement idéologique où l’antisionisme est une monnaie d’échange identitaire, tolérée, voire encouragée par certains segments de la mouvance progressiste. À ce discours elle n’oppose ni contre-discours, ni ligne rouge. Ce qu’elle exprime, ou plutôt ce qu’elle n’ose contredire, c’est la fatigue morale d’un Occident qui doute de son droit à se défendre, à choisir ses alliés, à nommer ses ennemis.

La gauche américaine cautionne une vision du monde qui dissout la responsabilité dans la structure, la liberté dans l’émotion, la justice dans la réparation symbolique. Le monde y est interprété comme un théâtre d’oppressions invisibles, où chaque parole doit être filtrée, chaque souvenir requalifié, chaque norme détruite. La société devient un champ de revendications concurrentes, où l’on ne cherche plus la vérité, mais la validation de la blessure.

Trump rejette ce prisme victimaire. Il affirme une conception exigeante de la liberté : celle qui implique la responsabilité, le courage et le risque de se tromper. Il défend une société où l’on peut choquer, où l’on peut s’opposer, où le réel n’est pas une construction molle, mais une chose qu’on peut perdre si l’on n’ose plus le nommer. Là où la gauche entend protéger, Trump entend faire face.

Cela se manifeste dans leur rapport à la liberté d’expression. La gauche américaine adhère à une logique de filtrage, de modération, d’encadrement de la parole. La censure y prend les traits aimables de la bienveillance : lutter contre la haine, prévenir les traumatismes, encadrer le langage. Mais cette haine est toujours définie par ceux qui détiennent le pouvoir culturel. Trump, malgré toutes les controverses, défend un principe brut : mieux vaut une parole excessive qu’une parole interdite. Mieux vaut un désordre conflictuel qu’un consensus sous surveillance.

Leur conception de la justice prolonge cette opposition. Trump défend une justice verticale, fondée sur la clarté des normes, la fermeté des sanctions, le maintien de l’ordre. Il considère que nulle société ne survit sans le pouvoir de sanctionner. La gauche, pourtant souvent issue des institutions, est soumise à une logique communautaire, où la justice devient un instrument de reconnaissance symbolique, un levier de rééquilibrage social fondé sur le ressenti plutôt que sur la loi. La sanction y cède la place à la compréhension, la norme à la particularité, l’universalité à la revendication.

Même leur rapport à la foi en dit long. Trump reconnaît à la foi une fonction structurante. Il la défend comme socle civilisationnel, comme repère moral, comme limite culturelle. La gauche américaine, en revanche, incarne une laïcité relativiste : les traditions sont tolérées tant qu’elles se plient aux dogmes progressistes. Dès qu’elles résistent, elles deviennent suspectes. La foi n’est plus une autorité, mais un folklore encadré.

En définitive, Trump et la gauche américaine symbolisent deux manières d’habiter le monde. L’un parle au nom de l’enracinement, de la transmission, de la mémoire. L’autre au nom de la mobilité, de la déconstruction, de la fluidité. L’un assume le tragique de l’histoire, l’autre rêve d’un espace neutre, dépolitisé, gouverné par la gestion des affects.

Ce qui se joue à travers ces visions n’est pas une simple divergence de style, mais une opposition de fond entre deux conceptions de la liberté, de l’homme, de l’ordre social. D’un côté, une vision du monde qui affirme la primauté du réel sur le discours, de l’autorité sur l’émotion, de la continuité sur l’adaptation. De l’autre, une vision où l’inclusivité tient lieu de justice et où la conflictualité est évacuée au nom du vivre-ensemble.

Mais ce choix n’est pas seulement une résistance : il est une promesse. Face à la dissolution, il propose l’enracinement ; face au relativisme, la fidélité ; face à la dérive technocratique, le retour au politique comme lieu de responsabilité, de courage et de transmission. Il s’agit moins de restaurer le passé que de réaffirmer ce qui fonde une civilisation vivante : la mémoire partagée, l’autorité légitime, le goût du risque, la parole libre et l’héritage assumé.

Il ne suffit pas de refuser la déconstruction : encore faut-il proposer un monde habitable. Et ce monde se construit non par la peur du conflit, mais par l’amour de ce qui mérite d’être transmis. Non pas sauver ce qui se défait, mais faire tenir ce qui unit : une culture, une langue, une histoire, une liberté qui se conquiert et se défend.

Le libre arbitre selon Leibowitz : une volonté sans cause

Le libre arbitre est cette faculté de l’homme à décider sans fondement rationnel, causal ou empirique. Ce n’est ni un calcul du préférable, ni une déduction logique, ni même une réponse conditionnée à un stimulus. Si tel était le cas, la décision ne serait qu’un effet, l’ultime maillon d’une chaîne causale. Or, la volonté est précisément ce qui échappe à cette chaîne. Elle ne dépend ni de l’intellect, ni de la perception, ni de la logique : elle est, en son essence, détachée de tout, et par là, radicalement libre.

Les valeurs sont intrinsèquement liées à cette volonté. Croire en Dieu, par exemple, n’est pas le fruit d’un raisonnement contraignant. Mais il en va de même pour l’adhésion aux droits de l’homme ou à tout autre système de valeurs : rien n’y oblige. Si le libre arbitre ne repose sur rien d’extérieur à lui, et si les valeurs reposent sur ce libre arbitre, alors les valeurs elles-mêmes ne reposent sur rien. Elles ne se déduisent ni de la nature ni d’une loi universelle. C’est là, selon Leibowitz, que réside l’échec de Kant : son impératif catégorique ne peut véritablement être « catégorique » que si l’on décide, librement, de s’y soumettre. Ce n’est pas une loi objective, mais un engagement subjectif. On peut tout aussi bien choisir de s’y soustraire — sans que cela entraîne de conséquence logique ou cosmique. Ce paradoxe moral est au cœur de nombreuses œuvres de Woody Allen, comme Crimes et Délits ou Le Rêve de Cassandre, où les protagonistes peuvent commettre le mal, en toute lucidité, sans être poursuivis ni par la justice, ni par la morale, ni même par leur propre conscience¹.

Ainsi, l’homme est pris dans la causalité comme tout ce qui existe, mais il peut s’en détacher. Celui qui a soif peut refuser de boire ; celui qui a froid peut décider de ne pas se chauffer. Il peut aller contre son instinct, sa culture, son éducation, son environnement, ses émotions, ses habitudes, ses croyances, voire ses propres désirs. Là réside le cœur de la volonté : non pas dans la réaction, mais dans la possibilité d’initier un acte qui n’est causé par rien d’autre que soi-même. L’homme peut vouloir provoquer un effet sans être lui-même l’effet d’une cause. Rien dans la nature ne possède cette capacité. Seul l’homme, affirme Maïmonide, dispose de la volonté au sens de la volonté consciente. Et c’est précisément cette capacité qui donne sens à l’affirmation selon laquelle l’homme est créé à l’image de Dieu. Ce n’est pas que Dieu ressemble à l’homme, mais que, comme Dieu, l’homme peut vouloir. Là se situe l’opposition entre christianisme et judaïsme : tandis que le Dieu chrétien s’humanise, dans la tradition juive c’est l’homme qui est élevé au rang divin².

Chaque automne, des milliers d’oiseaux migrent vers le sud selon un ordre parfait, instinctif, immuable. Le spectacle de ces formations en plein ciel est saisissant de rigueur et d’harmonie. Mais imaginons qu’un seul oiseau, en parfaite santé, quitte la formation pour se poser sans raison. Ce geste, contraire à son instinct, inexplicable par une cause identifiable, évoquerait aussitôt quelque chose d’humain : une rupture dans la continuité du déterminisme, un acte absurde peut-être, mais libre.

Dans Le Guide des Égarés, Maïmonide explique que les miracles doivent être compris comme des métaphores. À travers une exégèse lumineuse, il montre que la nature fonctionne selon des lois fixes, un enchaînement de causes et d’effets qu’il appartient à l’homme d’étudier. L’univers, pour lui, est déterminé de part en part. Dès lors, le libre arbitre apparaît comme un phénomène qui ne peut ni être compris ni analysé scientifiquement. Il est une brèche dans l’ordre du monde, une exception, un surgissement inexpliqué — en somme, un miracle. Non au sens religieux, mais au sens philosophique : une singularité ontologique.

L’homme possède un intellect supérieur à celui des autres mammifères, certes, mais cela n’explique pas la volonté. Un esprit modeste peut faire preuve d’une volonté immense, tandis qu’un génie peut en être dépourvu. L’intelligence et la volonté obéissent à deux logiques distinctes. Lorsqu’il dort, l’homme perd cette capacité. Son esprit est actif, ses rêves foisonnants, son imagination libre, mais il ne décide de rien. Il ne maîtrise ni le contenu de ses songes ni le moment de son réveil. Il se réveille parce que son corps est programmé pour le faire, non parce qu’il le veut. Pendant le sommeil, le déterminisme reprend ses droits.

Leibowitz rejoint ici Sartre en affirmant que l’homme demeure libre, même lorsqu’il est traversé par les déterminismes les plus puissants. On ne choisit pas sa naissance, son corps, son époque ni son environnement. Pourtant, à l’intérieur même de ces contraintes, subsiste la capacité de se réapproprier ce qui nous a été imposé. Être libre ne signifie pas faire ce que l’on veut sans limite, mais vouloir ce que l’on fait en pleine conscience de ce que l’on est. La liberté ne réside pas dans l’absence de conditionnements, mais dans la manière dont on décide de les investir, de les retourner, voire de les dépasser. L’essentiel n’est donc pas ce que le monde fait de nous, mais ce que nous faisons de ce que le monde a fait de nous³.

Notes :

¹ Crimes and Misdemeanors (1989) et Cassandra’s Dream (2007) de Woody Allen explorent la disjonction entre culpabilité morale et conséquence sociale.
² Cette opposition est souvent évoquée dans la théologie comparée : voir L. Strauss, La Philosophie et la Loi, ou encore E. Levinas, Difficile liberté.
³ Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme (1946) : « L’homme est condamné à être libre. »

Dieu n’intervient pas

Le Dieu des religions repose sur une croyance : un acte de foi qui, par définition, échappe à la démonstration rationnelle. Rien ne peut en prouver l’existence, ni l’infirmer de manière absolue. Toutefois, même en admettant l’hypothèse de l’existence d’un tel Dieu, rien n’indique qu’il intervienne dans le monde. Et c’est là, en pratique, que se joue l’essentiel. Car si Dieu n’agit pas dans la réalité observable, alors toute parole, tout commandement ou toute prescription qui lui est attribuée doit être rapporté à une origine humaine. Nul ne peut légitimement se présenter comme son porte-parole. Ce n’est donc pas Dieu en tant que concept qui est ici mis en cause, mais bien la prétention de certains à parler en son nom. Dans la tradition juive, cette prétention prend la forme des prophètes bibliques, censés établir un lien entre le divin et l’humanité.

Ces prophètes sont des mystiques. Leur expérience, intense et souvent bouleversante, relève de ce que l’on appelle aujourd’hui des états modifiés de conscience. Ces visions, ces illuminations, ces voix relèvent de mécanismes neurologiques. Elles peuvent être induites par des privations sensorielles, des jeûnes, des insomnies prolongées, ou encore par l’ingestion de substances psychotropes. Il s’agit d’expériences vécues, mais qui n’échappent pas aux lois du fonctionnement cérébral. Le cerveau en état de crise réorganise les perceptions, fusionne les symboles, donne forme à l’invisible à partir de matériaux connus.

Cela ne retire rien à la sincérité du vécu mystique. Mais il faut reconnaître que ces expériences, aussi profondes soient-elles, ne révèlent pas un au-delà. Elles recomposent l’imaginaire à partir de la mémoire. Maïmonide dit dans son Guide des égarés, que la prophétie n’est pas une voix directe de Dieu, mais un phénomène qui s’adresse à l’intellect humain (sekhel ha-po‘el) et passe par l’imagination. Le prophète perçoit une forme de vérité, mais elle passe par la médiation humaine — et donc par la subjectivité.

Quand un prophète voit un ange ou un cheval ailé, ce n’est pas une manifestation objective du divin, mais une construction mentale qui exprime, de manière figurative, un contenu symbolique. Dans son Traité théologico-politique, Spinoza écrit que « Dieu s’est révélé aux prophètes sous la forme de leur imagination, selon leur disposition intérieure et leur langage propre »¹. La révélation n’est donc pas une transmission directe du divin, mais un langage humain chargé d’émotions, d’images et de visions personnelles.

L’idée de Dieu relève d’un besoin anthropologique qui est la propension au sacré. Ce besoin joue un rôle dans la structuration des sociétés. Il donne cohérence au monde vécu, fonde la mémoire collective et offre aux hommes des repères de sens. Mais ce sacré peut aussi être retourné : les figures divinisées peuvent être renversées, les objets sacrés profanés, les civilisations oubliées. C’est pour se prémunir de cette fragilité que le monothéisme a abstrait son Dieu, l’a rendu invisible, inatteignable, hors d’atteinte des mains et des regards.

Cette stratégie vise à faire de Dieu non pas un être agissant dans le monde, mais une idée régulatrice : un principe moral pur, que la raison postule comme fondement du devoir. Pour Kant, Dieu ne se manifeste pas dans l’histoire par des miracles ou des signes, mais dans la conscience morale, à travers ce qu’il appelle la « loi morale en moi ». Il écrit : « Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours nouveaux : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi »². L’existence de Dieu n’est pas pour lui une question empirique, mais une exigence intérieure liée à la liberté et à la responsabilité.

À l’opposé des religions révélées, Kant comme Spinoza récusent l’idée d’un Dieu qui interviendrait dans les affaires humaines. Spinoza s’est attaché à démontrer que Dieu est l’ordre même de la Nature, et non un être extérieur capable de suspendre ses propres lois. Dans l’Éthique, il affirme : « Dieu n’agit pas selon une fin ; il n’a pas de volonté anthropomorphe. »³ La Nature est Dieu (Deus sive Natura) ; elle ne fait pas de miracles, elle ne récompense ni ne punit. Le monde se déroule selon une nécessité immanente. Aucun phénomène ne requiert l’hypothèse d’une cause surnaturelle.

Cela ne revient pas à nier la force du sentiment religieux. Ce dernier est une composante essentielle de l’expérience humaine. Il peut inspirer, consoler, transformer. Mais pour Maïmonide ce sentiment doit rester un élan individuel, une quête intérieure, non un fondement pour des lois imposables à tous. Il écrivait dans le Mishné Torah que la foi véritable naît de l’étude et de la réflexion. De même, Kant insiste sur le fait que la religion n’a de valeur que dans la mesure où elle s’accorde avec la raison.

C’est pour cela que la séparation entre religion et pouvoir politique est indispensable. Ce n’est pas Dieu qu’il faut exclure, mais l’usage que certains en font pour imposer une norme collective. Le droit ne peut reposer que sur un consensus humain, éclairé par la raison.

Notes :

¹ Spinoza, Traité théologico-politique, chap. 1.
² Kant, Critique de la raison pratique, conclusion.
³ Spinoza, Éthique, I, prop. 17, scolie.
⁴ Maïmonide, Guide des égarés, II, 36 ; Mishné Torah, Hilkhot Yesodé HaTorah I.

Survol de Platon

La philosophie apparaît en Grèce et en Asie Mineure au VIe siècle avant J.-C. Bien qu’elle ne surgisse pas ex nihilo, la pensée rationnelle et méthodique qu’elle incarne constitue une innovation propre aux Grecs. Contrairement aux traditions religieuses ou mythologiques d’autres civilisations, les premiers philosophes ont, dès l’origine, cherché à comprendre le monde par la seule force de la raison. Discipline intellectuelle autonome, la philosophie se distingue des systèmes ésotériques, et peut s’appliquer à tous les aspects de l’entendement humain.

Platon, philosophe du IVe siècle av. J.-C., est considéré comme le représentant majeur de l’idéalisme. Il fonde l’Académie, nommée d’après le héros Akademos¹, ancêtre des universités occidentales, qui subsistera près d’un millénaire à Athènes. On y enseigne la philosophie, les mathématiques, l’astronomie, la politique et les sciences naturelles, avec pour vocation de former les élites de la Cité.

La plupart des œuvres de Platon sont rédigées sous forme de dialogues mettant souvent en scène Socrate, son maître. Ces échanges cherchent à cerner la Vérité, abordant les grandes questions de la condition humaine dans un style limpide et d’une remarquable qualité littéraire. Sous une apparente simplicité, les dialogues conduisent les interlocuteurs, réplique après réplique, à l’essentiel.

Dans Le Banquet, les convives d’un dîner donné par le poète Agathon prennent tour à tour la parole pour dire ce qu’est l’amour. Aristophane propose une fable selon laquelle les êtres humains étaient à l’origine des créatures sphériques à deux têtes, quatre bras, quatre jambes et deux organes sexuels. Parfaits mais arrogants, ils furent coupés en deux par Zeus pour avoir défié les dieux. Depuis, chaque moitié cherche l’autre pour retrouver sa complétude.

Ce récit évoque une interprétation rabbinique d’un verset de la Genèse : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle, il les créa »². Un commentaire du Bereshit Rabba³ en déduit que l’homme originel fut créé androgyne, avant d’être scindé en deux entités distinctes : masculine et féminine. Cette convergence symbolique ne suppose pas nécessairement une influence réciproque, car les deux récits s’inscrivent dans des mythes universels et archaïques.

Platon postule l’existence de deux mondes : le monde sensible, que nous percevons par les sens, et le Monde des Idées, que seul l’intellect peut saisir. Le monde sensible n’est qu’une ombre imparfaite du modèle immatériel et intemporel qu’est le monde des Formes. Ainsi, un cercle tracé à la main ou même au compas n’est qu’une approximation de l’Idée du cercle, laquelle, en tant qu’objet purement intellectuel, existe indépendamment de toute matière.

Parmi toutes les Idées, celle du Bien est suprême : elle est la source de la connaissance et constitue le principe divin de l’ordre du monde. Dans Le Timée⁴, Platon décrit l’origine du cosmos. L’univers, initialement une masse informe – un chaos (Χάος) – est structuré par un Démiurge qui, à la manière d’un architecte, l’organise en se fondant sur les Idées éternelles. Cette cosmogonie rappelle celle de la Genèse, où le monde naît d’un chaos primordial, le tohu-bohu⁵, que Dieu ordonne.

Ce dualisme a profondément influencé la pensée occidentale. Nietzsche résume cette filiation en affirmant que « le christianisme, c’est le platonisme du pauvre »⁶. De fait, on retrouve dans la théologie chrétienne la séparation entre le monde sensible et le monde céleste, notamment lorsque Jésus déclare à Pilate : « Mon Royaume n’est pas de ce monde »⁷. Platon enseigne également que le corps est le tombeau de l’âme⁸, qu’il empêche d’atteindre la pureté spirituelle. Le christianisme hérite de cette conception : la chair est tenue pour un obstacle à la vie contemplative. Ainsi, Jésus jeûne quarante jours dans le désert⁹ avant d’annoncer l’Évangile, comme Moïse jeûna quarante jours avant de recevoir la Torah¹⁰. Toutefois, alors que ce jeûne est pour Moïse un événement exceptionnel, il devient chez les chrétiens un modèle de vie ascétique.

Face à ce dualisme, certains penseurs contemporains de Platon proposent une vision moniste. C’est le cas de Démocrite¹¹, philosophe matérialiste pour qui le monde est constitué d’atomes en mouvement aléatoire. Cette théorie exclut toute transcendance et toute finalité : le ciel est vide, l’univers n’a pas de sens. Démocrite recommande en conséquence une vie paisible, sans religion ni crainte de la mort. Épicure s’inscrit dans cette tradition en développant une philosophie du bonheur fondée sur les désirs naturels, la modération et l’amitié. Si Platon prône l’effacement de l’individu au profit de la Cité, Épicure met au contraire l’accent sur la sérénité personnelle. La rupture entre Platon et Démocrite fut si radicale que le premier aurait envisagé de faire brûler les écrits du second.

Platon développe sa vision politique dans La République, vaste dialogue en dix livres. Il y affirme que seul le philosophe, parce qu’il accède à la Vérité, est légitime pour gouverner. Le mal, dit-il, n’existe pas en soi : il est l’effet de l’ignorance. Maïmonide reprend cette idée dans Le Guide des égarés¹² : pour lui, le mal est l’absence de bien, comme l’obscurité est absence de lumière.

L’allégorie de la caverne, exposée au début du Livre VII de La République, illustre de manière saisissante la condition humaine face à la connaissance.  Des prisonniers, enchaînés au fond d’une grotte, ne voient du monde que les ombres projetées sur un mur. L’un d’eux se libère, découvre la lumière, puis revient pour guider les autres, au risque d’être rejeté. Le philosophe est celui qui s’arrache aux illusions des sens pour accéder à la réalité des Idées et qui, par devoir, retourne vers ses semblables pour leur transmettre cette vérité.

Pour Platon, la Cité idéale est gouvernée par un roi-philosophe, dont l’autorité doit être absolue¹³. Ce chef peut user du mensonge, à condition que ce soit pour le bien commun. Ce mensonge noble¹⁴ est légitime lorsqu’il émane du pouvoir, mais blâmable s’il vient du citoyen. Maïmonide adhère à cette idée : la Torah, dit-il, permet d’enseigner aux masses des croyances nécessaires à la stabilité sociale, même si elles ne sont pas toutes rigoureusement vraies¹⁵.

Les dirigeants doivent vivre en communauté, sans propriété ni famille, pour éviter toute forme de corruption. L’éducation doit être strictement encadrée. L’art et la poésie sont suspectés d’émouvoir plus qu’ils n’instruisent, et les plaisirs des sens sont jugés nuisibles à la pensée¹⁶. Platon prône également une forme d’eugénisme : seuls les individus physiquement et moralement aptes sont autorisés à se reproduire, et les enfants doivent être élevés collectivement sans connaître leurs parents biologiques. La Cité doit s’aligner sur le Destin, expression du Cosmos, dont les lois naturelles, morales et sociales sont immuables. Les tragédies grecques illustrent cette idée : ceux qui, par orgueil (hubris), enfreignent l’ordre cosmique doivent en subir les conséquences¹⁷.

Cette conception hiérarchique et normative de la société a été critiquée comme préfigurant les totalitarismes modernes. Karl Popper, dans La société ouverte et ses ennemis, accuse Platon d’avoir fondé une idéologie anti-démocratique, autoritaire, voire totalitaire¹⁸.

Dans L’Apologie de Socrate, Platon relate le procès de son maître, accusé de corrompre la jeunesse et d’introduire de nouvelles divinités dans la Cité¹⁹. Socrate y fait preuve d’une intégrité morale inébranlable, préférant la mort au reniement de ses principes. Cette expérience conduit Platon à rejeter la démocratie, régime où la majorité, volatile et influençable, devient la norme du juste. La rhétorique, en démocratie, tend à remplacer la vérité par l’opinion. Dans Gorgias, Socrate montre que la rhétorique est un art de convaincre, non un art de démontrer²⁰.

Platon observe que dans les cités démocratiques, la recherche effrénée de liberté aboutit à l’anarchie, puis à la tyrannie. Le désordre gagne les familles, les rapports sociaux s’inversent, et la loi finit par être méprisée. « L’excès de liberté conduit à l’excès de servitude », écrit-il²¹.

À notre époque, où l’opinion publique est mesurable presque instantanément, il est utile de rappeler que les courants majoritaires ne sont pas nécessairement raisonnables ni justes. Le référendum, forme de démocratie directe, peut être un outil, mais ne doit jamais devenir un plébiscite. Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique, met en garde contre la tyrannie de la majorité : lorsque l’injustice vient de la majorité, à qui le citoyen lésé peut-il encore s’adresser²² ?

Aristote, disciple de Platon, se démarquera de cette vision idéaliste. Sa doctrine du juste milieu valorise un équilibre entre monarchie, aristocratie et démocratie. Il soutient l’initiative individuelle et considère que l’épanouissement personnel contribue au bien commun. Dans la célèbre fresque de Raphaël L’École d’Athènes, Platon lève le doigt vers le ciel, symbolisant le monde des Idées ; Aristote, la main tendue vers la terre, incarne l’ancrage dans le réel.

Notes

¹ Référence au lieu-dit où fut fondée l’Académie.
² Genèse 1:27.
³ Bereshit Rabba 8:1.
⁴ Dialogue cosmologique de Platon.
⁵ Genèse 1:2.
Par-delà bien et mal, 1886.
⁷ Jean 18:36.
Phédon.
⁹ Matthieu 4:2.
¹⁰ Exode 34:28.
¹¹ Contemporain de Platon, fondateur de l’atomisme.
¹² Guide des égarés, III, 28.
¹³ La République, Livre V.
¹⁴ La République, Livre III.
¹⁵ Guide des égarés, III, 28 ; Traité Sanhédrin, chapitre Helek.
¹⁶ Phédon.
¹⁷ Le mot Cosmos signifie ordre en grec.
¹⁸ La société ouverte et ses ennemis, 1945.
¹⁹ Socrate invoquait une voix intérieure, le daemon, comme guide moral.
²⁰ Gorgias.
²¹ La République VIII, 562b.
²² De la démocratie en Amérique, I, 8.

Volonté, raison et loi : Kant et Leibowitz face à l’énigme morale

Le concept d’impératif catégorique formulé par Emmanuel Kant vise à fonder la morale sur la raison. Il ne s’agit pas de prescrire tel ou tel comportement en fonction des circonstances, mais d’exiger de l’homme qu’il agisse de manière à pouvoir vouloir que la maxime de son action devienne loi universelle. C’est en ce sens que la loi morale prétend s’ancrer dans un principe rationnel, indépendant des intérêts, des inclinations ou des croyances individuelles. La morale kantienne repose sur l’idée d’une autonomie de la raison : l’homme se donne la loi à lui-même, à travers la faculté qu’il a de penser en termes d’universalité.

Mais Yeshayahu Leibowitz, penseur du judaïsme, philosophe et scientifique, oppose à cette construction une critique radicale. Tout en reconnaissant la rigueur du modèle kantien, il en conteste la suffisance pour rendre compte de ce qui définit l’humain. Car ce qui caractérise l’homme selon lui, ce n’est pas d’abord la raison, mais la volonté — c’est-à-dire la faculté d’agir au-delà ou en dehors de ce que la raison prescrit. L’homme n’est pas un être naturel comme les autres, précisément parce qu’il est capable de dissocier ce qu’il comprend de ce qu’il veut. Et cette dissociation, cette brèche entre compréhension et décision, constitue l’énigme de la condition humaine.

En physique, tout effet a une cause. Le monde obéit à une chaîne de déterminismes, depuis l’échelle subatomique jusqu’aux structures galactiques. Or, la volonté humaine n’entre pas dans ce schéma. Elle ne dérive pas d’un mécanisme antérieur. Elle surgit, parfois sans mobile, sans contrainte, sans explication. Elle constitue une rupture dans l’ordre naturel. Il n’existe, dans tout le cosmos, aucun autre phénomène que la volonté humaine qui interrompe la chaîne des causes. Les étoiles naissent, les particules interagissent, les animaux réagissent : rien ne décide. La volonté humaine, au contraire, marque une discontinuité. Elle n’est pas un maillon de la chaîne causale ; elle est ce qui suspend la chaîne.

C’est pourquoi, pour Leibowitz, la volonté humaine ne peut être comprise, ni réduite à une explication naturaliste. Elle est ce qui échappe à la compréhension scientifique. Il s’agit d’un phénomène irréductible : non pas une anomalie, mais une singularité. Et c’est cette singularité, plus encore que l’intelligence, qui définit l’homme.

Les animaux, même les plus évolués, manifestent des capacités cognitives complexes. Certains sont capables de résoudre des problèmes, d’éprouver des émotions, voire une forme de souffrance psychologique. Mais aucun n’est capable d’agir librement. L’animal réagit toujours à un stimulus, fût-il subtil ou différé. Ce qui distingue l’homme, ce n’est donc pas l’intelligence en soi — certains animaux ont des facultés cognitives supérieures à celles d’êtres humains déficients — mais la capacité de vouloir sans cause, y compris à rebours de la raison. L’homme est le seul être à pouvoir vouloir ce qu’il sait faux, ou refuser ce qu’il comprend être vrai. Il peut, en toute lucidité, choisir le mal, ou se détourner d’un bien reconnu. Et il peut le faire sans mobile. C’est cela, selon Leibowitz, qui fonde la liberté — et l’ambiguïté — de la condition humaine.

Ainsi, un homme peut tout à fait comprendre l’impératif catégorique de Kant, en mesurer la cohérence et la pertinence, et pourtant choisir de s’y soustraire. Il peut agir contre sa raison. Ce simple fait suffit à invalider toute tentative de fonder la morale sur une nécessité rationnelle. Car si la connaissance du bien n’entraîne pas mécaniquement l’action bonne, alors la morale ne procède pas de la Nature. L’homme échappe au déterminisme non pas en suivant sa raison, mais en manifestant sa volonté — qu’elle aille dans le sens de la Nature ou qu’elle la contredise.

En cela, il devient paradoxalement cause première de lui-même. Il initie des actes qui n’étaient pas inscrits dans la chaîne des causes. Il se constitue lui-même dans le geste même par lequel il décide. Y compris son propre caractère — qui devrait, selon une lecture déterministe, être le produit de ses antécédents biologiques ou sociaux — semble, pour une part, résulter d’une auto-constitution par la volonté. Mais cette formule, proche du causa sui spinoziste¹, ne fait qu’effleurer le mystère : car si l’homme est sa propre origine, cette origine reste sans fond. L’énigme demeure.

Décider, pour Leibowitz, c’est vouloir. Et vouloir, c’est rompre avec la logique de la conclusion. Une conclusion est de l’ordre de la nécessité : elle dérive de prémisses selon une règle, comme en mathématiques. La science, en ce sens, est le royaume de la compréhension sans choix. Elle s’impose d’elle-même à l’esprit, qui n’a qu’à en constater la validité. En cela, la science est universelle, mais elle n’engage à rien. La volonté humaine, au contraire, s’affirme là où il n’y a rien à conclure, rien à prouver — là où il faut choisir sans certitude, c’est-à-dire librement. Et parfois, à vide.

De cette opposition découle la thèse centrale de Leibowitz : ce qui est spécifiquement humain relève de l’irrationnel. Non pas du chaos ou du délire, mais de ce qui échappe à la causalité naturelle. L’homme n’est pas un animal rationnel, comme le pensait Aristote, mais un animal capable de vouloir en l’absence de tout mobile — et donc de servir, d’obéir, de trahir, de créer, de détruire, sans que cela puisse être réduit à une logique d’adaptation ou de survie.

C’est ici que s’éclaire la pensée religieuse de Leibowitz. Contrairement à Kant, qui fonde la loi morale sur la raison, Leibowitz fonde la loi religieuse sur un acte de volonté : l’obéissance à Dieu sans justification. La Halakha² (la Loi juive) ne vaut pas parce qu’elle est bonne, utile ou raisonnable — elle vaut parce qu’elle est un commandement. Le Juif n’observe pas les commandements pour être heureux, mériter le salut ou améliorer le monde, mais parce que Dieu les a ordonnés. La avodat haShem³, le « service de Dieu », n’est pas une morale : c’est une soumission libre à une transcendance muette.

C’est pourquoi Leibowitz récuse toute théologie des récompenses et des sanctions. Il rejette aussi bien la téléologie morale de Kant que l’éthique rationaliste de Maïmonide, dès lors qu’elles tendent à justifier la Loi par des raisons humaines. La Halakha n’est pas une éthique déguisée : c’est une forme pure d’obéissance. Et cette obéissance, paradoxalement, est l’acte le plus libre qui soit — car elle procède d’une décision sans mobile, d’une volonté non causée. On obéit non parce que c’est bien, mais parce que c’est Dieu.

Un exemple peut éclairer cette divergence : le devoir de dire la vérité.

Chez Kant, dire la vérité est une obligation morale universelle. Mentir, même pour protéger une vie, est interdit, parce que le mensonge ne peut être universalisé sans contradiction. C’est une règle issue de la raison, qui s’impose à tout être pensant. Chez Leibowitz, en revanche, dire la vérité ne vaut que si cela correspond à un commandement. L’acte n’a pas de valeur morale en soi. Il n’est bon que s’il est accompli en tant que mitsva⁴, autrement dit : en tant que manifestation d’un ordre divin auquel l’homme consent volontairement à se soumettre. Ce qui donne à l’acte sa valeur, ce n’est ni son intention, ni sa cohérence logique, mais le fait qu’il soit accompli au nom de Dieu, et non de l’homme.

C’est là le renversement fondamental : Kant place au sommet la liberté de se donner à soi-même ses propres règles, tandis que Leibowitz valorise le fait d’accepter librement une règle qui vient d’ailleurs. Pour Kant, la morale est universelle parce qu’elle naît de la raison. Pour Leibowitz, la loi est absolue précisément parce qu’elle dépasse la raison. Dans les deux cas, l’homme s’élève au-dessus de l’animal ; mais pour Kant, c’est par la pensée, et pour Leibowitz, par l’obéissance.

Notes:

¹ Causa sui : expression latine (« cause de soi »), utilisée notamment par Spinoza, désignant un être qui se donne à lui-même sa propre cause, ou dont l’existence est nécessairement impliquée par sa nature.

² Halakha (הלכה) : ensemble des lois religieuses du judaïsme, codifiant les prescriptions rituelles, éthiques et communautaires.

³ Avodat haShem (עבודת ה׳) : littéralement « le service de Dieu », désigne dans le judaïsme l’ensemble des pratiques religieuses accomplies au nom de la soumission au divin.

Mitsva (מצווה) : commandement divin ; dans le judaïsme, toute action prescrite par la Loi révélée, accomplie comme expression de l’obéissance à Dieu.

Un Stradivarius dans le vide

Un violoniste de renommée mondiale s’est prêté à une expérience édifiante, filmée puis diffusée sur YouTube. Déguisé en musicien des rues, il s’est installé devant une station de métro à Washington pour y jouer, pendant quarante-cinq minutes, des extraits des Partitas pour violon de Bach. Des chefs-d’œuvre exigeants. Sur plus de mille passants, six se sont arrêtés, une vingtaine ont lancé quelques pièces sans ralentir le pas, et la recette du jour s’est élevée à vingt-sept dollars. Le même concert, le même jour, par le même artiste, coûtait cent cinquante dollars par personne.

Cette expérience a été racontée par des médias qui y ont vu le symptôme d’une société trop pressée pour s’émerveiller. Certains se sont interrogés : « Si l’on ne s’arrête pas pour écouter l’un des plus grands musiciens du monde jouer la plus grande musique jamais écrite, à côté de quoi d’autre passons-nous ? » D’autres ont relativisé : « L’heure de pointe n’était pas propice. » Presque tous en sont venus à conclure que les gens étaient absorbés par leur routine, incapables de discerner le sublime dans ces conditions.

C’est une erreur.

Le problème n’est pas que les passants étaient pressés, mais qu’ils ne comprenaient pas ce qu’ils entendaient. Il ne s’agit pas d’un déficit d’attention, mais de culture. L’oreille n’identifie pas ce qu’elle n’a pas été formée à entendre. L’émotion artistique suppose une disposition, un savoir, une initiation.

Cette scène aurait pu se produire n’importe où, et elle aurait donné les mêmes résultats. Car la musique ne parle pas d’elle-même. Elle exige qu’on lui prête plus qu’une oreille : une âme disponible, un esprit préparé. Elle suppose une éducation du goût, un affinement de la perception. Or nous vivons à une époque où ce qui est appelé « musique » n’est qu’un bruit de fond, une production standardisée, calibrée pour être ingérée sans effort, sans exigence, sans écoute véritable. C’est la malbouffe auditive : elle gave, mais ne nourrit pas.

Ce que révèle cette expérience, ce n’est pas seulement l’indifférence, mais l’effondrement d’un rapport à l’art fondé sur la transmission, l’intelligence, le temps long de l’apprentissage. Même si davantage de passants s’étaient arrêtés, combien auraient su reconnaître la Chaconne de la Partita n°2 ou la Gavotte en rondo de la Partita n°3 ? Combien en auraient perçu la complexité, la lumière, la tension ?

Ce qui frappe, c’est une ignorance tranquille, généralisée, devenue norme. Cette scène révèle la fragilité de l’art dans une société sans rituels esthétiques. L’art dépend d’un contexte, d’un cadre, d’une structure sociale qui le reconnaît, le valorise, le transmet. Le concert n’est pas un caprice bourgeois : c’est un lieu où l’on apprend à écouter, à se taire, à attendre. Or ces cadres vacillent, minés par la dégradation de l’exigence culturelle au nom d’une accessibilité sans effort. L’art n’est plus ce vers quoi on s’élève ; il devient ce qui doit s’adapter, se simplifier, se vulgariser.

À cela s’ajoute une transformation de la manière même dont nous écoutons. Jadis, la musique s’imposait par sa rareté. C’était un événement. On y accédait peu, et avec solennité. Aujourd’hui, elle est partout — et donc nulle part. Elle se répand dans les supermarchés, les salles d’attente, les réseaux sociaux, les ascenseurs. Elle accompagne le jogging, les trajets, le ménage. Elle est fond sonore. Le paradoxe, c’est que plus elle est présente, moins elle est entendue. L’oreille s’émousse, se ferme, s’habitue au bruit, mais ne se prépare plus au silence nécessaire pour recevoir une œuvre.

Ainsi, ce n’est pas un musicien qui a été ignoré ce jour-là. C’est l’héritage qu’il portait : une forme de grandeur, de densité, de beauté exigeante. Ce que montre cette scène, c’est que la culture ne peut pas survivre sans un peuple qui l’attend. Qu’un chef-d’œuvre n’existe que pour ceux qui y reconnaissent une promesse. Et qu’il ne suffit pas qu’une chose soit belle pour qu’elle existe.

Que dirait Yeshayahu Leibowitz aujourd’hui ?

Yeshayahu Leibowitz, décédé il y a une trentaine d’années, fut professeur de philosophie des sciences, de chimie organique, de biologie et de neurophysiologie et de pensée juive, aux universités de Jérusalem et de Haïfa. Il fut également rédacteur en chef de l’Encyclopaedia Hebraïca, dont une partie substantielle porte sa signature, sous forme d’articles scientifiques, philosophiques, historiques et théologiques.

Juif pratiquant orthodoxe, il considérait la fondation d’un État pour les Juifs comme une nécessité historique, en réponse aux persécutions. Lors de la guerre d’indépendance de 1948, il servit comme officier médecin dans la Haganah. Quand on lui demandait pourquoi il était sioniste, il répondait : « Parce que nous en avons assez d’être gouvernés par les goyim »¹. Mais cette souveraineté, conquise sur les ruines de l’Exil, devait impérativement demeurer profane.

À ses yeux, toute tentative de sacralisation du pouvoir relève d’une perversion du judaïsme. Il voulait sauver la religion du pouvoir, et le pouvoir de la religion. Pour lui, seule une séparation totale pouvait garantir la pureté des deux sphères : la religion, comme relation à Dieu, et l’État, comme dispositif politique au service des citoyens. « L’idée que l’État d’Israël aurait une signification religieuse est une falsification du judaïsme »², affirmait-il.

De nos jours, il constaterait que les institutions religieuses sont imbriquées dans les structures étatiques, et que le vocabulaire messianique imprègne le discours politique. Cette religiosité revient à transférer le sacré sur des intérêts humains. La guerre, par exemple, est l’affaire des hommes; prétendre lui attribuer une finalité métaphysique relève de l’idolâtrie³. Ce ne sont pas des forces divines qui habitent les canons, mais les passions humaines.

Leibowitz dénonçait l’instrumentalisation du divin. Il visait en particulier les disciples du Rav Zvi Yehuda Kook, qui avaient détourné la foi au service d’un projet national. Il y voyait une fiction théologique consistant à remplacer « la foi par une idolâtrie où l’État, la terre et l’armée deviennent des objets du culte »⁴. Cette dérive représentait pour lui un processus dans lequel les formes de la religion subsistent, tandis que Dieu a disparu — idée développée dans Leibowitz ou l’absence de Dieu⁵, montrant comment une orthodoxie peut se muer en ritualisme socialisé. Aujourd’hui, cette idolâtrie est en passe d’être institutionnalisée : les représentants du sionisme messianique siègent au cœur du gouvernement, la colonisation est érigée en mitsva (Commandement), et les conflits sont enveloppés dans des récits eschatologiques.

Face aux zélotes qui revendiquent le Grand Israël au nom d’une promesse divine, Leibowitz rappelait qu’après avoir donné Israël aux Hébreux, Dieu l’a confiée aux Babyloniens, aux Assyriens, aux Perses, aux Grecs, aux Romains, aux Arabes, aux Croisés, aux Mamelouks, aux Turcs, aux Britanniques — et de nouveau aux Juifs. En tirer une doctrine de légitimité, c’est faire de Dieu un agent immobilier. Leibowitz en concluait que Dieu n’était membre d’aucun parti politique.

La foi n’assure ni miracle, ni protection, ni victoire. Elle consiste à accomplir la Torah indépendamment de tout contexte historique. Ce principe est aujourd’hui violé par une casuistique qui interprète les succès militaires ou politiques comme des signes d’élection divine. L’Histoire est le lieu de la condition humaine, et non celui de la Révélation. Vouloir y discerner la main de Dieu, c’est s’exposer à interpréter aussi la défaite, la Shoah, l’exil — et à sombrer dans une théodicée meurtrière. Mais la vérité est que Dieu ne se manifeste pas dans le monde.

Leibowitz rappelait la distinction entre Halakha et éthique. La Halakha ne relève pas de l’humanisme, mais du service de Dieu (avodat Hashem). Elle ne vise ni le bonheur, ni la justice, ni même le bien : elle exprime une soumission inconditionnelle à une transcendance. L’éthique, en revanche, est une construction humaine, fondée sur des valeurs comme la compassion, l’égalité ou la liberté. Confondre ces deux registres, c’est affaiblir l’un et l’autre : transformer la Halakha en moralisme, et réduire l’éthique à un ritualisme vide. « L’éthique appartient au domaine des relations humaines ; la religion est la relation de l’homme à Dieu »⁶. Cette séparation n’implique pas une indifférence morale, mais un refus de faire de Dieu l’instrument d’un projet humain. La Halakha ne vise pas à améliorer le monde ; elle engage l’individu dans une fidélité sans objet. Là où l’éthique cherche le bien, la Halakha cherche Dieu⁷.

Leibowitz répétait que « l’État d’Israël est un État pour les Juifs, mais pas un État juif »⁸. Dès lors que l’État se pare d’attributs religieux, que la terre est dite « promise », que la politique s’inspire du Ciel, c’est le judaïsme lui-même qui est dénaturé. Ce n’est plus la Torah qui juge le pouvoir, mais le pouvoir qui façonne la Torah à son image. L’esprit prophétique est alors remplacé par une rhétorique tribale.

Leibowitz aurait vu dans l’essor du sionisme religieux d’extrême droite et de l’ultraorthodoxie haredi des menaces majeures. D’un côté, un nationalisme fascisant, persuadé d’agir au nom de Dieu ; de l’autre, un monde refermé sur lui-même, détaché des responsabilités civiques, de la culture et de la science. À propos des haredim, il disait : « Une religion qui refuse de prendre part aux responsabilités de l’État est une caricature de la foi »⁹. Aujourd’hui, messianisme et ultraorthodoxie, autrefois ennemis, cohabitent dans la coalition gouvernementale.

Pour Leibowitz, l’omniprésence des partis religieux au gouvernement, les budgets massifs alloués aux yeshivot et la tendance à imposer des normes à la population seraient les signes d’une dérive dans laquelle la religion serait un levier de domination et un moyen de soumettre les consciences sous couvert de sacré.

En matière démocratique, il pointerait le communautarisme, le clientélisme et la fragmentation idéologique. L’alliance entre ultraorthodoxie et messianisme, cimentée par des intérêts électoraux et matériels, serait pour lui la confirmation que quel que soit le système, la moralité de l’État n’est autre que celle de ses dirigeants.

Leibowitz rejetait l’idée que l’État d’Israël puisse incarner le judaïsme dans son ensemble. Il se méfiait d’un sionisme qui exigerait l’allégeance de tous les Juifs du monde, parce qu’il voyait la Diaspora comme une forme légitime de l’existence juive. Il aurait dénoncé la pression exercée sur elle pour qu’elle confonde solidarité et soumission. La centralité d’Israël est de nature politique, or le judaïsme n’a pas besoin d’un centre géographique pour être vivant.

S’agissant des Arabes d’Israël, il défendait une égalité stricte, sans réserve ni condition. Toute tentative de les exclure au nom d’un judaïsme d’État lui apparaîtrait comme une faute morale.

Sur la question palestinienne, il ne nourrissait pas d’illusions. « Toute paix entre nous et les Arabes serait, au mieux, une trêve temporaire »¹⁰, disait-il. Mais il appelait néanmoins à un retrait des Territoires, car il pensait que l’occupation corrompt davantage celui qui l’exerce que celui qui la subit¹¹.

Leibowitz ne cherchait pas à concilier foi et politique. Il les voulait au contraire radicalement antinomiques. Le judaïsme est une exigence intérieure, une obéissance sans rétribution. À l’ivresse identitaire, il opposait l’austérité des Commandements. Il estimait néanmoins qu’Israël pouvait rester possible — à condition de ne pas prétendre incarner le judaïsme. Car ce qui est au cœur de la Torah n’est ni l’Histoire, ni la terre, ni la nation, mais l’homme face à Dieu.

Notes :

  1. Entretiens sur la foi, la religion et la politique, trad. A. J. Blidstein, Calmann-Lévy, 1996, p. 118.
  2. Ibid., p. 145.
  3. Ibid., p. 151.
  4. Ibid., p. 161.
  5. Leibowitz ou l’absence de Dieu, Daniel Horowitz, L’Harmattan, 2022.
  6. Émouna, histoire et valeurs, trad. B. Coyault, Albin Michel, 1998, p. 84.
  7. Judaism, Human Values, and the Jewish State, ed. E. Goldman, Harvard University Press, 1992, pp. 18–21.
  8. Entretiens sur la foi, op. cit., p. 190.
  9. Ibid., p. 207.
  10. Ibid., p. 178.
  11. Ibid., p. 179.

Georges Bensoussan : retour sur un procès politique

L’affaire Georges Bensoussan constitue un révélateur troublant de l’état de la liberté intellectuelle en France. Dans deux longs entretiens accordés à la plateforme Agir Ensemble¹, l’historien revient en détail sur son procès, intenté à la suite de propos tenus en 2015, ainsi que sur les mécanismes d’exclusion silencieuse qui ont suivi. Ces échanges, enregistrés près d’une décennie plus tard, ne se contentent pas de retracer une affaire personnelle : ils dessinent un paysage plus vaste, celui d’une société où la parole critique devient suspecte, où le débat d’idées cède le pas au jugement moral, et où l’espace public se referme sur lui-même.

Tout commence en octobre 2015, lors d’une émission de France Culture animée par Alain Finkielkraut, dans laquelle Bensoussan évoque l’antisémitisme présent dans certaines familles arabes. Reprenant de mémoire une formule du sociologue Smaïn Laacher, il parle d’un antisémitisme “tété au lait de la mère” – image brutale mais déjà utilisée ailleurs, notamment par l’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Shamir à propos des Polonais². La phrase déclenche un tollé. Une plainte est déposée, puis retirée par Laacher lui-même. Mais une mécanique judiciaire s’enclenche, relancée par le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), organisation aujourd’hui dissoute par décret gouvernemental³, puis suivie tardivement par plusieurs organisations antiracistes. Malgré trois relaxes successives, en première instance, en appel et en cassation⁴, l’historien est désormais persona non grata dans les médias publics. Le bannissement a remplacé la condamnation.

Ce qui est en jeu dépasse de loin une simple affaire de diffamation ou de mauvais choix de métaphore. Il s’agit d’un tournant symbolique : la transformation du désaccord intellectuel en faute morale, et de la justice en instrument d’intimidation idéologique. Bensoussan a été poursuivi non pour ses travaux, mais pour avoir mis en lumière un sujet jugé tabou : l’antisémitisme culturel dans certaines franges de la population issue de l’immigration maghrébine. Or, loin d’être une invention ou une provocation gratuite, ce constat était partagé, dans le fond, par de nombreux intellectuels – y compris certains issus de cette même origine. Ce que révèle son procès, c’est moins une controverse sur le vrai et le faux qu’une tentative de réduire au silence toute voix dissonante face au récit dominant.

Cette entreprise de délégitimation prend une forme moderne : elle ne repose pas sur la censure explicite, mais sur l’invisibilisation. Bensoussan décrit un mécanisme subtil, proche de celui que Tocqueville avait anticipé dans De la démocratie en Amérique⁵ : on ne bâillonne plus l’opposant, on l’ignore. Il devient “clivant”, il “sent le soufre”, il n’est plus invité. La justice lui donne raison, mais l’opprobre demeure. Dans ce régime symbolique, le soupçon suffit. Avoir été traîné en justice devient une marque indélébile, même blanchi. C’est une forme de mort sociale.

Le procès n’était pourtant que la partie visible d’un glissement plus large. Bensoussan observe une transformation du débat intellectuel en débat moraliste : on ne discute plus des faits, on juge des intentions. Ce déplacement, selon lui, relève d’une sécularisation du religieux. Il ne s’agit plus de démontrer, mais d’excommunier. La pensée n’est plus évaluée selon des critères de validité, mais selon des critères de vertu. Une parole peut être vraie, mais inacceptable. Cette dérive empêche toute possibilité de compromis, et engendre une logique de purification idéologique.

La deuxième partie de son intervention explore ce qu’il nomme une pathologie collective : le “palestinisme”. Par ce mot, il désigne non pas un soutien politique légitime à la cause palestinienne, mais une obsession idéologique, qui fonctionne comme un écran totalisant sur la réalité du monde arabe. Cette obsession sert à masquer les responsabilités historiques du nationalisme arabe dans l’expulsion des Juifs des pays musulmans, à nier la nature anticoloniale du sionisme⁶, et à réécrire l’histoire sur un mode manichéen. Le conflit israélo-arabe est présenté comme une lutte du bien contre le mal, où la réalité complexe des faits est sacrifiée à une narration morale simplifiée.

Ce refus de complexité se traduit aussi par une instrumentalisation de l’histoire. Bensoussan cite l’exemple de la loi Taubira de 2001, qui commémore la traite transatlantique, tout en passant sous silence la traite arabo-musulmane et la traite intra-africaine⁷. Ce silence n’est pas un oubli : il est justifié par la volonté politique de ne pas “charger la barque” des enfants issus de l’immigration maghrébine. Cette position, qu’il juge paternaliste et condescendante, revient à considérer certains citoyens comme trop fragiles pour affronter la vérité. C’est, selon lui, une autre forme de racisme : celui qui consiste à traiter des adultes comme des mineurs historiques.

En filigrane se dessine une critique sévère de la gauche contemporaine. Bensoussan affirme qu’elle a abandonné la question sociale au profit des combats identitaires. Depuis le tournant de la rigueur des années 1980⁸, elle aurait déserté les classes populaires, préférant défendre les causes sociétales (LGBT, antiracisme, etc.) aux dépens du prolétariat, devenu invisible dans l’espace médiatique. Ce vide aurait été comblé par le Rassemblement national, non par adhésion idéologique, mais par rejet d’un système qui ne les représente plus. Ce basculement, dit-il, est visible dans la géographie électorale : là où les grands-parents votaient communiste, les petits-enfants votent RN.

Face à ces évolutions, Bensoussan plaide pour un changement de lexique. Plutôt que de parler d’“islamisme”, mot qui brouille les pistes en assimilant une idéologie politique à une religion, il propose l’expression de “séparatisme musulman”. Elle permettrait de désigner plus précisément les courants qui, au nom d’une lecture intégriste de l’islam, rejettent les valeurs de la nation française sans pour autant stigmatiser l’ensemble des musulmans. Il insiste sur l’importance de ne pas heurter inutilement ceux qui, dans la communauté musulmane, cherchent sincèrement à s’intégrer.

Ce combat ne saurait se réduire, selon lui, à une simple défense de la République. Il s’agit de défendre quelque chose de plus profond : la nation française, son histoire, ses valeurs, sa langue. Ce patriotisme civique est pour lui le seul socle sur lequel fonder une résistance commune aux menaces idéologiques. Il évoque deux figures féminines exemplaires de courage – Adélaïde Hautval et Alice Ferrière⁹ – comme modèles d’engagement éthique, capables de résister à l’esprit du temps.

En définitive, ce que révèle l’affaire Bensoussan, ce n’est pas seulement la fragilité d’un homme pris dans les rouages d’un procès, mais la vulnérabilité croissante d’un espace public rationnel. C’est le symptôme d’une société où penser librement devient risqué, où l’indignation prévaut sur la démonstration, et où l’on préfère exclure que discuter. À travers son parcours, c’est une question fondamentale qui se pose : dans quelle mesure une démocratie peut-elle encore tolérer la dissidence intellectuelle, lorsque celle-ci heurte les dogmes de son époque ?


Notes

¹ Agir Ensemble est une plateforme de sensibilisation et de mobilisation civique qui donne la parole à des intellectuels, enseignants ou acteurs publics engagés. Les deux entretiens sont disponibles sur leur chaîne YouTube.
² Déclaration attribuée à Yitzhak Shamir au sujet des Polonais, lors d’une polémique en 1989, citée notamment dans The New York Times, 26 juin 1989.
³ Le CCIF a été dissous en 2020 par décret du ministère de l’Intérieur, au motif de sa proximité idéologique avec l’islamisme radical.
⁴ Relaxé le 7 mars 2017 (TGI de Paris), le 24 mai 2018 (Cour d’appel) et en cassation en 2019.
⁵ Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, IIe partie, chapitre VII.
⁶ Sur le caractère anticolonial du sionisme, voir Shlomo Avineri, The Making of Modern Zionism (1981).
⁷ Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001, dite “loi Taubira”, reconnaissant la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité.
⁸ Référence au “tournant de la rigueur” de 1983, qui marque l’abandon d’une politique économique keynésienne par le gouvernement Mitterrand.
⁹ Adélaïde Hautval (1906–1988), psychiatre française, déportée à Auschwitz pour avoir protesté contre le traitement des Juifs. Alice Ferrière, professeure protestante, a sauvé des dizaines de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Quand la gauche devient foi : essai sur une croyance politique

Depuis le massacre du 7 octobre, un trouble s’est emparé de nombreuses consciences de gauche. Des voix critiques ont émergé, non pour remettre en cause les fondements de leur propre tradition politique, mais pour exprimer leur déception vis-à-vis de certains de ses représentants : intellectuels, universitaires, militants. Ce n’est pas là un simple différend interne, mais un symptôme plus profond. Car au lieu d’un réexamen lucide des prémisses qui ont rendu possible une telle faillite morale — l’aveuglement face à la barbarie, la compassion sélective, la criminalisation systématique d’Israël — c’est bien souvent un simple déplacement de la foi qui s’opère : on continue de croire, mais en d’autres figures, supposément plus « fidèles à l’esprit originel ». On incrimine les trahisons, jamais les tables de la Loi.

Il ne s’agit pas d’hypocrisie. Ce refus d’interroger la source tient à une structure de loyauté plus profonde : une fidélité enracinée dans l’histoire personnelle, l’éducation, les lectures, les engagements de toute une vie. Rompre avec la gauche, pour ceux qui s’y sont identifiés, ne serait pas une simple révision politique. Ce serait une rupture intérieure, un reniement existentiel. Car la gauche n’est pas seulement, pour eux, un positionnement idéologique parmi d’autres : elle est un système de sens, une grammaire morale, un univers de légitimation — en un mot, une religion.

Cette religion ne se présente pas comme telle, puisqu’elle se revendique laïque, critique, éclairée. Mais justement : comme toutes les religions, elle se croit au-dessus des religions. Elle oppose la Raison à la superstition, l’émancipation à l’obscurantisme, le progrès à l’ordre établi — et elle le fait avec la ferveur, la certitude, l’absolutisme d’une doctrine du salut. Elle a ses dogmes (l’histoire comme marche vers la justice, la nature oppressive des structures, l’innocence des opprimés), ses péchés (dominer, exploiter, coloniser), ses figures de rédemption (la prise de conscience, la révolution, la critique), ses schismes (entre radicaux et modérés, entre identitaristes et universalistes), et bien sûr ses hérétiques : ceux qui doutent, ceux qui refusent de réciter la liturgie.

Au-delà d’un simple horizon idéologique, la gauche constitue ainsi un système de croyances. Elle s’est peu à peu construite comme un ordre symbolique complet, avec ses figures du péché (la domination, l’aliénation), ses figures de rédemption (la critique, l’émancipation), ses martyrs (Rosa Luxemburg, Allende), ses prophètes (Marx, Sartre), ses textes sacrés (le Manifeste, Les Damnés de la Terre) et ses cérémonies expiatoires. Elle promet la rédemption des sociétés humaines, mais par une voie exclusive : celle d’un humanisme rigide, sacralisé, qui ne tolère aucune mise à distance.

Le fait qu’un événement comme le 7 octobre — où des civils juifs ont été massacrés au nom d’un projet islamo-fasciste — ne produise pas une onde de choc suffisante pour ébranler les certitudes de ce clergé intellectuel est en soi révélateur. On préfère croire à une défaillance passagère du discours plutôt qu’à un vice structurel de la croyance. Ce n’est pas tant que la gauche trahit ses valeurs : c’est que ses valeurs mêmes, lorsqu’elles deviennent sacralisées, produisent mécaniquement l’aveuglement, la hiérarchisation perverse des victimes, le déni de la réalité, l’indulgence envers les pires oppressions du moment qu’elles viennent du « bon » côté de l’histoire.

Cette incapacité à rompre n’est pas d’abord politique, elle est psychologique. Pour beaucoup, quitter la gauche, ce serait tomber dans un vide symbolique, renoncer à une vision du monde ordonnée, à une promesse d’avenir, à un récit de soi. Ce serait s’exposer à l’anomie. Dès lors, toute remise en question profonde est vécue comme un blasphème. L’effondrement de la morale devient une question de communication, de stratégie, de formulation. On reste dans le Temple, on change les prêtres.

Et c’est là que réside le cœur du problème : les figures de gauche qui perçoivent les errements de leur camp, mais s’obstinent à s’y inscrire malgré tout, ne réforment rien. Ils déplacent leur foi d’un clergé à un autre, sans jamais remettre en cause la nature religieuse de leur engagement. Cette fidélité, quoique laïque dans sa forme, est une soumission intérieure à un dogme structurant. Ce qui vacille est immédiatement réinterprété, ramené à l’ordre sacré. La gauche n’est plus un outil critique, mais un objet de croyance.

Ainsi, rompre avec cette tradition ne serait pas une simple inflexion idéologique, mais une forme d’apostasie intérieure. Il ne s’agit plus de nuancer un engagement ou d’actualiser une pensée, mais de renier un absolu. D’où l’angoisse, la crispation, la violence symbolique qui entoure toute remise en question. C’est que la gauche, dans sa forme contemporaine, n’est plus une pensée du monde : elle est un monde. Et c’est précisément cette clôture qu’il faut aujourd’hui briser.

Or cette sacralisation ne s’est pas construite en un jour. Elle s’est lentement élaborée, depuis les Lumières, sur la base d’une promesse de libération universelle. L’idée que l’histoire aurait un sens, et que ce sens serait celui du progrès — par la raison, la science, l’égalité — a nourri une eschatologie implicite. La Révolution française a fourni le mythe fondateur, 1848 l’espoir démocratique, 1917 la promesse incarnée d’un salut collectif. Chaque trahison fut réinterprétée comme une erreur de parcours, jamais comme une défaillance du modèle. À chaque crise, la gauche s’est réinventée sans jamais se repenser.

Les institutions intellectuelles modernes — universités, syndicats, médias, partis — ont été les vecteurs de cette continuité. Elles ont fonctionné comme des Églises parallèles, formant les clercs, transmettant la tradition, assurant l’orthodoxie. Dans ces milieux, se dire « de gauche » ne relève pas d’une analyse rationnelle, mais d’un acte identitaire. C’est un gage de moralité, une preuve d’appartenance à l’humanité éclairée. Dès lors, toute remise en question de la gauche n’est pas entendue comme une critique, mais comme une déchéance. Le dissident n’est pas réfuté : il est excommunié.

La gauche, en prétendant incarner la justice, a fini par s’identifier à elle. D’où son incapacité à reconnaître ses fautes autrement qu’en les attribuant à des déviations extérieures. Comme toutes les religions, elle distingue entre la foi et les infidèles. Comme toutes les religions, elle promet la lumière, mais ne supporte pas qu’on éclaire ses zones d’ombre.

Cette religion de gauche, qui se pense comme raison et justice incarnées, en est venue à produire l’inverse de ce qu’elle prétend défendre. Car dans sa version contemporaine, elle s’est entièrement soumise à une logique d’inversion morale : au nom de l’anti-colonialisme, elle soutient des mouvements fondés sur le fondamentalisme ; au nom de l’antiracisme, elle épouse des logiques identitaires fondées sur la race ; au nom de l’émancipation, elle se fait le relais d’idéologies de soumission. Ce glissement n’est pas marginal — il est structurel.

Rien ne l’illustre mieux que la réaction d’une large partie de la gauche occidentale face aux crimes du 7 octobre. L’horreur du massacre n’a pas suscité, chez beaucoup, un élan éthique immédiat, inconditionnel, mais un réflexe de contextualisation. On a cherché les causes, les “provocations”, les “racines du mal”, comme si la barbarie pouvait être convertie en symptôme. Comme si des hommes découpant des enfants à la machette n’étaient, au fond, que des expressions du désespoir. L’oppression supposée de Gaza est venue réécrire les faits, recoder l’atrocité, jusqu’à la rendre légitime. La compassion s’est inversée.

Ce phénomène ne relève pas seulement de l’aveuglement, mais d’un dogme : celui selon lequel le faible a toujours raison, parce qu’il est faible. Le dominé est bon par nature, le dominant coupable par essence. L’axiologie est binaire, manichéenne, presque liturgique. Peu importe que le « faible » en question rêve d’un califat, d’une charia, de l’extermination d’un peuple. Peu importe que la « résistance » glorifiée emprunte ses méthodes aux nazis. Il suffit qu’elle se proclame victime pour qu’on lui attribue le statut du juste. La gauche, jadis universaliste, est devenue tribale.

C’est ainsi que des mouvements islamistes, porteurs d’une vision théocratique, sexiste, antisémite, homophobe, trouvent des alliés parmi ceux qui se prétendent progressistes. Que des associations féministes défilent aux côtés de ceux qui oppriment les femmes. Que des antiracistes militent au nom de catégories raciales. Que des défenseurs de la liberté d’expression justifient la censure. Le renversement est total. L’universalisme est trahi au nom de l’altérité. La critique a perdu sa boussole.

Cette dérive ne vient pas d’un hasard, mais d’un pli théologique. Car si la gauche est une religion, alors elle a ses martyrs à défendre, même contre l’évidence. Le peuple palestinien est devenu, dans ce système, une figure christique : souffrant, crucifié, porteur des péchés du monde. À ce titre, il ne peut qu’avoir raison. L’histoire l’a sanctifié. Toute critique à son égard devient un blasphème. Peu importe que ses représentants aient sombré dans la terreur — l’image sacrée absorbe tout.

La même logique traverse les luttes postcoloniales, identitaires, décoloniales. L’identité y remplace la justice. L’ennemi n’est plus l’injustice, mais l’Occident lui-même, l’homme blanc, le libéralisme, Israël, la modernité. Tout ce qui a porté des fruits universels est désormais suspect. L’universalisme est tenu pour un masque de la domination. La Raison est relativisée, la vérité disqualifiée comme construction sociale, et l’égalité réduite à un outil d’hégémonie. C’est ainsi que la gauche moderne se retourne contre l’héritage qui l’a fondée.

Mais ce retournement n’est pas vécu comme une rupture. Il est naturalisé, rendu indiscutable, transmis comme un prolongement nécessaire de l’histoire de la gauche. Là encore, c’est le religieux qui l’emporte : il ne s’agit pas de penser, mais de croire. L’adhésion précède l’analyse, et remplace le jugement. D’où cette répétition automatique de slogans, ces anathèmes distribués à ceux qui doutent, cette incapacité à interroger ses propres présupposés. Comme dans toute foi, la dissonance est résolue par le silence ou par l’exclusion.

Il ne s’agit plus, pour la gauche contemporaine, de corriger des erreurs ou d’actualiser une pensée. Il s’agit de protéger une orthodoxie. Tout événement qui contredit la doctrine est nié, minimisé, ou intégré de force dans le schéma croyant. Le réel est subordonné au récit. La terreur islamiste devient une forme d’antifascisme. Le terroriste est un résistant. Le pogrom est une réaction. L’assassin est une victime. On ne pense plus le monde : on le récite.

Mais une telle clôture dogmatique n’est pas seulement un aveuglement sur le présent : c’est un empêchement radical à penser l’avenir. Car une religion politique ne se réforme pas — elle se répète. La gauche contemporaine, prisonnière de ses rites idéologiques, se révèle incapable de produire autre chose que des gestes incantatoires : dénoncer, commémorer, condamner, se solidariser. Le monde change, elle récite. Les sociétés évoluent, elle conjure. L’histoire bifurque, elle ressasse ses mythes.

Toute tentative de renouvellement est vécue comme une menace. Les rares penseurs qui cherchent à rouvrir le débat de fond sont ostracisés, caricaturés, voués aux gémonies. Le soupçon de « droitisation » suffit à disqualifier toute remise en cause du dogme. Il ne s’agit pas d’avoir tort ou raison, mais d’être dans le vrai ou dans le faux selon la théologie du moment. Et celle-ci n’évolue plus que par glissements internes, sans rupture ni retour critique.

Or penser le monde exige précisément cela : la capacité de rompre. De suspendre la croyance pour affronter la complexité. D’accueillir la contradiction sans y chercher aussitôt un coupable. Mais la gauche devenue foi ne sait plus faire cela. Elle fonctionne à l’indignation réflexe, à la posture morale, à la dénonciation préventive. Elle ne pense plus à partir du réel, mais contre lui.

Cela a un prix. Ce prix, c’est sa désaffection croissante. De plus en plus de citoyens, y compris parmi les plus jeunes, ne se reconnaissent plus dans ces slogans sans prise sur le réel. Ils voient bien que l’idéologie remplace le discernement, que le langage est vidé de son sens, que la morale est devenue un instrument de manipulation symbolique. Ils sentent la présence d’un clergé sans transcendance, d’une liturgie sans Dieu, d’un catéchisme sans ciel — mais non sans enfer.

La gauche, à force de s’ériger en conscience universelle, a perdu son ancrage. Elle parle d’émancipation, mais refuse la liberté intérieure de douter. Elle parle d’égalité, mais divise le monde en communautés victimaires hiérarchisées. Elle parle de justice, mais s’aveugle face à la souffrance qui contredit ses dogmes. Ce n’est pas simplement un échec intellectuel, c’est une faillite spirituelle.

Et cette faillite ne pourra être surmontée qu’en acceptant une vérité difficile : il faut désacraliser la gauche. La rendre à ce qu’elle aurait dû rester — une tradition politique parmi d’autres, critiquable, réformable, faillible. Ce travail est d’autant plus urgent que les valeurs mêmes qu’elle prétend incarner — la liberté, la dignité humaine, la solidarité, la lucidité historique — exigent qu’on les arrache à leur emprise doctrinale. Sauver ce qu’il peut rester d’universel, c’est commencer par rejeter ce qui prétend en monopoliser le sens.

En d’autres termes, il ne s’agit pas d’abandonner toute idée de gauche : il s’agit de sortir de la gauche comme croyance close. De renoncer à la religion pour retrouver la pensée. Ce pas, rare, douloureux, mais libérateur, est le seul chemin vers une conscience politique adulte — c’est-à-dire désenchantée, responsable, et capable d’affronter les tragédies du monde sans béquille morale.

Ce que révèle la réaction d’une grande partie de la gauche face au réel, c’est qu’elle ne se vit plus comme un outil au service de l’analyse ou de l’action, mais comme une vérité à préserver coûte que coûte. La fidélité qu’elle exige n’est pas politique mais spirituelle. La gauche n’est plus un espace de débat, mais un sanctuaire. Ceux qui en sortent ne sont pas contredits : ils sont excommuniés.

Tant que cette structure religieuse restera intacte, aucun renouvellement ne sera possible. Ce ne sont pas les discours qu’il faut corriger, ni les porte-parole qu’il faut remplacer. C’est le fondement qu’il faut interroger. Le dogme qu’il faut désarmer. Car il ne suffit pas de « réconcilier la gauche avec ses valeurs ». Il faut cesser de croire que ces valeurs lui appartiennent en propre. Et surtout, il faut cesser de les traiter comme des absolus.

Penser librement suppose d’abord de se libérer des cadres de pensée qui interdisent le doute. Ce que la gauche est devenue, il faut désormais pouvoir en sortir — sans honte, sans culpabilité, sans peur. Non pour changer de religion, mais pour en finir avec la religion politique. Alors seulement pourra s’ouvrir un espace critique nouveau, affranchi des fidélités automatiques, capable d’accueillir le réel tel qu’il est : incertain, tragique, contradictoire — mais pensable.

Au nom du bien : fragiliser Israël de l’intérieur

À l’heure où l’État d’Israël est exposé à une offensive sans précédent, tant militaire que symbolique, certaines voix issues du monde juif se présentent comme critiques internes, garantes d’une vigilance morale. Rien de plus légitime, en principe, qu’un débat au sein du peuple juif sur les moyens de concilier éthique et souveraineté, idéal prophétique et exigence de survie. Mais encore faut-il que cette critique ne serve pas les desseins de ceux qui aspirent pas à délégitimer Israël.

Il arrive que l’aspiration à l’exigence morale glisse vers l’aveuglement. Il arrive que la dénonciation, lorsqu’elle ignore les conditions de la menace, devienne complaisance. Dans un contexte où la guerre est aussi narrative, où chaque mot prononcé devient une arme ou un aveu, il importe d’interroger la fonction de ces paroles dites « de l’intérieur », mais proférées depuis une distance géographique ou spirituelle telle qu’elles finissent par trahir la réalité qu’elles prétendent éclairer.

Deux figures emblématiques cristallisent aujourd’hui cette tension : Yaïr Golan, ancien général de Tsahal devenu militant politique, et Delphine Horvilleur, rabbin libérale, figure médiatique du judaïsme français. L’un parle au nom de l’expérience du combat, l’autre au nom de la conscience juive universelle. Tous deux revendiquent un attachement à Israël. Mais leurs critiques, dans la forme comme dans l’intention, offrent des arguments à ses ennemis. L’enjeu n’est pas de leur contester le droit à la parole — il est de mesurer ce que cette parole produit.

Golan bénéficie d’une crédibilité acquise sur le champ de bataille. Officier décoré de Tsahal, il incarne l’idéal du soldat-citoyen, soucieux de morale autant que d’efficacité militaire. Mais en 2016, lors de la cérémonie de Yom HaShoah, il provoque une onde de choc en comparant le climat politique israélien à celui de l’Allemagne des années 1930, évoquant une « perte d’humanité » dont il redouterait les résonances. Ses propos, traduits, amplifiés, instrumentalisés, sont repris comme preuve accablante par les adversaires les plus acharnés d’Israël. Depuis, Golan s’est rapproché des franges les plus radicales de la gauche israélienne, dénonçant un prétendu glissement vers le fascisme — et offrant ainsi à l’extérieur, dans les cercles antisionistes voire antisémites, la caution morale du combattant revenu de tout.

Il aime à se réclamer de la tradition critique incarnée par Yeshayahu Leibowitz, qui dénonçait sans relâche les dérives politiques et morales d’un Israël triomphant[1]. Mais la comparaison ne résiste pas à l’examen. Leibowitz s’exprimait en philosophe et en moraliste, avec une distance souveraine, assumant la position du prophète davantage que celle du militant. Il ne cherchait pas à influer sur le jeu politique, mais à en juger les dérives selon un critère éthique supérieur — celui de la Halakha comprise comme exigence transcendante. Yaïr Golan, lui, n’est pas en surplomb du politique : il est dans le combat. Sa critique, loin d’être un regard détaché, s’inscrit dans une stratégie partisane, avec ses cibles, ses effets de manche et ses intérêts. Là où Leibowitz défendait la rigueur de l’opposition intérieure sans jamais renier le droit d’Israël à exister ni à se défendre, Golan expose Israël en place publique, au moment même où ses ennemis réclament son démantèlement.

Ses paroles, parce qu’elles émanent d’un homme de guerre, légitiment la suspicion, renforcent les récits biaisés d’ONG militantes, de rapports onusiens partiaux, de campagnes de boycott travesties en humanisme. À force de vouloir sauver Israël de lui-même, il le désarme. Il ne combat plus ses ennemis : il leur tend la plume, leur prête son autorité, leur cède son histoire.

Delphine Horvilleur déploie un registre plus subtil, plus littéraire, mais aussi plus éthéré. Rabbin libérale à Paris, elle incarne un judaïsme dont l’autorité repose moins sur la Halakha que sur une rhétorique élégante, mêlant spiritualité, culture et quête d’universalité. Elle parle au nom d’un judaïsme ouvert, inclusif, résolument diasporique, préférant le doute à la loi, l’universel au particulier, la paix au combat.

Elle se dit sioniste, mais sans ancrage et sans implication concrète. Depuis Paris, elle reproche à Israël son aveuglement, son raidissement, sa fermeture — sans jamais en partager le quotidien. Elle ne vit ni l’état d’alerte permanent, ni les dilemmes sécuritaires, ni la confrontation avec l’hostilité régionale. Israël n’est pour elle ni un refuge ni une menace, mais une idée : un objet de conférence, un thème de débat, un miroir de ses idéaux. Qu’elle soit ou non israélienne[2], elle demeure éligible au retour à Sion, mais choisit de parler d’Israël comme d’un autre. À ce titre, elle a le devoir de faire preuve de retenue, voire de mutisme.

Il faut dire que le judaïsme libéral, dont elle est l’une des voix les plus écoutées en France, a longtemps entretenu une relation ambivalente avec le sionisme. Dès le XIXe siècle, dans l’Europe occidentale émancipée, cette branche du judaïsme voyait dans l’intégration nationale le véritable horizon juif, et considérait le sionisme politique avec méfiance, le soupçonnant de trahir l’universalisme juif au profit d’un nationalisme perçu comme archaïque. Ce n’est qu’après la Shoah, et surtout après 1967, que certaines composantes du judaïsme libéral ont commencé à réconcilier judaïsme religieux et attachement à l’État d’Israël — sans pour autant embrasser le projet sioniste dans sa plénitude historique[3]. Dans ce cadre, le lien à Israël reste souvent symbolique, culturel, voire moral — mais rarement existentiel.

Ce décalage explique peut-être le ton professoral, parfois moralisateur, d’une parole qui s’exprime depuis la diaspora tout en prétendant juger l’intensité d’un conflit auquel elle ne participe pas. Il ne s’agit pas de nier le droit à la critique, mais de rappeler que celle-ci engage davantage encore lorsqu’elle vient d’un lieu sûr, éloigné du feu, et s’adresse à une population en situation de danger.

La critique d’Israël est légitime, et parfois salutaire. Mais elle engage une responsabilité singulière lorsqu’elle émane de ceux qui parlent au nom du judaïsme. Car dans le climat actuel, les frontières entre critique, désaveu et trahison sont devenues poreuses, et les ennemis d’Israël n’attendent qu’un mot juif pour valider leur haine.

Yaïr Golan se réclame d’un héritage léibowitzien, mais là où Leibowitz jugeait en théologien du politique, dans une posture prophétique et désengagée des enjeux de pouvoir, Golan agit en stratège d’un camp idéologique. Delphine Horvilleur, quant à elle, parle d’un judaïsme qui s’est réconcilié avec le monde au point d’en perdre parfois le sens du particulier, la mémoire du danger, la centralité d’Israël dans l’histoire juive.

L’un et l’autre incarnent cette tentation d’un universalisme juif désancré, qui croit préserver la conscience en se séparant du destin. Leur sincérité n’est pas en cause. Mais leur effet est destructeur. Ils affaiblissent la capacité d’Israël à se défendre, non seulement militairement, mais symboliquement. Car dans l’époque qui est la nôtre, la légitimité d’un peuple se joue aussi dans la maîtrise de son propre récit.

Israël n’a pas besoin de saints, ni de juges — mais d’alliés lucides, capables de critique loyale, enracinée, informée, et portée par un sens du réel aussi acéré que le souci moral. Toute autre posture, fût-elle vêtue des habits du courage ou de la sagesse, se mue en arme contre lui.

Notes

[1] Yeshayahu Leibowitz, Judaism, Human Values and the Jewish State, Harvard University Press, 1992. Voir notamment les chapitres sur la morale juive et le pouvoir politique, où il critique l’idolâtrie de l’État, tout en affirmant que l’autodéfense d’Israël est une nécessité éthique.

[2] Raphaël Enthoven, dans un éditorial de Franc-Tireur, parle de « la Franco-Israélienne Delphine Horvilleur ».

[3] Jérôme Bourdon, Israël, le sionisme et les Juifs, CNRS Éditions, 2012. Voir aussi la Pittsburgh Platform (1885) du judaïsme réformé américain, qui rejetait l’idée d’un retour national en terre d’Israël au profit d’un judaïsme spirituel, enraciné dans les nations d’accueil.

Le livre de Job : la foi, l’éthique et l’absurde

Job est un homme juste et bon. Il vit heureux, entouré d’une famille aimante, jouit de la santé et de la prospérité. Rien ne vient troubler sa droiture ni entacher sa conscience. Il ne tire aucun profit de sa piété : il ne la monnaye pas, n’en fait ni un mérite ni un levier social. Sa vertu est tranquille, sans faille, ni ostentatoire ni intéressée. C’est précisément cela qui attire sur lui l’épreuve de Dieu.

Dieu le livre au Satan, figure du soupçon, avocat du doute : Job est-il vraiment désintéressé ? Sa foi est-elle pure ? Job perd ses enfants, ses biens, sa santé. Ses amis, défenseurs d’une théologie traditionnelle, tentent de rétablir l’ordre du monde en lui suggérant qu’il a péché. Job refuse : il ne se reproche rien et réclame une réponse de Dieu.

Lorsque cette réponse vient enfin, ce n’est pas une explication. Dieu rappelle à Job l’incommensurabilité de l’ordre cosmique, l’inaccessibilité de ses raisons, la démesure de la création face à la créature. Il ne justifie rien. Ne s’excuse pas. Ce silence éclaire Job : il comprend qu’il n’existe aucun lien entre son malheur et sa conduite.

Telle est la lecture de Yeshayahou Leibowitz : Job incarne le croyant radical, celui qui sert Dieu sans espoir, sans bénéfice, sans illusion¹. La foi ne repose sur aucune preuve, n’attend aucun signe. Elle est un acte, non une attente. Job continue de s’adresser à Dieu et se tient debout là où toute théodicée s’effondre. C’est cela même qui fonde sa foi : elle ne s’appuie que sur elle-même.

La loi morale ne dépend d’aucune promesse. Le devoir s’accomplit pour lui-même. « Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle »². L’impératif catégorique n’attend pas de rétribution ; il se suffit à lui-même. Job découvre que la vertu est sa propre fin. Le juste n’attend rien. Il n’espère pas que le monde s’accorde à son éthique. Il ne cherche ni ordre ni sens dans l’univers.

Camus voyait en Job une figure de la révolte : celle de l’homme qui refuse de justifier l’injustifiable, mais continue d’agir³. Le docteur Rieux, dans La Peste, sait que la souffrance est sans cause, que le monde est absurde, et pourtant il soigne, agit, ne se résigne pas⁴. Kafka, dans son univers d’opacité et de faute inexpliquée, retrouve l’intuition de Job : une culpabilité sans cause, une sentence sans justification⁵.

Dans le judaïsme, la foi ne repose ni sur des dogmes, ni sur des mystères. Elle ne promet ni salut, ni explication. Elle affirme seulement que l’homme peut distinguer le bien du mal. Il ne s’agit pas d’espérer une protection, mais de croire que la morale fait partie intégrante de l’être humain, et qu’elle doit être traduite en actes, quelles que soient les épreuves. Le malheur ne justifie jamais le mal. La souffrance n’abolit pas la responsabilité. La foi est une exigence.

Et si le judaïsme admet que l’on puisse faire le bien par intérêt, il sait aussi que la vérité d’un homme se mesure à sa capacité d’agir bien sans raison.

Job est ce lieu nu de la vérité éthique. Il est le témoin de l’absurde, mais aussi de l’inaltérable. Il ne croit pas pour être sauvé. Il ne sert pas Dieu pour être béni. Il ne fait pas le bien pour en tirer un bénéfice. Sa fidélité est sans objet, sans récompense, sans pourquoi. Elle est, dans sa fragilité même, l’éclat le plus pur de la foi.

***

  1. Yeshayahou Leibowitz, Emounah, Historiah ve-Arakhim, Jérusalem, Schocken, 1982. Voir aussi : Judaism, Human Values and the Jewish State, Harvard University Press, 1992.
  2. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.
  3. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942. Camus cite explicitement Job dans ses réflexions sur l’absurde.
  4. Albert Camus, La Peste, Gallimard, 1947.
  5. Franz Kafka, Le Procès, 1925. Sur l’absurdité du jugement et la culpabilité inexpliquée, voir aussi Le Château.

La confusion et la grâce chez Simone Weil : lecture critique

Philosophe, mystique et résistante, Simone Weil fut une figure singulière du XXe siècle. Issue d’une famille juive, proche du christianisme sans s’y convertir, elle mena une vie marquée par l’exigence morale et la quête de l’absolu. La Pesanteur et la Grâce[1], recueil posthume de fragments spirituels, témoigne de cette tension — mais aussi d’un renversement du sens qui appelle la critique.

L’exigence spirituelle, l’engagement radical, la volonté de ne rien édulcorer de la souffrance du monde ni de l’appel de l’absolu forcent le respect chez Simone Weil. Elle pensait, priait, écrivait et souffrait dans une cohérence rare. C’est cette cohérence de vie qui rend d’autant plus frappante — et problématique — la confusion logique à laquelle elle consent dans La Pesanteur et la Grâce.

Parmi les multiples fils qui tissent ce livre posthume, un motif revient avec insistance : l’absence de Dieu. Mais ce n’est pas l’absence que décrivent d’autres pensées juives ou mystiques : ce n’est ni un retrait créateur comme dans la Kabbale, ni une transcendance indicible comme chez Maïmonide. C’est une absence retournée en présence, une inversion du sens des mots qui voudrait faire croire que Dieu se manifeste par son effacement même.

La Kabbale, avec le tsimtsoum, affirme que Dieu se retire pour laisser place au monde. Son absence est un fait, une condition de possibilité pour la liberté humaine. Maïmonide, quant à lui, refuse toute représentation de Dieu : son absence est un principe rationnel — on ne peut pas penser Dieu, donc on se tait. Mais chez Simone Weil, c’est différent : c’est le tour de force d’un esprit qui, sans renoncer au langage, en inverse le contenu. Dieu est absent, donc il est là. Il n’agit pas, donc il agit. Il ne répond pas, donc il parle.

Il s’agit de contester une construction mentale. Une construction qui, sous des dehors de profondeur mystique, relève d’une torsion de la pensée, d’un artifice verbal. Ce que Weil propose, ce n’est pas la foi dans l’invisible, mais la croyance dans le contraire de ce qu’on dit. Et c’est cela qu’il faut démonter. Pas pour disqualifier sa sincérité, mais pour mettre au jour l’absurdité logique d’un système qui prétend que l’absence est une forme supérieure de présence, et que le silence est plus parlant que la parole.

On lit, dans La Pesanteur et la Grâce :

« Dieu ne peut être présent que dans le vide. Le vide est Dieu. » (p. 116)

Tout est dit — et rien n’est dit. Que signifie une phrase comme celle-là ? Si le vide est Dieu, alors tout est Dieu, et donc rien ne l’est. Si Dieu ne peut être présent qu’à condition d’être absent, alors le mot « présent » perd toute valeur. Il ne renvoie plus à une expérience, ni à une réalité, ni même à une attente : il désigne le contraire de ce qu’il signifie.

Cette figure de style ressemble à un paradoxe mystique. Mais ce n’est pas un paradoxe, c’est une inversion logique, un piège. Dire que Dieu est présent en tant qu’il est absent, c’est affirmer qu’une chose est ce qu’elle n’est pas. C’est comme prétendre que le silence est un discours, que l’obscurité éclaire, ou que l’échec est une réussite. C’est l’exact opposé du sens : le retournement des contraires en un jeu de prestidigitation conceptuelle.

Weil écrit encore :

« Dieu ne saurait se donner dans la présence. » (p. 115)

Donc Dieu ne peut être là que s’il n’est pas là. Faut-il conclure que l’absence de réponse à une prière est une preuve d’écoute ? Que le malheur est un message d’amour ? Que l’agonie du monde est le signe d’une providence bienveillante ? Ce n’est plus de la foi, c’est une rhétorique de l’absurde — et l’absurde ici n’est pas celui de Camus, tragique et clairvoyant, mais celui d’une pensée qui s’efforce de faire tenir debout ce qui s’écroule dès qu’on regarde de près.

 « L’absence de Dieu est la plus merveilleuse preuve d’amour. » (p. 115)

On ne saura jamais si cette phrase est profondément naïve ou cyniquement poétique. Ce qu’elle affirme, c’est qu’un amour se prouve mieux par l’abandon que par la présence. Que le Dieu qui se tait, qui se retire, qui laisse le monde souffrir sans rien dire, est en fait le plus aimant. À ce compte, tous les absents sont des bienfaiteurs, et toute indifférence est une marque d’attention. C’est la logique de l’amoureux trahi qui se persuade que l’absence est un signe de profondeur. Sauf qu’ici, ce n’est pas un sentiment humain : c’est une théologie.

 « Dieu ne peut entrer que dans un vide. » (p. 119)

On pourrait sourire si l’enjeu n’était pas si grave. Car à force de faire du vide un lieu habité, de l’absence une présence, de la souffrance un salut, on en vient à justifier n’importe quoi. On transforme le non-sens en mystère, l’abandon en grâce, et surtout — on interdit toute plainte. Puisque Dieu est là parce qu’il n’est pas là, alors que puis-je encore reprocher au monde ? La douleur ? Elle est divine. Le silence ? Il est plus pur que la parole. L’injustice ? Elle me rapproche du ciel.

Dans ce renversement, l’homme perd tout recours. Il n’a plus le droit d’attendre, puisqu’attendre, c’est déjà être exaucé. Il n’a plus le droit de douter, car douter, c’est croire. Il n’a même plus le droit de se révolter : la croix, dit Weil, est la preuve d’un Dieu qui souffre avec nous.

« Dieu a voulu que son Fils fût en agonie et criât qu’il était abandonné. » (p. 123)

Mais s’il l’a voulu, alors c’est qu’il n’était pas vraiment abandonné. Et donc, il ne souffrait pas d’une absence, mais jouait le rôle d’un abandonné pour mieux signifier sa présence cachée. La souffrance devient un théâtre. Et l’on doit croire que le Dieu qui ne répond pas est le plus présent, précisément parce qu’il ne répond pas. La logique est renversée à chaque étape : l’argument se mord la queue.

Cette manière de raisonner n’est pas seulement bancale : elle est trompeuse. Elle substitue à une interrogation réelle sur Dieu une ruse du langage. Elle propose une mystique qui n’exige pas de preuves, mais impose des inversions. Le croyant n’a plus à chercher Dieu : il lui suffit de souffrir et d’accepter le silence. C’est une mystique de la résignation, érigée en sommet de la vérité.

Qu’un esprit comme celui de Simone Weil ait pu s’aveugler volontairement à ce point n’ôte rien à sa grandeur morale. Mais cela en dit long sur le pouvoir du langage lorsqu’il cesse d’être un outil de vérité pour devenir un instrument de consolation mystique. Car si l’absence devient présence, si le silence devient message, si la souffrance devient preuve d’amour, alors tout peut vouloir dire son contraire. Il n’y a plus de critère de vérité, seulement des torsions sémantiques au service d’une croyance.

Ce n’est plus de la foi, c’est un vertige — un vertige logique travesti en lumière. Or un mot qui peut tout dire ne dit plus rien. Et une pensée qui nie les conditions mêmes de la pensée — la cohérence, la distinction des contraires, le respect du sens — devient indiscutable, non parce qu’elle est forte, mais parce qu’elle est vide.

C’est le danger de toute rhétorique religieuse ou philosophique qui préfère l’envoûtement au sens : elle captive au lieu de convaincre. Elle fait taire le doute, non par la clarté, mais par l’illusion.

[1] Edition Gallimard, coll. « Espoir », 1947.

Israël et l’exil en héritage

« Malheur à ceux qui sont à l’aise dans Sion… Vous croyez que le mal est loin, mais le règne de la violence vous attend. » (Amos 6,1.3)

Je suis arrivé en Israël à l’âge de la retraite. Pas comme ceux qui ont construit des maisons, fondé des familles, planté leurs racines au rythme où l’État plantait les siennes. Je n’ai pas servi dans l’armée. Je n’ai pas contribué à l’économie. Mes enfants et petits-enfants sont nés ailleurs, vivent ailleurs. Je vis ici depuis près de deux décennies, mais je le sais : je ne suis pas un Tsabar. Je n’en ai ni l’histoire, ni les marques, ni les évidences.

Ceux-là ont connu les guerres, les attentats, les deuils nationaux et les fêtes partagées, les élections qui déchirent, les colères collectives, l’ivresse de la liberté et l’inconfort d’un pays encore inachevé. Ils ont grandi dans la souveraineté, ils l’ont intégrée comme un fait naturel. Moi, je suis venu tard. J’ai regardé tout cela en témoin, en homme d’un autre temps.

J’ai grandi dans l’Europe pacifiée et démocratique d’après la Shoah. Je n’ai pas connu la violence de l’antisémitisme. Mais ce que je porte en moi est plus profond, plus ancien, plus diffus : ce n’est pas un souvenir, c’est une empreinte. Une civilisation ashkénaze dont les couches sédimentées m’habitent. Elle n’est pas faite de blessures individuelles, mais d’une mémoire du soupçon. Ce que je porte ne m’appartient pas en propre. Il m’a été transmis, parfois sans mot, parfois sans le vouloir. Une inquiétude ancienne, un regard porté sur soi à travers le regard des autres. Et si je le formule aujourd’hui, c’est peut-être pour qu’il ne se perde pas.

Ce qui me frappe, c’est la disparition immédiate, chez les Israéliens, du poids mental de l’exil. Pas au fil des générations, mais dès la première. Ce peuple redressé ne porte plus l’angoisse de l’être-juif en dehors de chez lui. Cette angoisse, je la porte encore. Elle hante mes silences, mes inquiétudes, mes questions sans réponses. Et je pense que cette mémoire-là a sa légitimité. Elle ne confère ni droits ni supériorité morale, mais elle rappelle ce qui a peut-être été oublié dans la métamorphose du Juif en Israélien.

L’antisémitisme blesse Israël de manière concrète et violente. Mais il existe aussi de manière plus souterraine, latente, dans les interstices des discours et des regards. Ce que certains perçoivent comme une critique politique, je l’entends comme une mise en accusation existentielle. Ce que d’autres croient être des maladresses, je le reconnais comme des haines anciennes qui ont changé de masque. Il faut avoir longtemps été perçu comme un problème pour reconnaître les formes nouvelles de cette vieille perception. Mon oreille est formée à une autre grammaire : celle de la suspicion, du double sens, des sous-entendus codés.

Ce monde qui nous regarde aujourd’hui, notamment en Europe, n’a pas désappris à nous juger. Il a seulement changé de langage. Il se veut universaliste, critique, mais continue trop souvent de projeter sur les Juifs ce qu’il n’ose plus dire à haute voix.

Quand des Juifs, israéliens ou pas — intellectuels, diplomates, artistes ou universitaires — prennent la parole dans des forums étrangers, quand ils parlent d’Israël dans les médias, les séminaires, les débats publics, ils doivent savoir  que la souveraineté retrouvée ne permet pas d’effacer ce qui précède. Il n’y a pas de page blanche. Il n’y en a jamais eu. Cette page blanche, c’est le mythe du Tsabar. Il faut y réinscrire les millions de pages de l’exil, du soupçon, de la ténacité silencieuse. Celles que l’on oublie parfois au nom d’un présent qui voudrait être absolu.

L’oubli peut être un soulagement, mais il peut aussi être une construction. Un effort pour réécrire l’histoire à partir d’un présent souverain, un refus de la fragilité ancienne. Mais ce refus, à long terme, affaiblit plus qu’il ne protège.

Cette mémoire ne doit pas être perçue comme un poids, mais comme un contrepoids. Une vigilance. Une alarme douce mais insistante. Un rappel que l’histoire, parfois, bégaie. Elle n’est pas là pour freiner, mais pour équilibrer. Pas pour inquiéter, mais pour prévenir.

Je n’ai pas grandi ici, mais je viens d’un dehors. Et ce dehors n’a pas connu les bombes, mais il a connu le soupçon muet, l’attente de l’orage, l’humiliation contenue. Il a connu le courage sans panache de ceux qui survivent avec dignité, loin du pouvoir, loin des symboles. C’est cette dignité-là que je veux inscrire dans la mémoire israélienne.

Israël est devenu le cœur battant du peuple juif, mais ne saurait vivre sans ses marges. L’âme d’une nation réside dans sa capacité à entendre ce qui la dérange. À accueillir ceux qui n’ont pas versé leur sang, mais qui portent la mémoire de dehors. À écouter ceux qui parlent au nom de la continuité. Je sais ce que l’exil a enseigné. Israël, pour rester fidèle à son propre miracle, doit laisser place à cette voix inquiète, intérieure, celle qui ne cherche ni pouvoir ni reconnaissance, mais à dire ce qu’il ne faut pas oublier.

Ce n’est pas une voix nostalgique. C’est une voix de veille, de fidélité, de mémoire longue. Et cette mémoire n’est pas un frein au futur — elle en est la condition.

Gad Elmaleh et Delphine Horvilleur : miroirs inversés d’une même trahison

Il est des itinéraires très différents qui convergent vers un même point d’effondrement moral. Celui de Gad Elmaleh, humoriste juif fasciné par le catholicisme, et celui de Delphine Horvilleur, rabbin libéral devenue figure médiatique, dessinent les deux versants d’un même abandon. L’un passe du divertissement à l’adhésion à un message chrétien idéalisé, l’autre de l’enseignement religieux à la mondanité culturelle de gauche. Deux trajectoires différentes, mais un même objectif : séduire, apaiser, être dans l’air du temps.

Gad Elmaleh a mis en scène, avec un soin narratif assumé, son attirance pour le catholicisme. Dans son film « Reste un peu » il raconte une forme de cheminement spirituel vers la Vierge Marie, présenté comme intime, sincère, presque inéluctable. Le judaïsme y est lourd, familial, presque subi ; le christianisme, lui, apparaît doux, accueillant, lumineux. Ce renversement de polarité n’est pas neutre. Il réactive une vieille imagerie chrétienne : celle du Juif enfin « éclairé », fasciné par la grâce mariale, sauvé par la douceur du message évangélique.

Peu importe la lettre, c’est l’esprit qui parle : avec ou sans conversion, le processus devient ici une fable réconciliatrice, une manière d’absoudre le christianisme de son passé antijuif en mettant en scène un Juif attendri par son message. Car ce christianisme-là — dépouillé de dogme, réconcilié, dépolitisé — devient objet d’admiration. Et dans ce rôle, Gad Elmaleh fonctionne comme une figure messianique inversée : non pas celui qui annonce la rédemption, mais celui qui s’y rend. Volontairement.

Ce récit s’inscrit dans une histoire longue : celle d’un christianisme bâti sur la substitution et l’effacement. L’accusation de déicide  a longtemps constitué le cœur de sa théologie, portée par l’évangile attribué à Matthieu ¹. Cette charge continue d’habiter l’inconscient collectif occidental. Dans ce contexte, un Juif qui célèbre la figure de Marie, qui admire l’Église et qui s’en remet à ses symboles devient un instrument de blanchiment. Un rouage dans le récit de la réconciliation chrétienne avec sa propre violence.

En miroir, Delphine Horvilleur emprunte un chemin inverse mais comparable. Elle ne quitte pas le judaïsme, mais le transforme en produit de communication. Elle a su occuper l’espace médiatique comme rabbin progressiste, figure rassurante, apte à faire entendre un judaïsme compatible avec les codes moraux du temps : inclusif, féministe, intersectionnel, tolérant à l’excès. Elle n’interprète plus la Torah : elle la reformule pour plaire. Elle ne transmet plus la tradition : elle la reconditionne. Le judaïsme devient un langage parmi d’autres, un prétexte à discours éthique, un objet esthétique. Il ne dérange plus ; il s’ajuste.

Mais cet ajustement n’est pas neutre. Il laisse apparaître des notions étrangères au judaïsme, venues d’une théologie chrétienne intériorisée: primat de l’amour sur la Loi, pardon détaché de toute responsabilité, universalité morale indistincte, culte de la souffrance et de la victime. Horvilleur construit ainsi un judaïsme qui, sous couvert d’ouverture, s’aligne progressivement sur des catégories chrétiennes — celles d’une rédemption sans exigence, d’un salut sans peuple, d’un message sans élection. Ce judaïsme déjudaïsé devient acceptable parce qu’il épouse les valeurs d’un Occident post-chrétien mais encore largement façonné par le vocabulaire évangélique. En important ces idées dans son enseignement, elle dilue la singularité du judaïsme dans une religion morale abstraite, fondée non plus sur la mémoire et la Loi, mais sur l’émotion et l’universel.

Cette posture séduit un public large, mais elle correspond aussi aux attentes d’une gauche intellectuelle qui a rompu depuis longtemps avec la mémoire juive. Cette gauche — dont Michel Onfray parle dans « l’autre collaboration »² — a troqué l’antisémitisme racial de l’extrême droite pour un antisionisme culturel plus présentable, mais tout aussi destructeur. Elle tolère les Juifs qui s’excusent d’être juifs, ceux qui relativisent Israël, qui dénoncent leur propre peuple, ou qui en dissolvent les frontières. Delphine Horvilleur est devenue l’une des voix officielles de ce judaïsme acceptable : celui qui se veut moral plutôt qu’historique, humaniste plutôt que fidèle, mondialiste plutôt que singulier.  Son discours sous couvert de sagesse universaliste est toxique pour Israël. Il légitime une dissociation entre le Juif acceptable et le Juif enraciné et donne des armes symboliques à ceux qui rêvent d’un Israël vidé de sa légitimité historique.

Gad Elmaleh et Delphine Horvilleur incarnent ainsi, chacun à sa manière, une même démission. L’un renonce à ce qu’il est en idéalisant la religion qui a combattu ses ancêtres pendant deux millénaires ; l’autre en se mettant au service d’une idéologie qui nie les fondements concrets du judaïsme. L’un cède au mirage de la rédemption chrétienne ; l’autre au confort de l’adhésion médiatique. Mais au fond, c’est le même mouvement : ils cherchent tous deux à plaire, à rassurer, à être aimés. Et pour cela, ils sacrifient l’essentiel : l’irréductibilité du judaïsme, son éthique de la séparation, sa fidélité à l’histoire.

Ce qu’ils trahissent, ce n’est pas qu’un héritage religieux ou culturel. C’est une manière de penser, une ontologie. Le judaïsme repose sur la Loi, sur la transmission, sur la responsabilité. Il ne prêche pas l’amour inconditionnel, mais la justice. Il ne célèbre pas la faiblesse, mais la fidélité. Il ne vise pas à fondre l’humanité dans un tout, mais à rappeler à chacun sa place, sa parole, sa dette. Ce qui se joue ici, dans ces deux trajectoires publiques, c’est la perte de cette altérité exigeante. Et avec elle, et avec elle, la dissolution de tout ce qui fait du judaïsme une altérité vivante.

***

¹ Évangile selon Matthieu 27:25 : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! ».

² Michel Onfray, L’autre collaboration . Les origines françaises de l’islamo-gauchisme, Editions Plon février 2025.

Woody Allen ou l’ironie du néant

Woody Allen est un Juif new-yorkais qui a façonné une œuvre marquée par la tradition intellectuelle juive — celle de l’humour comme lucidité, du doute comme moteur, de l’angoisse comme matière première. Hérité de la diaspora d’Europe de l’Est, cet humour mêle autodérision, absurdité, ironie grinçante et conscience tragique de la condition humaine. Il se nourrit du sentiment d’être étranger au monde, d’en rire parce qu’on ne peut pas y croire tout à fait, et d’en faire un art de la survie. Cette pensée s’exprime entre raison et passion, harmonie et rage, ordre et transgression, sensé et insensé, réel et imaginaire, angoisse et rire, technique et art, le tout par-delà le bien et le mal.

Chez Allen, le comique n’est jamais pur divertissement : il est le masque bariolé de la panique. Le monde est absurde, la vie n’a pas de sens, Dieu est silencieux ou mort, la morale n’a plus de garant. Rire devient alors un geste réflexe, un réflexe vital : si l’on n’en rit pas, on s’écroule. C’est dans cet entrelacs d’humour et de détresse que se loge la profondeur philosophique de son cinéma.

Les films de Woody Allen mettent en scène, avec insistance, un décalage irréductible entre le désir masculin et l’attente féminine. Ce thème n’est pas toujours au cœur de l’intrigue, mais il la traverse en filigrane. L’homme, chez Allen, est tenaillé par une pulsion sexuelle constante, irrépressible, qu’il doit apprendre à dissimuler pour rester fréquentable. La femme, quant à elle, ne semble jamais vraiment comprendre ce que cette pulsion signifie. Elle peut l’observer, la subir, la suspecter, mais non la ressentir.

Allen inverse parfois les rôles : il crée des personnages féminins qui paraissent adopter une sexualité « masculine ». Mais le scénario finit toujours par les trahir : cette virilité n’était qu’un leurre, une stratégie, ou une ruse de la nature, pour reprendre la formule de Schopenhauer. À l’heure du passage à l’acte ou de l’attachement durable, une divergence fondamentale refait surface.

L’un des motifs les plus récurrents est celui du couple usé, sexuellement tari, où la femme rassure, relativise, évoque des cycles, quand l’homme, lui, s’affole. Il ne peut concevoir une vie d’où le désir serait absent. Il doute, il culpabilise, puis finit par céder à la tentation extérieure. Ce cycle tragique, Woody Allen le filme avec une légèreté apparente, mais une lucidité sans indulgence.

Dostoïevski est sans doute l’auteur qui traverse le plus profondément l’œuvre d’Allen. Le cinéaste ne cesse de rejouer, à sa manière, la question morale posée par Crime et Châtiment : que se passe-t-il dans un monde où Dieu est mort ? Où la faute ne rencontre plus de sanction, ni divine, ni humaine ? Où l’homme peut tuer, aimer, mentir, sans jamais être rappelé à l’ordre par un au-delà ?

Dans Crimes and Misdemeanors, un homme fait assassiner sa maîtresse pour préserver sa vie sociale. Il est accablé de remords… puis il les surmonte. Le monde continue de tourner. Dans Match Point, le jeune ambitieux tue sa maîtresse enceinte, cache le crime et finit même par être récompensé par la vie. Ces films sont des variations modernes sur les dilemmes dostoïevskiens, mais ils suppriment la transcendance. Il ne reste qu’un monde plat, dans lequel la faute est soluble dans le temps.

L’écho des Frères Karamazov résonne: si Dieu n’existe pas, alors tout est permis. Mais Allen ne moralise pas. Il observe. Il constate que la justice ne vient pas toujours. Que la conscience peut être anesthésiée. Que l’homme moderne est capable du pire sans même perdre le sommeil.

Si l’influence de Dostoïevski est narrative, celle de l’existentialisme est conceptuelle. Les personnages de Woody Allen sont des êtres jetés dans un monde sans repères, contraints d’inventer leur vie tout en doutant de sa valeur. Ils cherchent des issues dans l’amour, la sexualité, l’art ou la psychanalyse, mais rien n’apaise durablement leur vertige.

La liberté, chez Allen, n’est pas une promesse, mais un fardeau. Elle condamne l’homme à choisir sans jamais savoir s’il a raison. La responsabilité est écrasante. Le héros de Irrational Man, professeur de philosophie dépressif, en arrive à tuer pour se sentir exister. La pulsion de sens devient pulsion d’agir, même criminelle. Et lorsqu’il meurt, le monde ne s’ébranle pas : il glisse.

Il y a chez Allen une proximité paradoxale avec Kierkegaard : l’homme est seul face à l’abîme. Mais contrairement au penseur danois, il n’y a pas ici de saut dans la foi. Le saut est avorté. L’ironie devient alors la seule transcendance.

Les intellectuels chez Woody Allen sont omniprésents : psychanalystes, professeurs, écrivains, cinéphiles… Tous parlent beaucoup, lisent Freud, citent Kant, mais ne savent ni aimer, ni décider, ni vivre. La culture devient une manière de ne pas affronter le vide. Elle anesthésie l’angoisse sans la dissiper.

Les dialogues brillants masquent des vies manquées. Les références savantes sont des béquilles. Allen montre ainsi que la culture, loin d’être une solution, est souvent une fuite : elle transforme la tragédie en conversation, l’abîme en bon mot. C’est une névrose élégante.

La musique joue un rôle fondamental dans le cinéma de Woody Allen. Elle est plus qu’un fond sonore : elle est l’âme invisible des scènes, leur tonalité secrète. Dans Manhattan, la ville est magnifiée par les envolées de George Gershwin. Dans d’autres films, ce sont les standards de jazz — Duke Ellington, Cole Porter, Louis Armstrong, Benny Goodman — qui enveloppent les dialogues d’une douceur mélancolique.

Allen utilise aussi la musique classique avec intelligence. Brahms dans Another Woman, Mahler dans Crimes and Misdemeanors, ou encore Bach dans Love and Death. Chaque morceau donne une profondeur supplémentaire à la scène, parfois en contraste avec ce qui est dit ou montré. La musique devient un commentaire muet, souvent plus honnête que les personnages eux-mêmes.

L’opéra tient également une place discrète mais signifiante, notamment Puccini et Verdi. Il incarne l’excès des passions, la théâtralité du désir, et souligne souvent l’écart entre le drame vécu et l’apparence sociale.

Le jazz, quant à lui, est le genre le plus emblématique d’Allen : musique urbaine, intellectuelle, improvisée, elle lui sert de refuge, d’échappatoire, et même de mémoire. Dans Sweet and Lowdown, entièrement consacré à un guitariste de jazz fictif, Allen rend hommage à Django Reinhardt tout en explorant la solitude d’un génie incapable d’aimer.

À travers ces choix musicaux, Woody Allen exprime une vision du monde nostalgique : un monde désenchanté, où la beauté existe encore, mais détachée de la vérité, suspendue comme une illusion consolante.

Woody Allen dit dans son autobiographie que son plus grand regret est de n’avoir jamais réalisé un grand film. Mais son œuvre, prise comme un tout, est peut-être ce grand film. Elle ne brille pas par une unité formelle ou esthétique, mais par une cohérence existentielle.

Chaque film est une confession déguisée, un fragment de journal intime. Il y parle de son angoisse, de ses désirs, de sa lucidité. L’ironie n’est pas une posture : elle est la seule manière supportable de dire la vérité. En cela, Woody Allen est peut-être le plus philosophe des cinéastes.

Woody Allen ne cherche pas à réconcilier l’homme avec le monde, mais à l’aider à survivre en l’observant. Il n’a pas construit une doctrine, mais façonné une vision du monde — sceptique, angoissée, lucide, et par endroits lumineuse. Il se tient entre foi et nihilisme, désir et impuissance, morale et relativisme, tragédie et burlesque. L’existentialisme qui affleure dans ses films n’a rien d’abstrait : il est vécu, incarné, souvent autobiographique. Il ne propose pas de solution, mais il formule avec une acuité rare les termes du problème.

Cette pensée filmée, ce doute mis en scène, constitue peut-être l’un des plus beaux témoignages artistiques du désenchantement moderne. En mettant en scène des personnages perdus mais vivants, blessés mais brillants, Woody Allen nous tend un miroir — déformant et drôle — dans lequel chacun peut reconnaître ses propres failles.

Et si l’on rit devant ses films, c’est souvent pour ne pas pleurer.

La peine de mort dans la tradition juive : entre principe et dissuasion

La Torah proclame : « Tu ne tueras point » (Exode 20,13), mais cette injonction n’est pas absolue. Elle coexiste avec la reconnaissance de situations où le recours à la violence létale peut se justifier. Moïse incarne cette tension : voyant un Égyptien battre à mort un esclave, il intervient et tue l’agresseur. Ce geste, à la fois transgressif et salvateur, souligne la complexité morale de la légitime défense dans la tradition juive. Tuer n’est jamais souhaitable, mais peut s’imposer comme un mal nécessaire face à une violence imminente.

Cette dialectique se prolonge dans le traitement talmudique de la peine de mort. Le Talmud ne nie pas le principe de la peine capitale ; il en encadre l’usage à un point tel qu’il en rend l’application quasiment impossible. Dans le traité Sanhédrin (Mishna Sanhédrin 4:1), les conditions requises pour prononcer une condamnation à mort sont si rigoureuses qu’elles deviennent dissuasives : deux témoins doivent non seulement avoir vu l’acte criminel, mais aussi avoir averti le coupable immédiatement avant qu’il ne le commette (hatra’ah), et celui-ci doit avoir explicitement reconnu l’avertissement tout en persistant dans son acte.

Un passage célèbre affirme : « Un Sanhédrin qui exécute une personne tous les sept ans est appelé destructeur. Rabbi Eléazar ben Azariah dit  tous les soixante-dix ans. Rabbi Tarfon et Rabbi Akiva disent : si nous avions siégé au Sanhédrin, jamais une personne n’aurait été exécutée » (Mishna Sanhédrin 4:5). Cette posture illustre non un rejet de principe de la peine de mort, mais une volonté d’en restreindre à l’extrême l’usage, au nom de la justice et de la prudence.

Cette prudence extrême dans l’application de la peine capitale reflète une conscience aiguë de l’irréversibilité de l’acte judiciaire. Dans le judaïsme rabbinique, le droit à la vie n’est pas simplement un principe moral ; il est un impératif théologique. L’homme est créé à l’image de Dieu (bétsélem Elohim), et toute atteinte à sa vie engage une responsabilité envers Celui qui en est l’origine. D’où cette formule saisissante du Talmud de Jérusalem : « Celui qui détruit une seule vie, c’est comme s’il avait détruit un monde entier » (Talmud de Jérusalem, Sanhédrin 4:9, 22a), reprise dans le Talmud de Babylone avec des variantes (Sanhédrin 37a).

Si la peine de mort existe dans la Torah — lapidation, strangulation, décapitation, incinération — les Sages du Talmud n’ont eu de cesse d’en rendre l’application théorique. Il s’agit moins d’abolir que de désactiver. La justice humaine, faillible par définition, doit éviter l’irréparable. Même en présence de coupables avérés, le principe de précaution prévaut. Ainsi, le rôle du Sanhédrin n’est pas d’assouvir un besoin de vengeance, mais d’ériger une muraille contre l’erreur judiciaire. La dissuasion prime sur la rétribution.

Cet héritage explique en partie la position de l’État d’Israël sur la question. Bien que la peine de mort figure toujours dans le droit israélien (notamment pour crimes contre l’humanité ou haute trahison), elle n’a été appliquée qu’une seule fois : en 1962, pour Adolf Eichmann. Même dans ce cas, la décision fut entourée d’un débat éthique intense. L’héritage talmudique a pesé dans la balance, aux côtés d’impératifs moraux, historiques et symboliques.

La modernité juive, nourrie par l’expérience de l’exil, de la persécution et du soupçon envers le pouvoir étatique, tend ainsi vers une forme de réticence structurelle à l’égard de la peine capitale. Ce n’est pas un pacifisme de principe, mais une éthique du soupçon. Le juge ne doit pas jouer à Dieu, même quand le texte sacré semble l’y autoriser.

Si la tradition rabbinique a réduit la peine de mort à un vestige normatif quasi inapplicable, elle ne l’a pas vidée de sa signification. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le sort du coupable, mais la nature même de la justice humaine. Le judaïsme ne prétend pas que toute peine capitale serait injuste, mais qu’aucune institution humaine ne peut s’en réclamer sans excès de pouvoir ou de certitude. Seul Dieu peut juger en connaissance totale, car Lui seul connaît le cœur de l’homme (yo’déa taloumoth). D’où cette méfiance constante envers la prétention humaine à la justice absolue.

Chez Emmanuel Levinas, cette prudence se transforme en exigence radicale : la responsabilité envers l’autre, en tant qu’autre, impose une suspension de la violence, même justifiée. L’éthique n’est pas réductible à une logique de sanction ou de compensation, mais à une asymétrie fondamentale entre le moi et le visage de l’autre. « Le visage me dit : tu ne tueras point », écrit Levinas dans Éthique et infini. Ce commandement ne vient pas comme une loi extérieure, mais comme un ordre qui surgit du visage même de l’Autre, dans sa vulnérabilité. Même lorsque la loi autorise la punition, l’éthique peut en suspendre l’exécution.

À l’opposé de cette lecture éthique, Yeshayahu Leibowitz adopte une approche halakhique rigoureuse et désenchantée. Pour lui, la Halakha, en tant que système autonome, contient ses propres régulations internes, indépendamment de toute éthique humaniste. Mais cette fidélité au formalisme n’empêche pas une profonde défiance à l’égard de tout pouvoir religieux ou politique qui prétendrait incarner la volonté divine. La peine de mort, dans un État moderne, même juif, ne saurait être légitimée par la Torah. Ce serait confondre l’ordre religieux et l’ordre politique — ce que Leibowitz dénonçait comme idolâtrie.

Dans cette perspective, on comprend pourquoi l’extrême rigueur talmudique sur les procédures capitales est en réalité une manière de transférer la justice hors du champ de la vengeance. Même dans le cas du rodef — celui qui poursuit autrui pour le tuer et qu’il est permis de neutraliser avant qu’il ne frappe (Talmud de Babylone, Sanhédrin 73a) — l’objectif n’est pas la sanction, mais la prévention. On sauve la victime, non pour punir l’agresseur, mais pour empêcher l’irréparable. Et si l’agresseur peut être neutralisé sans être tué, il est interdit de lui ôter la vie. Ainsi, Maïmonide précise dans le Mishné Torah : « Si l’on pouvait sauver la victime en frappant un des membres de l’agresseur, mais qu’on l’a tué à la place, on est coupable de meurtre » (Hilkhot Rotzeah uShmirat Nefesh, 1:6).

Cette dynamique s’éclaire à la lumière de l’histoire juive. Le peuple juif a expérimenté dans sa chair la violence d’États justiciers, de tribunaux d’exception, de lois de sang. Dès lors, une tradition marquée par Auschwitz et Kamenets-Podolsky, par les autodafés et les pogroms, ne peut qu’être traversée par une allergie structurelle à l’absolu judiciaire. Le droit juif, dans sa sagesse millénaire, a peut-être anticipé ce que les États modernes n’ont appris qu’à travers les horreurs du XXe siècle : qu’un pouvoir qui tue au nom de la justice court toujours le risque de tuer au nom de lui-même.

Montaigne et Molière : le médecin en représentation

On aurait tort de croire que la critique de la médecine naît au XVIIe siècle, avec les facéties de Molière et l’hypocondrie joyeuse d’Argan. Montaigne, un siècle plus tôt, avait déjà tracé les grandes lignes d’un scepticisme lucide, fondé sur l’expérience directe, l’observation du réel et une méfiance instinctive envers les prétentions de la science médicale. Ses pages sur les médecins, mêlant anecdotes, sarcasmes et raisonnements, pourraient servir de matrice à tout un théâtre de la farce thérapeutique.

Dans ses Essais, Montaigne tourne en dérision l’arrogance des médecins, leur usage d’un jargon abscons, leur foi dans des remèdes plus proches de la magie que de la raison — « du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc », « des crottes de rat réduites en poudre », voire « l’urine de lézard »¹. On ne peut s’empêcher d’y entendre, en germe, la voix du pharmacien Purgon dans Le Malade imaginaire, vantant les vertus délirantes de ses clystères. Chez Montaigne déjà, la médecine est affaire de théâtre : une scène de confiance obligatoire, où le malade est tenu de croire, sous peine de passer pour hérétique. Chez Molière, la farce s’accomplit : le malade devient comédien malgré lui, récitant les diagnostics et endossant le rôle que les médecins lui imposent.

La filiation est d’autant plus plausible que Molière, lecteur averti et satiriste érudit, connaissait les grands textes de son temps. On retrouve chez lui, comme chez Montaigne, cette idée que le médecin est celui qui s’attribue le mérite des guérisons naturelles et rejette la responsabilité des échecs : « Ce qui m’a guéri, moi, et qui en guérit mille autres qui n’ont pas appelé de médecin à leur secours, ils s’en emparent en portant cela à leur crédit »². À l’inverse, si le malade meurt, la faute lui en incombe — il s’est couché du mauvais côté, a entendu un bruit, eu une pensée pénible. Ainsi les médecins ne peuvent jamais se tromper. C’est exactement cette mécanique que moque Molière dans le célèbre dialogue entre Argan et Monsieur Purgon : celui-ci menace Argan d’une cascade de maladies si ce dernier refuse ses remèdes³, comme si l’effet dépendait de l’obéissance au traitement, et non de son efficacité intrinsèque. Cette logique circulaire devient matière à rire, mais repose sur une critique sérieuse : le pouvoir médical se fonde sur une invérifiabilité structurelle.

Montaigne se moque volontiers du mystère qui entoure les prescriptions médicales. Il ironise sur la prétention des médecins à manier des centaines d’ingrédients, à administrer des potions aussi complexes qu’opaques : « Je me trouvais l’autre jour dans un groupe de gens où quelqu’un, qui souffrait comme moi, annonça la nouvelle d’une sorte de pilule faite d’une centaine d’ingrédients au moins, bien comptés. Ce fut une grande joie et un extrême réconfort ; quel rocher pourrait en effet résister au tir d’une telle batterie ? »⁴ Molière, pour sa part, oppose systématiquement le bon sens des gens simples à la pédanterie des Diafoirus. Dans L’Amour médecin, Sganarelle, père crédule, croit à la vertu des mots latins. Mais c’est Lisette, la servante, qui comprend la situation, et manœuvre avec intelligence. Chez Molière comme chez Montaigne, les « simples » en savent souvent plus que les savants — ou, du moins, ils ne leur font pas aveuglément confiance.

Montaigne est particulièrement dur avec les malades eux-mêmes. Il les accuse d’abandonner leur jugement, de s’en remettre à n’importe qui, fût-il « assez hardi pour promettre la guérison »⁵. Ce besoin de croire, ce refus d’affronter la douleur, cette « lâcheté », les rend vulnérables à toutes les impostures. Il écrit : « C’est la crainte de la mort et de la douleur, l’incapacité à supporter la maladie, un besoin terrible et irrépressible de la guérison qui nous rend ainsi aveugles. » Molière construit tout Le Malade imaginaire sur cette idée : Argan veut être malade, il s’invente des maux, s’angoisse de tout, se livre aux médecins avec une ferveur ridicule. Il ne souffre pas tant de son corps que de sa peur. La médecine devient l’objet d’un amour masochiste : il faut souffrir pour être soigné. Cette servitude volontaire est le véritable objet de la satire.

Montaigne, au fond, ne rejette pas la médecine par principe. Il avoue : « Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et solides »⁶. Mais il la considère avec une distance sceptique, refusant de céder à l’illusion d’une science toute-puissante. Il reconnaît que la diversité des opinions médicales est le signe d’une absence de fondement solide. Ce qui domine, chez lui, c’est une anthropologie désabusée : les hommes ont besoin de croire, et c’est cela que les médecins exploitent. Molière, plus comédien que moraliste, transforme cette désillusion en rire. Mais son théâtre n’est pas un simple divertissement : il est aussi une leçon de lucidité. En ridiculisant les Diafoirus, il enseigne au spectateur à douter, à interroger le pouvoir, à ne pas s’abandonner au premier savoir venu. Il prolonge ainsi, sous une autre forme, la leçon humaniste de Montaigne.

Ce qui frappe, tant chez Montaigne que chez Molière, c’est que la médecine n’est pas seulement critiquée comme une science incertaine ou une pratique inefficace, mais comme un discours, une rhétorique fermée, autosuffisante, faite pour convaincre plutôt que pour soigner. Ce pouvoir verbal, qui s’autorise de sa propre obscurité, constitue peut-être le cœur du soupçon. Chez Montaigne, la parole médicale se donne des allures d’incantation. Elle est truffée de formules, de justifications circulaires, d’énumérations grotesques d’ingrédients et de prescriptions. Loin d’éclairer le patient, ce langage le dépossède de tout jugement propre. La médecine devient une langue étrangère, inaccessible, hiératique, réservée à une caste savante. Montaigne s’en moque ouvertement : « Le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un éléphant… » La longue litanie des ingrédients agit comme une rhétorique d’intimidation. L’efficacité n’est pas dans la chose dite, mais dans le fait de dire.

Molière en fait un ressort comique majeur. Chez lui, le jargon médical devient un pur théâtre du pouvoir : il ne sert ni à expliquer ni à convaincre, mais à impressionner, voire à écraser. Dans Le Malade imaginaire, les médecins s’adressent à Argan en latin — langue qu’il ne comprend pas mais qui le rassure précisément par son obscurité. Il ne s’agit pas de communication, mais de prestige verbal. On parle au-dessus du patient, non avec lui. Ainsi Monsieur Purgon, dans sa fameuse invective : « Si vous refusez de vous laisser saigner, je vous abandonne à votre mauvaise constitution, à la chaleur de votre sang, à la corruption de vos humeurs, à l’intempérie de vos entrailles… » Ce discours est à la fois une prophétie et une menace, une poésie funèbre et une arme rhétorique. Il vise moins à soigner qu’à soumettre.

La médecine est ici un pouvoir magico-verbal, dont la force repose sur l’asymétrie : le médecin parle, le patient se tait. Montaigne avait déjà noté combien les médecins s’approprient les mots, les causes, les effets, et les entourent d’un filet de mots si serré qu’il est impossible d’en sortir : « Une parole, un rêve, une œillade, leur semblent une excuse suffisante pour prétendre que ce n’est pas ‘de leur faute’ »⁷. Ils ne parlent pas la langue du corps, mais celle du prétexte. Cette rhétorique de la domination est l’exact contraire de ce que Montaigne appelle “conversation” — cette pratique horizontale du dialogue, où chacun peut mettre en question le propos de l’autre. La médecine, chez Molière comme chez Montaigne, ne connaît pas la contradiction. Elle parle pour se faire obéir, non pour se faire comprendre.

En ce sens, l’ironie de Molière prolonge le scepticisme linguistique de Montaigne. Tous deux font de la parole un objet d’analyse : qui parle ? avec quelle autorité ? dans quelle langue ? pour dire quoi ? Et tous deux montrent que dans le champ médical, le langage devient souvent un instrument de dépossession : il arrache au patient la capacité de penser, de juger, de décider — pour mieux lui faire croire qu’il est en train d’être sauvé.

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  1. Montaigne, Essais, II, 37.
  2. Essais, II, 37.
  3. Molière, Le Malade imaginaire, I, 5.
  4. Montaigne, Essais, II, 37.
  5. Essais, II, 37.
  6. Essais, II, 12.
  7. Essais, II, 37.
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