- La droite comme foi des origines
La pensée de droite ne s’énonce pas en système : elle se vit comme une fidélité. Elle ne s’élabore pas, elle se transmet. Elle affirme. Elle parle de nature, de tradition, d’autorité, de civilisation comme de vérités premières — qu’il suffit de reconnaître pour que l’ordre règne.
Mais cet ordre est d’abord un désir : une quête de sens. Ce que l’on appelle « nature » à droite est une préférence ; ce que l’on nomme « tradition » est un choix. Car il n’y a pas d’ordre en soi — seulement des volontés projetant leurs désirs sur le monde, comme on projette une image sur un mur nu.
La droite dit « Voilà ce qui est. » En dissimulant sa volonté derrière l’évidence, elle devient foi. Une foi qui se forge une transcendance: celui de l’origine, du sol, du sang, du nom. Le monde de la droite n’est pas à bâtir, mais à conserver. L’histoire n’est pas un devenir, mais une chute à conjurer.
La droite n’appelle pas à l’émancipation, mais à la réintégration. Pas à l’effacement des fautes, mais à leur relecture. C’est une eschatologie inversée : pas un avenir à construire, mais un passé à sauver.
Ce culte des origines a ses figures : le père, le soldat, le paysan, l’ancien. Ses objets sacrés : le drapeau, la frontière, la langue, la tombe. Ses hérétiques : l’étranger, l’abstrait, le déraciné, l’innovateur. Ses rituels : commémorer, transmettre, protéger, honorer. Ses liturgies : voter par fidélité, défendre une culture.
À droite, le langage est un territoire. Employer les mots justes, éviter les dissonances, préserver le style du passé c’est participer à un sacrement civique. La transgression verbale, l’ironie, le refus des codes sont vécus comme des profanations.
Mais ces gestes, ces symboles, ces récits sont des actes de volonté. Ce ne sont pas les choses qui parlent : c’est l’homme qui les charge de sens. Ce n’est pas la civilisation qui s’impose, mais l’homme qui la veut éternelle. Ce n’est pas la terre qui vaut, mais la peur de la perdre qui la sacralise. Ce que l’on croit inné est souvent choisi. Ce que l’on tient pour une essence est une croyance — et cette croyance, un effet du vouloir.
L’homme ne croit pas parce qu’il voit ; il voit parce qu’il croit, et il croit parce qu’il veut. La droite veut l’ordre, la permanence, l’origine. Elle sauvegarde l’ancien monde parce que le monde mouvant l’inquiète. Elle ne pense pas le réel : elle le redoute. C’est une posture. Un rempart contre le vertige. Car la vérité nue est inhabitable. L’homme a besoin de récits.
La droite se croit conservatrice alors qu’elle reconstruit. Elle se croit réaliste alors qu’elle projette. Elle croit se souvenir, mais elle invente.
Elle refuse l’idée que le monde ne réponde à rien, que le bien ne soit garanti par aucune règle, que toute valeur doive être conquise contre le vide. Elle préfère les certitudes à l’angoisse, la paix des morts à l’incertitude des vivants.
Toute idéologie naît d’un acte premier : non d’un raisonnement, mais d’une décision. L’homme veut — et ce qu’il croit ensuite n’est qu’un vêtement jeté sur le néant du vouloir.
La volonté engendre la vérité. L’homme veut l’ordre, alors il croit à la tradition. Il veut une frontière, alors il croit à la nation. Il veut l’identité, alors il croit à l’essence. Il n’y a pas de nécessité, seulement des désirs.
Ce que la droite nomme « enracinement » est une peur de l’arrachement. Ce qu’elle appelle « ordre » est une tentative d’échapper à la contingence. Ce qu’elle élève au rang de « civilisation » est une conjuration du chaos.
Mais le monde ne propose aucun appui. Il est là. Et c’est l’homme qui veut, qui tranche, qui crée. Cette volonté — sans origine, sans garantie, sans autorité — fait de lui un être tragique. Non celui qui sait, mais celui qui choisit. Non celui qui reçoit, mais celui qui forge — même s’il oublie ce qu’il a forgé.
2.La gauche comme foi immanente
La gauche revendique la justice sociale, l’égalité, la défense des dominés. Mais ces idéaux ne suffisent pas à la définir. Si l’on observe la ferveur qu’elle suscite, la difficulté qu’ont certains à s’en détacher, on entrevoit une religion sans Dieu. Une foi séculière, avec ses dogmes, ses fautes, ses rites, et sa promesse de salut.
La pensée de gauche ne se limite pas à une vision du monde : elle propose une manière de le traverser. La quitter, ce n’est pas seulement changer d’avis, c’est rompre avec une manière d’habiter l’histoire, la société, soi-même. C’est une forme d’abjuration.
Sa promesse n’est pas le bonheur individuel, mais un rachat collectif : un monde délivré des oppressions, affranchi des dominations, où chacun pourrait avoir part. Il n’y a ni au-delà, ni transcendance, mais un horizon terrestre : l’humanité réconciliée avec elle-même. Le salut ne passe plus par l’âme, mais par les structures. L’homme n’est plus pécheur : il est aliéné — par l’économie, la culture, le langage. Mais il peut être sauvé par la lutte. L’émancipation devient rédemption. L’histoire, une eschatologie profane.
Cette promesse repose sur des dogmes : l’égalité est sacrée, l’oppression omniprésente, l’identité construite. Ces postulats ne se discutent pas : ils s’imposent comme évidences. S’y ajoutent des figures du mal : le colon, le bourgeois, le conservateur — devenus moins des catégories que des incarnations du péché.
Et comme toute religion, la gauche a ses rituels : signer des pétitions, soutenir des causes, parler la langue juste. Le langage devient un espace de purification. La parole critique, un sacrement.
Il ne s’agit plus de débattre, mais d’expier. Celui qui se « déconstruit » se présente en pénitent. Il s’humilie non pour ses actes, mais pour sa position. Il ne confesse pas des fautes, mais une place dans le monde.
Quitter cette foi, c’est trahir une fraternité. Ceux qui s’en détachent parlent d’arrachement, de solitude, de désert. Le doute devient soupçon, la nuance une lâcheté, le dissident un traître.
Comme toute idéologie, la gauche forge ses dogmes, ses tabous, ses figures du mal. Mais elle se distingue par l’universalisation d’une morale immanente qu’elle refuse de reconnaître comme foi. Elle proclame des valeurs — égalité, justice, émancipation — comme si elles s’imposaient partout, toujours, à tous. Comme si elles relevaient de la science. C’est là son illusion.
Le réel ne porte aucune vérité. L’histoire ne suit aucun dessein. Le monde est nu, et l’homme y projette ses volontés, ses peurs, ses désirs. Ce n’est pas ce qu’il croit qui produit la vérité, mais ce qu’il veut. La volonté précède la croyance. Elle la façonne, la guide, la pare.
Ce que la gauche appelle « valeur » est une volonté devenue norme. Une préférence déguisée en loi. Elle affirme : « Voilà ce qui est juste », sans interroger l’origine volontariste de ce jugement. Ce refoulement rend sa posture inflexible.
Là où certaines pensées assument la pluralité, le conflit, l’ambivalence, la gauche leur substitue des certitudes. Elle préfère la clarté morale à l’incertitude. C’est une doctrine du salut. Une foi qui s’ignore.
Rompre avec elle, ce n’est pas seulement perdre une idée : c’est abandonner la position d’être du « bon côté », porteur de lumière, garant du sens. Y renoncer, c’est retomber dans l’opacité du monde, dans l’ambiguïté des choses, dans la condition humaine.
La maturité commence quand on renonce au salut. Il y a des combats justes, des fidélités nécessaires — mais il n’y a pas de rédemption. Ce que la gauche nomme « justice » est un vouloir devenu dogme. Ce qu’elle appelle « critique » est un rite. Ce qu’elle célèbre comme « engagement » est une liturgie sacrificielle.
La gauche est une foi parmi d’autres, avec ses saints, ses martyrs, ses damnés. Elle n’est ni plus rationnelle, ni moins violente, ni plus libératrice que d’autres croyances. Elle ne domine pas l’histoire : elle y participe. Ce n’est pas une boussole universelle, mais une mythologie née de la modernité.
3.La souveraineté de la volonté
Je me tiens hors des idéologies. Aucune ne m’abrite, aucune ne me suffit. Je n’y cherche ni refuge, ni réconfort, ni rédemption. La gauche promet le salut par le progrès ; la droite sacralise le passé sous couvert de réalisme. L’une rêve d’émancipation, l’autre d’enracinement. Toutes deux enferment : dans une promesse, une mémoire, un récit.
Je ne crois ni au salut collectif, ni à l’ordre naturel. Ni à la justice comme absolu, ni à la hiérarchie comme évidence. Ce que la droite appelle « nature » n’est qu’un goût pétrifié ; ce que la gauche nomme « justice », une volonté travestie en principe.
Je suis souverainiste au sens le plus radical : je tiens la volonté humaine pour souveraine.
À l’idéologie, il ne faut pas opposer une autre idéologie, mais quelque chose de plus nu, de plus âpre, de plus humain : l’affirmation du vouloir sans prétexte. Car ce que l’on croit n’est jamais que ce que l’on veut, vêtu d’un discours. La croyance rassure, meuble le vide, couvre l’angoisse. Elle se donne pour vérité, mais n’est qu’un manteau jeté sur la nudité du désir.
La volonté, elle, ne se déguise pas. Elle ne cherche ni caution, ni légitimation. Elle affronte l’incertitude, se dresse dans le tragique, et dit simplement : « Voilà ce que je veux. »
Là où la gauche proclame ce qui est juste, et la droite ce qui est naturel, la volonté décide.
Les universalismes sont des volontés particulières grimées en lois éternelles. L’égalité n’est pas une loi du monde. Le mérite n’est pas une évidence anthropologique. Ce que l’on appelle « valeur » est souvent un désir collectif devenu norme. Il faut se méfier des liturgies morales, qu’elles soient anciennes ou progressistes. L’erreur n’est pas de croire, mais d’oublier qu’on croit. Ce refoulement transforme la foi en dogme, et le dogme en obligation.
La maturité politique commence avec la fin du rêve d’un progrès rédempteur, et la lucidité de reconnaître toute tradition comme une invention tournée vers l’amont.
Aimer une culture ne suppose ni qu’elle soit supérieure, ni qu’elle doive être universelle. Il suffit qu’elle ait façonné une langue, une mémoire, une vie. Elle n’est pas sacrée, elle est singulière — et c’est cela qui la rend digne d’être transmise. Ce qui mérite d’être transmis ne relève pas de la preuve, mais de l’engagement. Transmettre n’est pas sanctifier : c’est choisir. Et choisir, c’est vouloir.
L’attachement à ce qui nous est propre — notre langue, notre cadre de vie, notre histoire — n’a pas besoin de justification. Il ne relève pas du jugement, mais du lien. Un lien qui reconnaît que d’autres, ailleurs, puissent vouloir pour eux-mêmes ce que nous voulons préserver pour nous. Car ce n’est pas l’héritage qui oblige, mais la fidélité qu’on choisit de lui accorder. Le passé n’est pas un dogme, mais une matière — non à vénérer, mais à travailler.
Le monde est traversé de volontés divergentes. D’où la nécessité de penser les limites. Il ne s’agit pas d’imposer ce que l’on est, mais de le vivre pleinement. Tant que chaque vouloir accepte d’exister sans effacer l’autre, la paix demeure possible. Car la volonté lucide reconnaît aussi celle d’autrui.
Préserver ce que l’on est n’a rien d’exclusif, ni de haineux. Cela suppose seulement de cesser de se cacher derrière des lois dites naturelles ou des causes prétendues universelles.
L’homme pense dans une langue, hérite d’un corps, habite une mémoire. Chaque génération reçoit, transforme, prolonge. Transmettre, c’est faire confiance à ce qui a rendu la parole possible. C’est offrir un cadre, une trace, une fidélité — et parfois, une rupture. Cela suppose aussi que d’autres veuillent transmettre ce qui leur est propre. Un monde habitable est un monde où la filiation est possible, où les différences durent — non comme des totems, mais comme des formes à vivre.
Les institutions — lois, État, démocratie — ne valent que si elles sont soutenues par une volonté vivante. Une démocratie sans peuple est un décor vide. Elle n’existe que si elle tolère la dissidence, le débat, la pluralité des formes de vie.
La souveraineté, c’est refuser que d’autres veuillent à notre place. Elle ne se démontre pas, elle s’affirme. Aucune vérité ne mérite d’être imposée à tous. Toute certitude non interrogée devient foi — et toute foi, tôt ou tard, engendre un dogme.
Mieux vaut un vouloir lucide qu’une croyance confortable. Il ne promet rien : il engage tout. Mieux vaut la solitude du vouloir que la chaleur d’une croyance partagée.
Le monde ne sera pas sauvé. Mais il peut encore être habité — à condition de vouloir.