Le philosophe Baruch Spinoza est à Amsterdam au XVIIᵉ siècle dans une famille juive marrane. Sa place dans l’histoire de la pensée occidentale est considérable, tant par son rationalisme hérité des stoïciens que par sa philosophie de l’immanence.
Ce n’est pas un hasard si c’est le Juif Spinoza qui a fait prendre un tournant décisif à la pensée occidentale, partant du Dieu de Moïse pour aboutir au Dieu-Nature. Mais cette hérésie apparente n’est en réalité que le triomphe de la raison, dont les prémices athées se trouvent au cœur de la tradition juive.
Spinoza eut des précurseurs, dont Elisha Ben Abouya, l’un des Tannaïm[1] les plus éminents.
Un jour, Ben Abouya voit un homme et son fils s’arrêter devant un arbre au sommet duquel se trouvent un oiseau et sa couvée. Le père envoie son fils accomplir la mitsva du « שילוח הקן » (shilouaḥ haqen), qui consiste à chasser la mère pour s’emparer des oisillons. Cette injonction, au même titre que celle d’honorer son père et sa mère, est l’une des rares à promettre, dans la Torah, une longue vie à celui qui l’observe. L’enfant grimpe à l’arbre ; en redescendant, une branche cède sous son poids. Il chute et meurt sur le coup. À la vue de ce drame, Ben Abouya est saisi d’effroi. Comment admettre qu’un enfant puisse mourir après avoir accompli deux commandements censés lui assurer longue vie ? Malgré sa maîtrise de la Loi orale, il ne trouve aucune justification à cette injustice et rompt avec la religion.
Abraham Ibn Ezra est un rabbin andalou du XIIᵉ siècle. Il est aussi grammairien, traducteur, poète, exégète, philosophe, mathématicien et astronome. Dans son commentaire de la Torah, le Sefer HaYashar, il relève plusieurs incohérences. Ainsi, l’épisode où l’on raconte l’arrivée d’Abraham en terre promise mentionne que « le Cananéen était alors dans le pays ». Mais si l’auteur de la Torah est supposé être Moïse, ce passage ne peut être de sa main, puisqu’à sa mort le pays était encore toujours peuplé par les Cananéens. Cette remarque contredit la tradition qui attribue la Torah à Moïse. Aussi, Ibn Ezra conclut-il ce commentaire de manière énigmatique, en écrivant : « et l’érudit comprendra ce qu’il y a à comprendre ».
Uriel da Costa est un philosophe du XVIIᵉ siècle né au Portugal et élevé dans la tradition chrétienne. Sa mère, juive marrane, convainc la famille de fuir le pays pour s’établir à Amsterdam. Da Costa tente un retour au judaïsme, mais découvre que la tradition rabbinique s’éloigne des Écritures. Déçu en même temps par le christianisme et le judaïsme, il conclut que les religions ne sont que des fictions.
Il prône alors une métaphysique de la nature. Excommunié par les communautés juives de Hambourg, de Venise et d’Amsterdam, il est contraint de se renier pour mettre fin à son ostracisation. Plus tard il revient sur ses rétractations, mais est néanmoins réduit à la misère. Il finit par se suicider.
Spinoza, alors âgé de huit ans, est marqué par cette tragédie qui se joue à Amsterdam pas loin de chez lui. Très tôt il entreprend une lecture critique de la Bible. Il rédige un précis de grammaire de la langue hébraïque, ce qui démontre qu’il lit la Torah dans le texte. Il maîtrise l’araméen et devient érudit du judaïsme avant de devenir le philosophe qui s’exprime en latin.
À 23 ans il est frappé d’excommunication (ḥerem) par le rabbinat d’Amsterdam pour cause d’hérésie. Les motifs précis ne sont pas connus, mais il avait sans doute déjà exprimé des critiques du fondamentalisme religieux.
Après son bannissement et une tentative d’assassinat, il quitte Amsterdam et renonce à toute pratique religieuse. La légende veut qu’il gagne sa vie en taillant des lentilles optiques, mais il est probable qu’il vit grâce au soutien d’amis philosophes. Il meurt à 45 ans.
Deus sive Natura est une formule latine qui signifie « Dieu, c’est-à-dire la Nature » ou « Dieu ou la Nature ». Chez Spinoza, ces deux termes sont synonymes ou, à tout le moins, interchangeables. Il n’y a chez lui ni transcendance ni dualisme. Il n’y a qu’une seule et même substance, qu’il nomme Dieu, qui possède une infinité d’attributs matériels comme spirituels.
L’univers spinoziste est régi par un déterminisme absolu, y compris dans la morale et la politique: « Ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot, agir en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts.[2] »
« On ne peut expliquer toute chose que par une seule et même méthode : les lois de la Nature. Ces lois, par lesquelles tout se fait et tout se détermine, ne sont rien d’autre que les décrets de Dieu — des vérités éternelles, enveloppant une nécessité absolue[3]. Par conséquent, dire que tout se fait par les lois de la nature ou par le gouvernement de Dieu, c’est dire une seule et même chose. Par “gouvernement de Dieu”, j’entends l’ordre fixe et immuable de la Nature, ou l’enchaînement des choses naturelles. »
Comme Socrate, Spinoza se défendait d’être athée, probablement par prudence face aux autorités. Son Traité théologico-politique fut publié anonymement, chez un éditeur fictif, et l’Éthique, son œuvre maîtresse, ne parut qu’après sa mort.
Sa pensée est athée, malgré les nombreuses occurrences du mot « Dieu » dans ses écrits. Parce que dire Dieu et la Nature sont une seule et même chose revient, en vérité, à affirmer que seule la Nature existe. L’épistémologie remplace alors la théologie. La raison se substitue à la croyance, et il devient inutile de recourir à autre chose que la science pour expliquer le monde.
La grandeur de la science tient à ce qu’elle est universelle et n’exige rien d’autre que d’être comprise. Deus sive Natura n’est au fond qu’un artifice sémantique visant à éliminer Dieu en douceur. Nietzsche ne s’y trompa pas en proclamant, deux siècles plus tard, la mort de Dieu.
Le désir est l’essence de l’homme », dit Spinoza. On ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, c’est au contraire parce que nous la désirons que nous la trouvons bonne » Le désir n’a aucun lien organique avec son objet : ce n’est qu’après coup que l’homme rationalise ce qu’il désire.
Les notions de bien et de mal n’ont pas de place dans la nature, mais ce relativisme moral ne signifie pas que tout se vaut. Les passions tristes — haine, peur, colère, mensonge, violence — sont des obstacles à la connaissance de soi, et donc au bonheur.
Pour Spinoza, la seule liberté qui existe est celle qui consiste à comprendre la nature et s’y conformer. Mais ce rejet du libre arbitre soulève une contradiction, car s’il est possible à l’homme d’aller dans le sens de la nature, c’est qu’il peut aussi s’en éloigner.
« Chaque nation a toujours voulu faire croire qu’elle est plus chère à Dieu que toutes les autres, que Dieu a tout créé pour elle, et qu’il dirige tout vers cet unique dessein. Voilà l’excès d’arrogance où la stupidité du vulgaire s’est portée. Dans la grossièreté de ses idées touchant Dieu et la Nature, il confond la volonté de Dieu avec les désirs des hommes, et se représente la Nature si bornée que l’homme en serait la partie principale.[4] »
Spinoza ne s’en prend pas tant aux textes sacrés qu’à l’usage qu’en font les autorités religieuses. « Ce qu’on nous présente comme la parole de Dieu, ce sont le plus souvent d’absurdes chimères, et sous le faux prétexte d’un zèle religieux, on ne cherche qu’à imposer à autrui ses propres sentiments. Cela a toujours été le grand souci des théologiens : extorquer aux livres saints la confirmation de leurs rêveries, afin de les revêtir de l’autorité de Dieu. [5] Après avoir lu et rencontré des kabbalistes, je déclare que la folie de ces charlatans est inimaginable.[6] »
Spinoza est l’un des premiers penseurs à avoir imaginé une cité où la religion serait séparée de l’État et la liberté de conscience garantie. « La liberté de la pensée est absolument nécessaire au développement des sciences et des arts, lesquels ne sont cultivés avec succès et bonheur que par des hommes jouissant de toute la liberté et de toute la plénitude de leur esprit. [7]»
Spinoza défend la démocratie comme rempart contre l’ingérence de l’État dans la vie privée. Il estime que l’autorité politique ne doit pas régenter la pensée des citoyens. « Vouloir tout régenter par des lois, c’est rendre les hommes mauvais. La fin dernière de l’État n’est pas de dominer les hommes, de les retenir par la crainte, ou de les soumettre à la volonté d’autrui, mais, au contraire, de permettre à chacun de vivre en sécurité, c’est-à-dire de conserver intact le droit naturel qu’il a de vivre sans dommage, ni pour lui, ni pour autrui. [8]»
« Personne ne peut renoncer à ses droits naturels ni à sa faculté de raisonner librement. » Nul ne peut y être contraint. C’est pourquoi un gouvernement qui entend étendre son autorité jusque sur les esprits est tenu pour violent. Le souverain commet une injustice envers ses sujets lorsqu’il prétend leur dicter ce qu’ils doivent tenir pour vrai ou faux, ou leur imposer certaines croyances pour satisfaire au culte de Dieu. »
« La volonté de Dieu est l’asile de l’ignorance [9] ». Spinoza est un lecteur attentif du Guide des égarés de Maïmonide. S’il diverge de lui sur de nombreux points, il partage son rejet de la superstition, de l’anthropomorphisme et de l’idolâtrie. « Dès que les hommes sont témoins d’un phénomène extraordinaire, ils y voient un prodige annonciateur du courroux divin. Ils veulent que la nature elle-même s’associe à leur délire. Féconds en fictions, ils interprètent tout de mille façons merveilleuses. Les plus enclins à la superstition sont ceux qui désirent avec excès des biens incertains. Dès qu’un danger les menace, incapables de se secourir eux-mêmes, ils implorent Dieu par des prières et des larmes. La raison, ils la disent aveugle ; la sagesse humaine, inutile ; mais les délires de l’imagination, les songes, les inepties et les puérilités leur apparaissent comme des réponses divines.[10] »
Spinoza récuse les lectures de la Bible qui ignorent le contexte historique. Il revendique le droit de la soumettre à l’analyse critique, de signaler ses contradictions chronologiques, géographiques ou factuelles. « Ceux qui considèrent la Bible comme une lettre venue du ciel, directement rédigée par Dieu, s’écrieront sans doute que j’ai blasphémé contre l’Esprit-Saint, moi qui affirme que cette Parole est fragmentaire, altérée, pleine de contradictions, et que le texte original du pacte entre Dieu et les Juifs a disparu[11]. Les premiers Juifs reçurent leur religion par écrit, sous forme de lois, car ils étaient alors traités comme des enfants.[12] »
Je me suis souvent étonné de voir des hommes qui professent la religion chrétienne religion d’amour, de paix, de bonheur, de tempérance, de fidélité — se combattre avec une telle violence, et se poursuivre d’une haine si farouche, que leur religion semble se définir davantage par ces traits que par ceux qu’ils revendiquent »
« Les choses en sont venues au point qu’on ne distingue plus un chrétien d’un Turc, d’un Juif ou d’un païen que par l’apparence extérieure, la synagogue ou l’église qu’il fréquente, ou encore les opinions qu’il professe. Mais dans la conduite de la vie, je ne vois entre eux aucune différence.[13] »
Spinoza est parfois présenté comme un sioniste avant l’heure. Il estimait que les Juifs avaient tort de se résigner à l’exil en attendant le Messie, au lieu de chercher à restaurer une existence nationale. « Si l’esprit de leur religion n’efféminait leurs âmes, je suis convaincu qu’une occasion favorable venue à se présenter, les Juifs pourraient — tant les choses humaines sont changeantes — reconstituer leur État. [14]»
« Rien n’arrive dans la nature qui ne résulte de ses lois, lesquelles englobent tout ce que l’intellect divin peut concevoir ; et comme la nature garde éternellement un ordre fixe et immuable, il s’ensuit que ce qu’on nomme “miracle” ne signifie rien d’autre qu’un phénomène dont la cause naturelle échappe à notre compréhension [15]. Un miracle, entendu comme un événement contraire à la nature ou situé au-dessus d’elle, est une absurdité. Il faut voir dans les miracles des Écritures des phénomènes naturels qui excèdent ou semblent excéder la compréhension humaine. [16]»
« Les décrets et ordres de Dieu ne sont rien d’autre que l’ordre de la nature. Dire qu’une chose est faite par la volonté de Dieu signifie seulement qu’elle s’est accomplie selon les lois naturelles, et non que la nature se serait interrompue pour faire place à Dieu.[17] »
« Quant aux paroles du Décalogue, certains Juifs pensent que Dieu ne les prononça pas effectivement, mais qu’un vacarme confus s’éleva duquel le peuple conçut les lois par la seule force de son esprit.[18] » Il s’agit peut-être d’une allusion au Guide des égarés de Maïmonide, qui affirme que le peuple n’entendit au Sinaï qu’un son prolongé, sans parole intelligible.
« Dans le récit de la mort de Moïse, on lit non seulement son décès, son ensevelissement, et le deuil des Hébreux, mais aussi cette affirmation : “Il ne s’est plus levé en Israël de prophète comme Moïse, que l’Éternel connût face à face.»
Or Moïse ne pouvait se donner lui-même un tel témoignage. Il ne peut non plus venir d’un auteur immédiatement postérieur, car il suppose une longue rétrospective historique. De même, quand il est question de sa sépulture, le texte dit : « nul ne sait où il a été enterré jusqu’à ce jour », ce qui implique un recul temporel considérable.
« Je sais que, sur le fond, je suis en accord avec les philosophes. Quant aux autres, je ne chercherai pas à les convaincre. Je n’ai aucun espoir de leur plaire. Je sais combien les préjugés inculqués par la religion sont enracinés. Je sais qu’il est impossible de délivrer le vulgaire de la superstition et de la peur. Je sais enfin que sa constance n’est que de l’entêtement, et que ce ne sont pas la raison, mais les passions, qui guident ses jugements. [19]»
[1] Les Sages dont les opinions sont rapportées dans la Mishna. L’ère tannaïtique s’étend de 520 avant notre ère jusqu’au deuxième siècle.
[2] Éthique, Partie III, Scolie de la Proposition 2
[3] Traité théologico-politique, Chapitre VI.
[4] Traité théologico-politique, Chapitre III.
[5] Traité théologico-politique/Chapitre 7
[6] https://fr.wikisource.org/wiki/Trait%C3%A9_th%C3%A9ologico-politique/Chapitre_9
[7] Traité théologico-politique, Chapitre XX.
[8] Traité théologico-politique, Chapitre XX.
[9] Éthique, Partie I, Appendice
[10] Traité théologico-politique, Préface.
[11] Traité théologico-politique, Chapitre XII.
[12] Traité théologico-politique, Chapitre VII.
[13] Traité théologico-politique, Préface
[14] Traité théologico-politique, Chapitre III.
[15] Traité théologico-politique, Chapitre VI.
[16] Ibid
[18]Traité théologico-politique, Chapitre I.
[19] Traité théologico-politique, Chapitre XX.