Belle du Seigneur

Belle du Seigneur d’Albert Cohen n’est pas seulement un roman d’amour manqué ; c’est aussi une comédie humaine féroce, une satire du monde moderne, un traité déguisé sur l’illusion des sentiments et la faillite des idéaux. À travers la passion factice de Solal et d’Ariane, Albert Cohen met en scène une entreprise de démystification : démystification de l’amour, mais aussi du couple, de la société, du prestige, de la religion et des appartenances.

Le cadre bureaucratique dans lequel évoluent les personnages secondaires — et notamment Adrien Deume, mari ridicule et pathétique — constitue un réservoir de moquerie. La Société des Nations, dans le roman, est un théâtre de vanités où les hiérarchies absurdes et les carriérismes minables dévorent les existences. Cohen y règle ses comptes avec les fonctionnaires serviles, les petits chefs pompeux, les bourgeois qui singent l’aristocratie. Le génie comique du roman réside dans cette mise en parallèle de la médiocrité ordinaire et de la prétention sublime : là où la langue est somptueuse, les personnages sont vides ; là où les gestes se veulent nobles, les motivations sont dérisoires.

Dans ce contexte l’amour devient une vaine tentative d’échapper à la médiocrité. Ariane fuit la grisaille de son mariage avec Deume comme on fuit une noyade, mais pour s’échouer ailleurs. Solal, de son côté, tente d’échapper à son vertige existentiel par la possession d’une femme qui l’admirerait sans conditions. Leur union n’est pas un dépassement de soi, mais un refuge narcissique.

Au cœur de cette fresque se déploie aussi une méditation sur le judaïsme et l’identité juive, thème central dans l’œuvre de Cohen. Solal est brillant, déraciné, conscient de son altérité, et tourmenté par la haine que lui voue le monde chrétien bourgeois dans lequel il évolue. Il est l’héritier d’une mémoire blessée, celle de l’exil et du rejet. Mais il est aussi un homme qui cherche à s’intégrer, à séduire, à dominer — et qui finit par se perdre dans ce processus. Ariane incarne à ses yeux l’Occident, le raffinement, la légitimité sociale ; la conquérir, c’est pour lui un acte de revanche, presque de vengeance symbolique contre un monde qui l’exclut. Mais cette revanche est empoisonnée : elle ne lui offre ni réparation ni salut, car elle repose sur le mensonge de l’assimilation.

Albert Cohen interroge ainsi la place du Juif dans l’Europe moderne. Non pas celle du Juif persécuté, mais celle du Juif tenté de renier ses racines pour se faire aimer. La beauté, le prestige, l’amour d’une non-Juive sont autant d’appâts que Solal ne peut s’empêcher de saisir. Et pourtant, plus il s’en approche, plus il s’éloigne de lui-même. Il incarne ainsi la tragédie de l’intégration, qui exige un reniement identitaire.

Il faut aussi noter la puissance ironique du style. Belle du Seigneur n’est pas un roman romantique, mais une parodie du roman romantique. Chaque déclaration d’amour y sonne comme un pastiche, chaque geste héroïque comme une grimace. Cohen joue avec le lyrisme comme un virtuose joue avec une corde sur le point de se rompre. Il écrit avec une lucidité qui ne pardonne rien, pas même à ses personnages les plus aimés. Il observe les ridicules humains avec une tendresse cruelle, un regard à la fois amoureux et désabusé.

Ce roman est hanté par les années 1930, de l’Europe diplomatique à l’agonie, du racisme rampant, des illusions pacifistes et de l’aveuglement collectif. Rien n’est stable dans le monde où évoluent les personnages : ni les nations, ni les alliances, ni les institutions. Le couple Solal-Ariane est un microcosme de cette instabilité : ils se cherchent dans un monde qui se dérobe, et leur amour est aussi fragile que le monde autour d’eux.

Belle du Seigneur est un roman total, baroque, intelligent, cruel. Il ne célèbre pas l’amour : il le met en procès. Il ne donne pas à voir la passion : il montre la passion comme mensonge, comme fiction que l’on joue à deux pour fuir la vérité. À ce titre, le roman est à la fois sublime et désespérant, comique et tragique, somptueux et cruel. Il nous apprend que les grands sentiments peuvent être les masques les plus raffinés du vide — et que le véritable amour, s’il existe, ne supporte ni le mensonge, ni l’orgueil, ni le théâtre.

Spinoza, entre raison et religion

Le philosophe Baruch Spinoza est à Amsterdam au XVIIᵉ siècle dans une famille juive marrane. Sa place dans l’histoire de la pensée occidentale est considérable, tant par son rationalisme hérité des stoïciens que par sa philosophie de l’immanence.

Ce n’est pas un hasard si c’est le Juif Spinoza qui a fait prendre un tournant décisif à la pensée occidentale, partant du Dieu de Moïse pour aboutir au Dieu-Nature. Mais cette hérésie apparente n’est en réalité que le triomphe de la raison, dont les prémices athées se trouvent au cœur de la tradition juive.

Spinoza eut des précurseurs, dont Elisha Ben Abouya, l’un des Tannaïm[1] les plus éminents.

Un jour, Ben Abouya voit un homme et son fils s’arrêter devant un arbre au sommet duquel se trouvent un oiseau et sa couvée. Le père envoie son fils accomplir la mitsva du « שילוח הקן » (shilouaḥ haqen), qui consiste à chasser la mère pour s’emparer des oisillons. Cette injonction, au même titre que celle d’honorer son père et sa mère, est l’une des rares à promettre, dans la Torah, une longue vie à celui qui l’observe. L’enfant grimpe à l’arbre ; en redescendant, une branche cède sous son poids. Il chute et meurt sur le coup. À la vue de ce drame, Ben Abouya est saisi d’effroi. Comment admettre  qu’un enfant puisse mourir après avoir accompli deux commandements censés lui assurer longue vie  ? Malgré sa maîtrise de la Loi orale, il ne trouve aucune justification à cette injustice et rompt avec la religion.

Abraham Ibn Ezra est un rabbin andalou du XIIᵉ siècle. Il est aussi grammairien, traducteur, poète, exégète, philosophe, mathématicien et astronome. Dans son commentaire de la Torah, le Sefer HaYashar, il relève plusieurs incohérences. Ainsi, l’épisode où l’on raconte l’arrivée d’Abraham en terre promise mentionne que «  le Cananéen était alors dans le pays  ». Mais si l’auteur de la Torah est supposé être Moïse, ce passage ne peut être de sa main, puisqu’à sa mort le pays était encore toujours peuplé par les Cananéens. Cette remarque contredit la tradition qui attribue la Torah à Moïse. Aussi, Ibn Ezra conclut-il ce commentaire de manière énigmatique, en écrivant  : «  et l’érudit comprendra ce qu’il y a à comprendre  ».

Uriel da Costa est un philosophe du XVIIᵉ siècle né au Portugal et élevé dans la tradition chrétienne. Sa mère, juive marrane, convainc la famille de fuir le pays pour s’établir à Amsterdam. Da Costa tente un retour au judaïsme, mais découvre que la tradition rabbinique s’éloigne des Écritures. Déçu en même temps par le christianisme et le judaïsme, il conclut que les religions ne sont que des fictions.

Il prône alors une métaphysique de la nature. Excommunié par les communautés juives de Hambourg, de Venise et d’Amsterdam, il est contraint de se renier pour mettre fin à son ostracisation. Plus tard il revient sur ses rétractations, mais est néanmoins réduit à la misère. Il finit par se suicider.

Spinoza, alors âgé de huit ans, est marqué par cette tragédie qui se joue à Amsterdam pas loin de chez lui. Très tôt il entreprend une lecture critique de la Bible. Il rédige un précis de grammaire de la langue hébraïque, ce qui démontre qu’il lit la Torah dans le texte. Il maîtrise l’araméen et devient érudit du judaïsme avant de devenir le philosophe qui s’exprime en latin.

À 23 ans il est frappé d’excommunication (ḥerem) par le rabbinat d’Amsterdam pour cause d’hérésie. Les motifs précis ne sont pas connus, mais il avait sans doute déjà exprimé des critiques du fondamentalisme religieux.

Après son bannissement et une tentative d’assassinat, il quitte Amsterdam et renonce à toute pratique religieuse. La légende veut qu’il gagne sa vie en taillant des lentilles optiques, mais il est probable qu’il vit grâce au soutien d’amis philosophes. Il meurt à 45 ans.

Deus sive Natura est une formule latine qui signifie «  Dieu, c’est-à-dire la Nature  » ou «  Dieu ou la Nature  ». Chez Spinoza, ces deux termes sont synonymes ou, à tout le moins, interchangeables. Il n’y a chez lui ni transcendance ni dualisme. Il n’y a qu’une seule et même substance, qu’il nomme Dieu, qui possède une infinité d’attributs matériels comme spirituels.

L’univers spinoziste est régi par un déterminisme absolu, y compris dans la morale et la politique: « Ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot, agir en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts.[2] »

 « On ne peut expliquer toute chose que par une seule et même méthode : les lois de la Nature. Ces lois, par lesquelles tout se fait et tout se détermine, ne sont rien d’autre que les décrets de Dieu — des vérités éternelles, enveloppant une nécessité absolue[3]. Par conséquent, dire que tout se fait par les lois de la nature ou par le gouvernement de Dieu, c’est dire une seule et même chose. Par “gouvernement de Dieu”, j’entends l’ordre fixe et immuable de la Nature, ou l’enchaînement des choses naturelles. »

Comme Socrate, Spinoza se défendait d’être athée, probablement par prudence face aux autorités. Son Traité théologico-politique fut publié anonymement, chez un éditeur fictif, et l’Éthique, son œuvre maîtresse, ne parut qu’après sa mort.

Sa pensée est athée, malgré les nombreuses occurrences du mot «  Dieu  » dans ses écrits. Parce que dire Dieu et la Nature sont une seule et même chose revient, en vérité, à affirmer que seule la Nature existe. L’épistémologie remplace alors la théologie. La raison se substitue à la croyance, et il devient inutile de recourir à autre chose que la science pour expliquer le monde.

La grandeur de la science tient à ce qu’elle est universelle et n’exige rien d’autre que d’être comprise. Deus sive Natura n’est au fond qu’un artifice sémantique visant à éliminer Dieu en douceur. Nietzsche ne s’y trompa pas en proclamant, deux siècles plus tard, la mort de Dieu.

 Le désir est l’essence de l’homme   », dit Spinoza.    On ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, c’est au contraire parce que nous la désirons que nous la trouvons bonne   » Le désir n’a aucun lien organique avec son objet   : ce n’est qu’après coup que l’homme rationalise ce qu’il désire.

Les notions de bien et de mal n’ont pas de place dans la nature, mais ce relativisme moral ne signifie pas que tout se vaut. Les passions tristes — haine, peur, colère, mensonge, violence — sont des obstacles à la connaissance de soi, et donc au bonheur.

Pour Spinoza, la seule liberté qui existe est celle qui consiste à comprendre la nature et s’y conformer. Mais ce rejet du libre arbitre soulève une contradiction, car s’il est possible à l’homme d’aller dans le sens de la nature, c’est qu’il peut aussi s’en éloigner.

« Chaque nation a toujours voulu faire croire qu’elle est plus chère à Dieu que toutes les autres, que Dieu a tout créé pour elle, et qu’il dirige tout vers cet unique dessein. Voilà l’excès d’arrogance où la stupidité du vulgaire s’est portée. Dans la grossièreté de ses idées touchant Dieu et la Nature, il confond la volonté de Dieu avec les désirs des hommes, et se représente la Nature si bornée que l’homme en serait la partie principale.[4] »

Spinoza ne s’en prend pas tant aux textes sacrés qu’à l’usage qu’en font les autorités religieuses. « Ce qu’on nous présente comme la parole de Dieu, ce sont le plus souvent d’absurdes chimères, et sous le faux prétexte d’un zèle religieux, on ne cherche qu’à imposer à autrui ses propres sentiments. Cela a toujours été le grand souci des théologiens : extorquer aux livres saints la confirmation de leurs rêveries, afin de les revêtir de l’autorité de Dieu. [5]   Après avoir lu et rencontré des kabbalistes, je déclare que la folie de ces charlatans est inimaginable.[6] »

Spinoza est l’un des premiers penseurs à avoir imaginé une cité où la religion serait séparée de l’État et la liberté de conscience garantie. « La liberté de la pensée est absolument nécessaire au développement des sciences et des arts, lesquels ne sont cultivés avec succès et bonheur que par des hommes jouissant de toute la liberté et de toute la plénitude de leur esprit. [7]»

Spinoza défend la démocratie comme rempart contre l’ingérence de l’État dans la vie privée. Il estime que l’autorité politique ne doit pas régenter la pensée des citoyens. « Vouloir tout régenter par des lois, c’est rendre les hommes mauvais. La fin dernière de l’État n’est pas de dominer les hommes, de les retenir par la crainte, ou de les soumettre à la volonté d’autrui, mais, au contraire, de permettre à chacun de vivre en sécurité, c’est-à-dire de conserver intact le droit naturel qu’il a de vivre sans dommage, ni pour lui, ni pour autrui. [8]»

«  Personne ne peut renoncer à ses droits naturels ni à sa faculté de raisonner librement.  » Nul ne peut y être contraint. C’est pourquoi un gouvernement qui entend étendre son autorité jusque sur les esprits est tenu pour violent. Le souverain commet une injustice envers ses sujets lorsqu’il prétend leur dicter ce qu’ils doivent tenir pour vrai ou faux, ou leur imposer certaines croyances pour satisfaire au culte de Dieu.  »

 « La volonté de Dieu est l’asile de l’ignorance [9] ». Spinoza est un lecteur attentif du Guide des égarés de Maïmonide. S’il diverge de lui sur de nombreux points, il partage son rejet de la superstition, de l’anthropomorphisme et de l’idolâtrie. « Dès que les hommes sont témoins d’un phénomène extraordinaire, ils y voient un prodige annonciateur du courroux divin. Ils veulent que la nature elle-même s’associe à leur délire. Féconds en fictions, ils interprètent tout de mille façons merveilleuses. Les plus enclins à la superstition sont ceux qui désirent avec excès des biens incertains. Dès qu’un danger les menace, incapables de se secourir eux-mêmes, ils implorent Dieu par des prières et des larmes. La raison, ils la disent aveugle ; la sagesse humaine, inutile ; mais les délires de l’imagination, les songes, les inepties et les puérilités leur apparaissent comme des réponses divines.[10] »

Spinoza récuse les lectures de la Bible qui ignorent le contexte historique. Il revendique le droit de la soumettre à l’analyse critique, de signaler ses contradictions chronologiques, géographiques ou factuelles. « Ceux qui considèrent la Bible comme une lettre venue du ciel, directement rédigée par Dieu, s’écrieront sans doute que j’ai blasphémé contre l’Esprit-Saint, moi qui affirme que cette Parole est fragmentaire, altérée, pleine de contradictions, et que le texte original du pacte entre Dieu et les Juifs a disparu[11].   Les premiers Juifs reçurent leur religion par écrit, sous forme de lois, car ils étaient alors traités comme des enfants.[12] »

    Je me suis souvent étonné de voir des hommes qui professent la religion chrétienne   religion d’amour, de paix, de bonheur, de tempérance, de fidélité  — se combattre avec une telle violence, et se poursuivre d’une haine si farouche, que leur religion semble se définir davantage par ces traits que par ceux qu’ils revendiquent   »

« Les choses en sont venues au point qu’on ne distingue plus un chrétien d’un Turc, d’un Juif ou d’un païen que par l’apparence extérieure, la synagogue ou l’église qu’il fréquente, ou encore les opinions qu’il professe. Mais dans la conduite de la vie, je ne vois entre eux aucune différence.[13] »

Spinoza est parfois présenté comme un sioniste avant l’heure. Il estimait que les Juifs avaient tort de se résigner à l’exil en attendant le Messie, au lieu de chercher à restaurer une existence nationale. « Si l’esprit de leur religion n’efféminait leurs âmes, je suis convaincu qu’une occasion favorable venue à se présenter, les Juifs pourraient — tant les choses humaines sont changeantes — reconstituer leur État. [14]»

 « Rien n’arrive dans la nature qui ne résulte de ses lois, lesquelles englobent tout ce que l’intellect divin peut concevoir ; et comme la nature garde éternellement un ordre fixe et immuable, il s’ensuit que ce qu’on nomme “miracle” ne signifie rien d’autre qu’un phénomène dont la cause naturelle échappe à notre compréhension [15].  Un miracle, entendu comme un événement contraire à la nature ou situé au-dessus d’elle, est une absurdité. Il faut voir dans les miracles des Écritures des phénomènes naturels qui excèdent ou semblent excéder la compréhension humaine. [16]»

« Les décrets et ordres de Dieu ne sont rien d’autre que l’ordre de la nature. Dire qu’une chose est faite par la volonté de Dieu signifie seulement qu’elle s’est accomplie selon les lois naturelles, et non que la nature se serait interrompue pour faire place à Dieu.[17] »

 « Quant aux paroles du Décalogue, certains Juifs pensent que Dieu ne les prononça pas effectivement, mais qu’un vacarme confus s’éleva duquel le peuple conçut les lois par la seule force de son esprit.[18] » Il s’agit peut-être d’une allusion au Guide des égarés de Maïmonide, qui affirme que le peuple n’entendit au Sinaï qu’un son prolongé, sans parole intelligible.

 « Dans le récit de la mort de Moïse, on lit non seulement son décès, son ensevelissement, et le deuil des Hébreux, mais aussi cette affirmation : “Il ne s’est plus levé en Israël de prophète comme Moïse, que l’Éternel connût face à face.»

Or Moïse ne pouvait se donner lui-même un tel témoignage. Il ne peut non plus venir d’un auteur immédiatement postérieur, car il suppose une longue rétrospective historique. De même, quand il est question de sa sépulture, le texte dit  : «  nul ne sait où il a été enterré jusqu’à ce jour  », ce qui implique un recul temporel considérable.

 « Je sais que, sur le fond, je suis en accord avec les philosophes. Quant aux autres, je ne chercherai pas à les convaincre. Je n’ai aucun espoir de leur plaire. Je sais combien les préjugés inculqués par la religion sont enracinés. Je sais qu’il est impossible de délivrer le vulgaire de la superstition et de la peur. Je sais enfin que sa constance n’est que de l’entêtement, et que ce ne sont pas la raison, mais les passions, qui guident ses jugements. [19]»

[1] Les Sages dont les opinions sont rapportées dans la Mishna. L’ère tannaïtique s’étend de 520 avant notre ère jusqu’au deuxième siècle.

[2] Éthique, Partie III, Scolie de la Proposition 2

[3] Traité théologico-politique, Chapitre VI.

[4] Traité théologico-politique, Chapitre III.

[5] Traité théologico-politique/Chapitre 7

[6] https://fr.wikisource.org/wiki/Trait%C3%A9_th%C3%A9ologico-politique/Chapitre_9

[7] Traité théologico-politique, Chapitre XX.

[8] Traité théologico-politique, Chapitre XX.

[9] Éthique, Partie I, Appendice

[10] Traité théologico-politique, Préface.

[11] Traité théologico-politique, Chapitre XII.

[12] Traité théologico-politique, Chapitre VII.

[13] Traité théologico-politique, Préface

[14] Traité théologico-politique, Chapitre III.

[15] Traité théologico-politique, Chapitre VI.

[16] Ibid

 [18]Traité théologico-politique, Chapitre I.

[19] Traité théologico-politique, Chapitre XX.

À la recherche de Proust

Marcel Proust est un écrivain français mort en 1922 à l’âge de 51 ans. Son œuvre principale, À la recherche du temps perdu, est un roman-fleuve en sept tomes et environ 2 500 pages. Le narrateur, double fictionnel de l’auteur, y explore les rapports complexes entre l’art, la mémoire et le temps.

Proust était juif par sa mère, Jeanne Weil, issue de la grande bourgeoisie israélite du XIXe siècle. Bien qu’il ait été baptisé et élevé dans un cadre catholique, il manifesta à plusieurs reprises sa solidarité avec la communauté juive. Il fut l’un des premiers intellectuels à s’élever publiquement contre la condamnation du capitaine Dreyfus, et affirma à cette occasion un soutien clair au sionisme.

Dans la Recherche, la représentation des Juifs est ambivalente. Certains passages ont été taxés d’antisémitisme, mais il s’agit en réalité du regard du narrateur, qui témoigne d’un constat d’échec de l’assimilation. Malgré l’Emancipation, les Juifs demeurent perçus par une partie de la société comme des étrangers.

L’exemple le plus frappant de ce malaise est celui d’Albert Bloch, camarade du narrateur, qui s’efforce de nier ses origines pour se faire admettre dans la haute société. Un jour, sur la plage mondaine de Balbec (inspirée de Cabourg), le narrateur entend des propos virulents contre la « prolifération » des Juifs. À sa grande stupeur, l’orateur antisémite n’est autre que Bloch lui-même. Cette scène absurde illustre le rejet intériorisé et la violence du désir d’intégration.

Le personnage du baron de Charlus incarne quant à lui la décadence de l’aristocratie : homosexuel, paranoïaque, narcissique, il se veut au-dessus de l’Affaire Dreyfus, mais exprime tout de même, dans un langage feutré, une vision radicalement excluante : « Dreyfus aurait trahi la Judée, mais qu’a-t-il à voir avec la France ? » — formulation cynique d’un rejet fondamental.

La Recherche se déroule dans la haute bourgeoisie et l’aristocratie de la Belle Époque, depuis leur apogée jusqu’à leur déclin. Elle constitue une vaste fresque de mœurs, où défilent quelque deux cents personnages, offrant aux sociologues, psychologues et historiens une mine inépuisable. À l’instar de La Comédie humaine de Balzac, des Misérables de Victor Hugo ou des Rougon-Macquart de Zola, l’œuvre de Proust saisit un monde en mutation.

Mais ce n’est pas la peinture sociale, ni la biographie de l’auteur, ni même les péripéties de l’intrigue — quasi absente — qui importent. Ce que Proust dit de l’amour, de la jalousie, de l’homosexualité, de l’antisémitisme, de l’art ou du snobisme, n’est jamais qu’un décor, un prétexte à une méditation plus profonde. La Recherche n’est pas un roman à thèse, ni une critique morale ; Proust n’est pas un moraliste, mais un explorateur de la conscience.

Il n’y a pas de suspense, pas d’événements épiques : seulement des scènes de vie, parfois d’une grande banalité apparente, mais traversées par l’acuité du regard. Les portraits sont souvent impitoyables, empreints de cruauté ou de dérision. Certaines scènes frôlent la satire, comme si l’auteur réglait ses comptes avec ses contemporains.

Ce que Proust cherche, ce ne sont pas les souvenirs eux-mêmes, mais le mécanisme intime par lequel ils ressurgissent, souvent de façon involontaire, au fil du temps. Le véritable personnage de la Recherche, c’est le Temps — non pas le temps chronologique, mais le temps vécu, intériorisé. « Une heure n’est pas qu’une heure », écrit Proust, « c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats ». Ce temps n’est jamais vide : il est toujours conscience de quelque chose.

L’œuvre est un voyage dans la vie intérieure, une expédition dans les méandres de la mémoire. Proust nous y convie comme un explorateur qui, partant d’un filet d’eau, suit les ruisseaux et les fleuves jusqu’à la mer — pour comprendre, au terme du voyage, de quoi la mer est faite. La mémoire est un magma de réminiscences, un matériau brut qu’il s’agit de sculpter.

Un souvenir peut nous bouleverser, mais il ne prend sens que rétrospectivement. Parfois, une sensation présente réveille un souvenir ancien et abolit, l’espace d’un instant, la linéarité du temps. Cette fusion, cette catharsis, est l’expérience artistique par excellence : celle du temps suspendu. Les longues phrases de Proust — parfois jugées interminables, logorrhéiques — reproduisent cette mécanique intérieure, cette pensée associative et digressive qui est celle de la conscience elle-même.

Proust ne décrit pas le réel, mais le rapport que nous entretenons avec lui. D’où le style impressionniste de l’écriture : digressions, incises, métaphores filées, virgules, tirets, points-virgules… Tout cela concourt à une esthétique du détail, à rebours du réalisme littéraire qui prétend restituer la surface du monde.

Une littérature qui se contente de nommer les choses — « le mauvais temps », « une guerre », « un jardin en fleurs » — est une littérature appauvrissante, car elle interrompt la circulation entre le moi, le passé et l’avenir. Le style n’est pas un ornement, mais une condition d’accès à une réalité intérieure que nous risquerions de ne jamais connaître.

Ce moi intérieur, que chacun porte en soi, est inaccessible aux autres par le langage ordinaire. Toute communication fondée sur le « domaine public de la connaissance » — pour reprendre une expression de Yeshayahou Leibowitz — repose sur des codes partagés, sur des conventions. Deux médecins peuvent dialoguer parce qu’ils s’accordent sur des définitions, un langage épistémologiquement fondé. Mais notre moi intime appartient au « domaine privé de la connaissance », inaccessible aux autres.

C’est là que l’art intervient. Car seul l’art permet d’atteindre cette part de nous-mêmes que nous ne connaissons pas encore. « Le véritable livre, dit Proust, existe déjà en chacun de nous. Le devoir de l’écrivain est de le traduire. » L’art nous libère de notre isolement, nous ouvre à d’autres mondes. Grâce à lui, nous découvrons ce que voient les autres — des mondes aussi différents que ceux de Rembrandt ou de Vermeer, dont la lumière continue de nous parvenir longtemps après leur mort.

L’amour, dans la Recherche, est indissociable de la jalousie. Le narrateur confesse que sa relation avec Albertine oscillait entre ennui et souffrance. Il retrouve ici la définition socratique de l’amour comme désir de ce qu’on ne possède pas (Le Banquet). Les hommes de la Recherche n’aiment que celles qui leur échappent, et leur obsession est moins l’amour que la possession.

Toutes les passions amoureuses finissent dans le mensonge, l’habitude ou l’indifférence. Le personnage de Charles Swann illustre ce paradoxe : éperdument amoureux d’Odette de Crécy — une femme vénale et frivole qui ne lui correspond en rien —, il souffre intensément… avant de s’éveiller brutalement : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie […] pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » Mais au tome suivant, on découvre qu’il l’a épousée. Elle est devenue une épouse fade et sans mystère.

La sexualité dans la Recherche est marquée par le trouble, la transgression, le mensonge. L’amour-passion n’existe pas. Ce que Proust décrit, ce sont les illusions, les emballements passagers, les souvenirs embellis. L’amour véritable, s’il existe, est ailleurs.

À la fin de La Recherche, dans Le Temps retrouvé, le narrateur comprend le sens de sa quête. Lors d’une soirée mondaine, il reconnaît à peine ses anciens amis, vieillissants et décharnés. Il comprend que le temps n’existe qu’au passé, que seule la mémoire le conserve — et que sa vocation est d’écrire, pour retrouver le temps perdu.

Qu’est ce que l’Art ?

Une amie m’a proposé d’engager avec elle une réflexion sur l’art. Je me suis prêté à l’exercice, commençant par scruter des œuvres de toutes sortes avec la minutie d’un entomologiste, espérant y découvrir quelque clé. Mais aucune réponse ne s’est imposée à moi. Peu à peu, je me suis convaincu que la réponse ne devait pas être cherchée dans l’art lui-même, mais dans l’homme.

Prenons l’exemple d’une fleur. Si l’on demande à deux personnes ce qu’elles voient, toutes deux répondront qu’il s’agit d’une fleur : elles partagent les conventions de langage qui président à la nomination des choses. Mais si l’on les interroge sur ce qu’elles ressentent devant cette fleur, ou sur sa beauté, il n’existe aucun moyen de prédire leurs réponses. L’une pourrait trouver la fleur belle parce qu’elle l’associe à un souvenir heureux ; l’autre, simplement parce que sa couleur lui plaît sans qu’elle sache dire pourquoi. Elles pourraient tout aussi bien la juger laide. Ce qui semble n’être qu’une impression immédiate convoque en réalité la trame entière d’une vie, mobilisant des souvenirs enfouis, des émotions diffuses, des fragments d’existence.

Ainsi, nous pouvons nous entendre sur la nature du réel par l’entremise du savoir, mais non sur l’alchimie intime de l’imaginaire, qui, dans le secret de la conscience, métamorphose ce réel en expérience singulière.

La Nature est insensée. Elle existe sans but ni finalité, indifférente à elle-même. Seul l’homme, par la médiation de son esprit, transcende cette absence de sens en y projetant ses questions, ses angoisses, ses élans. Là où la nature demeure muette, l’homme parle, interroge, crée. La matrice de l’art n’est donc pas la Nature : c’est la vie intérieure de l’homme. L’art ne reproduit pas le monde : il en est l’interprétation. Même les œuvres qui prétendent imiter le réel ne font en vérité que le traduire à travers la sensibilité d’un regard singulier.

À partir d’une même réalité, deux peintres ne réaliseront jamais le même tableau, deux poètes n’écriront jamais les mêmes vers, deux musiciens ne composeront jamais la même mélodie. L’art n’est pas la copie du monde ; il est la projection d’une conscience sur le monde. L’homme dispose pour cela d’un langage, entendu au sens large : tout ce qui lui permet de rendre sa pensée intelligible — formes, sons, mots, gestes. L’art est ce langage transfiguré par la subjectivité, cette capacité de dire non pas ce qui est, mais ce que l’on voit, ce que l’on ressent, ce que l’on devine au-delà du visible. Il est en ce sens à la fois universel — car chacun peut reconnaître un chant, un tableau, un poème comme porteur d’une émotion humaine — et singulier, parce qu’il n’existe qu’à travers la sensibilité unique de celui qui l’a créé.

Chaque être humain est irréductiblement unique, et la manière dont il formule le monde l’est tout autant. Il n’y a pas de regard neutre, pas d’œuvre anonyme. L’art est toujours l’émanation d’une conscience particulière, enracinée dans une histoire, une mémoire, une tonalité d’âme. Chacun est donc, en puissance, un artiste. Ce qui différencie les uns des autres n’est pas une essence mystérieuse, mais une question de degré : de sensibilité, d’acuité, de capacité à donner forme à l’invisible. En d’autres termes : une question de talent. Le talent est cette aptitude à rendre communicable ce qui, sans lui, demeurerait muet dans le secret de la conscience. C’est ce qui permet à l’univers intérieur d’accéder à l’existence partagée, à devenir visible, audible, lisible.

Si l’art est l’expression de la vie intérieure, il ne résulte pas uniquement de la conscience claire. Il plonge aussi ses racines dans les couches obscures de l’âme, là où les souvenirs enfouis, les désirs inavoués, les blessures anciennes tissent leur toile secrète. L’artiste est souvent celui qui, sans toujours le savoir, laisse affleurer à la surface du langage ce qui, en lui, échappe à la maîtrise rationnelle. Sous la forme d’une image, d’une sonorité ou d’un geste, quelque chose parle qui ne saurait être entièrement contrôlé. C’est pourquoi l’art touche parfois si profondément : il fait résonner en nous des régions que notre propre conscience n’éclaire pas toujours. L’œuvre d’art est à la fois un acte de lucidité et un appel venu de l’obscur. Dans cette rencontre entre le conscient et l’inconscient réside une part essentielle de la puissance créatrice. L’art n’est pas seulement construction : il est aussi jaillissement, irruption, surgissement de ce qui, sans lui, demeurerait inarticulé.

Loin d’être simple ornement ou divertissement, l’art peut être conçu comme une forme de vérité. Non pas vérité objective, universelle, vérifiable selon les critères de la science, mais vérité singulière, située, incarnée. À travers la peinture, la musique, la poésie, c’est un regard sur le monde qui se déploie, une manière d’être au monde qui se donne à voir. Chaque œuvre est un dévoilement partiel et fragile, mais précieux, de la complexité de l’expérience humaine. Le peintre ne montre pas seulement un paysage ; il révèle la manière dont ce paysage est vécu intérieurement. Le poète ne décrit pas seulement un sentiment ; il en explore l’architecture cachée, il en fait apparaître la forme invisible. En ce sens, l’art n’est pas une évasion hors du réel, mais une intensification du réel. Il fait apparaître ce qui, dans l’expérience ordinaire, demeure souvent latent, éclipsé, silencieux. Il est, à sa manière, une quête du vrai.

L’art est aussi une manifestation de la liberté intérieure. Créer, c’est affirmer sa capacité à se détacher des déterminismes extérieurs, à ne pas se laisser réduire aux nécessités du monde matériel ou aux automatismes sociaux. L’artiste véritable n’imite pas ce qui existe : il propose une interprétation, un déplacement, parfois une subversion. Là où la nature impose ses lois et ses cycles, là où la société impose ses normes et ses contraintes, l’art offre un espace où l’esprit humain affirme sa souveraineté. Dans chaque œuvre, même la plus modeste, il y a un acte de résistance silencieuse contre l’assignation passive au réel. L’artiste est celui qui, face au donné, ose poser une alternative sensible, un autre possible. C’est pourquoi l’art est inséparable de la liberté : non pas nécessairement la liberté sociale ou politique, mais la liberté intérieure, cette capacité irréductible à dire « je vois autrement ».

Si l’art est langage, il n’est pas un langage univoque. Il parle par symboles, par images, par évocations. Il ne se contente pas de désigner : il suggère, il appelle, il laisse ouverts des chemins multiples d’interprétation. Le symbole est au cœur de toute création authentique. Il n’enferme pas le sens, il l’ouvre. Il offre à chacun la possibilité d’y projeter sa propre expérience, ses propres résonances secrètes. Ainsi, un même tableau, un même poème, une même mélodie, pourront susciter des émotions différentes selon celui qui les reçoit. L’œuvre d’art est un carrefour où se rencontrent la sensibilité du créateur et celle du spectateur, du lecteur, de l’auditeur. En cela, l’art est à la fois personnel et universel : personnel dans son geste créateur, universel dans son pouvoir d’évoquer, de convoquer l’expérience humaine dans toute sa diversité.

Notre époque inaugure une ère nouvelle : celle où la technique numérique pénètre chaque aspect de la création artistique. La musique, la peinture, la littérature, le cinéma, la sculpture même — toutes les formes traditionnelles s’hybrident aujourd’hui avec les outils de l’intelligence artificielle, de la simulation, de l’automatisation. D’aucuns y voient une menace : celle de l’uniformisation, de la reproduction sans âme, de l’extinction du geste humain singulier. D’autres y perçoivent une opportunité : celle d’explorer des formes inédites, d’élargir l’espace du possible, d’accéder à des territoires d’expression jusque-là inaccessibles. Mais une chose demeure certaine : quelle que soit la sophistication des outils, l’essence de l’art réside ailleurs — dans l’irréductible singularité de la conscience humaine. Un algorithme peut imiter des styles, combiner des formes, multiplier des variations. Mais il ne peut pas désirer, souffrir, se souvenir, espérer : il ne peut pas transfigurer le monde de l’intérieur. L’art véritable restera toujours le témoignage d’une intériorité. Peu importe donc l’évolution des moyens techniques : la vocation de l’art ne pourra jamais être déléguée.

L’homme est un être de mémoire, de désir et de rêve. Il porte en lui un monde invisible que nul autre ne peut entièrement saisir. L’art est le lieu où ce monde s’extériorise, se partage, se transmet. À travers l’art, l’homme ne se contente pas d’habiter l’univers : il y inscrit la trace de son passage, la marque de son regard, la mémoire de sa présence. Il refuse l’effacement dans l’indifférence du cosmos. Il affirme, silencieusement mais obstinément, que chaque conscience compte, que chaque expérience mérite d’être dite. Dans un monde parfois tenté par la standardisation, l’art est plus que jamais le rappel de l’infini de l’humain.

Créer, c’est demeurer libre. Créer, c’est demeurer vivant.

Le Pape François, Israël et préjugé chrétien

La haine des Juifs n’est pas née avec les idéologies modernes ; elle plonge ses racines dans une vision du monde élaborée au sein même du christianisme. Si les Églises d’aujourd’hui condamnent l’antisémitisme, elles peinent à se libérer de certains réflexes. La difficulté persistante de nombreux responsables chrétiens à reconnaître la légitimité morale d’Israël en témoigne. Cette résistance n’est pas seulement politique : elle est enracinée dans une tradition théologique profondément ancrée.

Comprendre cette gêne, c’est revenir à l’un de ses fondements les plus puissants : la doctrine augustinienne de l’humiliation du peuple juif. C’est comprendre pourquoi, même sous le pontificat du pape François, l’État juif continuait d’être perçu à travers une grille de lecture héritée du passé.

Dans La Cité de Dieu, saint Augustin développe une conception singulière du destin du peuple juif. Il affirme que l’existence des Juifs doit demeurer marquée par l’abaissement, car ils sont les témoins malgré eux de la vérité chrétienne. Leur misère, leur dispersion et leur subordination dans le monde sont les signes visibles de leur rejet du Christ.

Cette position justifie théologiquement un état permanent d’infériorisation. Augustin ne pense pas la situation des Juifs comme une injustice temporaire, mais comme une nécessité théologique. Dans cette vision, le peuple juif est condamné à n’exister que comme l’image inversée du christianisme triomphant, preuve vivante de sa victoire spirituelle et de sa supériorité.

Ce schéma s’impose dans toute la chrétienté médiévale. Les Juifs sont assignés à une marginalité statutaire : port de signes distinctifs, interdiction d’exercer certains métiers, confinement dans des quartiers spécifiques. Chaque mesure vise à rappeler leur faute originelle et leur condition inférieure. Cette théologie de l’humiliation a nourri une culture durable de suspicion, de mépris et de haine à leur égard.

La création de l’État d’Israël en 1948 est venue bouleverser cet imaginaire millénaire. Le peuple juif se constitue en nation souveraine, maître de ses frontières, de son armée et de son histoire. Cette réalité contredit frontalement la figure du Juif errant et humilié que le christianisme avait incorporée à sa mythologie.

L’État d’Israël incarne une affirmation politique, militaire et culturelle de la vitalité juive. Il est, par son existence même, un refus radical de l’abaissement comme condition existentielle. Cette souveraineté heurte l’inconscient collectif chrétien, façonné par des siècles de théologie augustinienne. Elle remet en cause une organisation mentale dans laquelle le peuple juif n’existe que comme témoin de sa propre défaite spirituelle.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la réticence, même dans les milieux ecclésiaux les plus modernes et progressistes, à reconnaître pleinement la légitimité d’Israël. La question n’est pas seulement diplomatique : elle engage une structure mentale ancienne, qui oppose inconsciemment l’idée même de souveraineté juive au récit théologique fondateur du christianisme.

Le pape François avait incarné cette tension. Il avait adopté vis-à-vis d’Israël une attitude d’apparente neutralité, mais en réalité profondément biaisée. Il multipliait les gestes de soutien envers les Palestiniens, accueillait leurs doléances, plaidait pour une solution à deux États — autant d’initiatives qui, prises isolément, pouvaient sembler équilibrées. Mais elles s’inscrivaient dans un cadre général où Israël était sans cesse renvoyé dos à dos avec ses ennemis, comme si l’agresseur et l’agressé étaient moralement équivalents.

Cette posture masquait un déséquilibre structurel. Elle tendait à placer sur un même plan une démocratie assiégée, respectueuse des droits fondamentaux, et des organisations transnationales qui niaient son droit même à exister. Elle occultait la nature asymétrique du conflit. Le pape François, en appelant sans cesse au dialogue et à la paix sans désigner les responsabilités des agressions subies par Israël, reconduisait une vieille habitude chrétienne : exiger de l’État juif une exemplarité morale qu’on ne demandait pas à ses adversaires.

Il ne s’agit pas ici de nier la complexité du conflit israélo-palestinien, ni de sanctifier Israël. Mais de constater que le traitement réservé à l’État juif, dans la diplomatie vaticane, restait marqué par une grille de lecture historique où la souveraineté juive dérangeait parce qu’elle contredisait un imaginaire théologique.

La reconnaissance pleine et entière d’Israël par les consciences chrétiennes suppose bien davantage qu’une adaptation diplomatique. Elle exige une révolution théologique : admettre que le peuple juif n’est pas voué à l’humiliation éternelle, qu’il a sa place légitime dans l’histoire humaine, qu’il n’est pas un peuple déchu mais un peuple vivant.

Un véritable dépassement du paradigme augustinien impliquerait de reconnaître que la souveraineté juive est non seulement légitime, mais souhaitable ; que la dignité du judaïsme n’est pas inférieure à celle du christianisme ; que le droit du peuple juif à exister ne se fonde pas sur sa souffrance historique, mais sur sa vitalité intrinsèque.

Dans cette perspective, l’État d’Israël n’est pas un problème à résoudre pour le Vatican, mais un événement à accueillir. Sa renaissance invite à repenser radicalement le rapport au judaïsme, à le libérer du fardeau des siècles d’humiliation théorisée par Augustin.

Tant que cette révolution morale n’aura pas été pleinement intériorisée par les Églises, tant que l’État juif sera vu comme une anomalie gênante plutôt que comme un fait moral et historique positif, les gestes de fraternité resteront insignifiants — parce qu’inopérants, parce qu’hypocrites.

La renaissance d’Israël ne constitue pas seulement une donnée géopolitique ; elle est un fait spirituel et historique qui oblige à relire le passé chrétien autrement. Reconnaître pleinement Israël, c’est reconnaître l’échec d’une théologie de l’humiliation qui a longtemps justifié l’infériorisation du peuple juif. Tant que cette reconnaissance ne sera pas assumée sans réserve, la parole fraternelle des Églises demeurera entachée de non-dits et d’ambiguïtés. Le défi lancé par Israël aux héritages chrétiens n’est pas celui d’une conversion impossible : il est celui d’une purification de la mémoire, condition d’une rencontre enfin libérée des chaînes du mépris chrétien.

Hans Jonas et Günther Anders : deux éthiques pour l’ère postnazie

Le XXᵉ siècle a vu naître des horreurs d’une ampleur inédite : guerres mondiales, génocides, menaces nucléaires, industrialisation massive de la mort. Face à cet effondrement moral, deux penseurs juifs allemands ayant fui le nazisme, Hans Jonas (1903-1993) et Günther Anders (1902-1992), ont élaboré des philosophies centrées sur la responsabilité de l’homme moderne[1].

Leurs parcours personnels, marqués par l’exil et la confrontation avec l’inhumain irriguent leur réflexion. Mais si leurs diagnostics convergent sur la gravité des périls engendrés par la modernité technique, leurs réponses éthiques divergent par leur ton, leur structure et leur horizon.

Hans Jonas  forge à travers Le Principe responsabilité (1979) une éthique du futur fondée sur la préservation de la vie. Face au pouvoir technologique illimité de l’homme, il propose un impératif nouveau : agir de manière à ce que les conditions de la vie humaine demeurent possibles sur terre.

Günther Anders quant à lui déploie une critique radicale de la technique moderne, perçue comme une force échappant au contrôle humain. Dans L’Obsolescence de l’homme (1956), il analyse le décalage croissant entre les capacités d’action de l’homme et ses capacités d’imagination morale, rendant l’horreur non seulement possible, mais banale.

À travers une exploration de leurs pensées respectives, de leurs convergences et de leurs divergences, Jonas et Anders offrent des ressources indispensables pour penser la condition humaine après Auschwitz et Hiroshima — et pour affronter les périls de notre présent.

Hans Jonas et Günther Anders furent tous deux disciples directs du philosophe allemand  Martin Heidegger dans les années 1920.  Jonas suivit son enseignement à Marbourg, tandis qu’Anders étudia sous sa direction à Fribourg. Tous deux furent marqués par la phénoménologie heideggérienne, par son appel à revenir à l’expérience originaire, par sa critique du rationalisme abstrait et par sa mise en avant de l’être-au-monde.

Chez Hans Jonas l’influence de Heidegger se manifeste dans l’attention portée à la vie concrète, à l’expérience vécue du monde, et dans l’idée que l’éthique doit naître d’une compréhension existentielle de notre condition. Son concept de responsabilité envers l’avenir porte la trace de cette pensée de l’existence située dans le temps et exposée à l’angoisse.

Chez Günther Anders, l’influence de Heidegger transparaît dans l’analyse du décalage entre l’homme et ses œuvres techniques, dans la dénonciation de la perte d’authenticité et de la domination de l’inauthentique. Son concept de honte prométhéenne est une variation critique sur la perte de maîtrise du Dasein (l’être-là) sur son propre monde.

Tous deux rompent avec Heidegger après son ralliement au national-socialisme en 1933. Cette trahison politique, vécue comme un scandale moral, les conduit à réorienter leur philosophie.  Jonas se tourne vers une éthique de la préservation de la vie, et Anders vers une critique intransigeante de la technique et de l’aveuglement humain.

Ainsi, bien qu’héritiers d’Heidegger par leur formation intellectuelle, Jonas et Anders prennent chacun la responsabilité d’une pensée qui fait face, sans complaisance, aux défis du siècle, là où Heidegger s’était enfermé dans une ontologie déconnectée du réel historique.

Hans Jonas développe dans Le Principe responsabilité une réflexion éthique radicalement nouvelle (cf. Michel Onfray, La pensée postnazie). Pour Jonas, l’éthique classique — Aristote, Kant, les traditions religieuses — est fondée sur la proximité temporelle des actes et de leurs conséquences. La modernité technique a rompu ce lien : nos actions ont désormais des effets différés, cumulatifs, et souvent irréversibles.

La technique donne à l’homme un pouvoir sans précédent sur la nature et sur l’avenir de l’humanité. Face à cette situation, Jonas propose un impératif inédit : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la terre. »

Ce principe impose une extension de la temporalité morale aux générations futures, un élargissement du cercle de la responsabilité et la prudence comme vertu centrale.

Jonas rejette la confiance naïve dans le progrès. La technique ne s’accompagne pas nécessairement d’un progrès moral ; elle exige au contraire une vigilance accrue et une capacité de renoncement. Pour Jonas il est urgent de fonder une éthique qui repose non sur l’intérêt immédiat, mais sur la préservation de l’avenir — condition de la dignité humaine.

Günther Anders propose une critique plus sombre (cf. Michel Onfray, La pensée postnazie). Dans L’Obsolescence de l’homme, il constate le décalage entre ce que l’homme est capable de produire et ce qu’il est capable d’imaginer et d’assumer moralement. Il nomme cela la honte prométhéenne : L’homme se sent inférieur à ses propres produits.

Conséquence: hypertrophie de la capacité technique et atrophie de l’imagination morale. Les horreurs industrielles, comme Hiroshima, deviennent possibles non par sadisme, mais par indifférence. La chaîne technique divise les responsabilités et rend l’effet final invisible. Anders pense que ce n’est pas la mauvaise volonté, mais l’incapacité d’imaginer qui est la cause première du mal. Face à cela il appelle à un sursaut de l’imagination éthique pour prévenir l’irréparable. Son avertissement est tragique : l’homme pourrait se détruire lui-même dans l’insouciance.

Hans Jonas et Günther Anders partagent un constat fondamental : La technique moderne met en péril la survie même de l’humanité. Mais leur attitude diverge.  Jonas conserve l’espoir d’une maîtrise éthique du pouvoir humain, tandis qu’Anders souligne l’irréversibilité d’une dynamique déjà en cours.

Jonas fonde son appel à la responsabilité sur une métaphysique de la vie. Anders critique une dissociation profonde entre action et conscience. Jonas propose de ralentir et de réguler. Anders envisage la nécessité d’une rupture radicale. Leur confrontation révèle toute la difficulté de penser la condition humaine dans un monde où l’homme est devenu capable de sa propre extinction.

Un aspect non négligeable dans l’analyse de Jonas et Anders est leur rapport problématique avec la démocratie (cf. Michel Onfray, La pensée postnazie). Les impératifs de Jonas — réguler la technique au nom des générations futures — nécessiteraient des gouvernements capables de penser au-delà des cycles électoraux. Anders va plus loin, et confronté à l’aveuglement collectif il envisage que l’urgence morale puisse légitimer des actions extralégales. Dans les deux cas, la menace de la fin de l’humanité relativise les formes traditionnelles de souveraineté populaire.

Jonas et Anders agitent explicitement le spectre de l’extinction humaine. Ils pensent l’éthique non plus seulement comme amélioration, mais comme sauvegarde face à l’irréparable. Tous deux, bien que philosophes séculiers, sont profondément marqués par la tradition juive. Jonas propose dans Le concept de Dieu après Auschwitz une théologie du retrait : Dieu se retire pour laisser place à la liberté humaine. Anders incarne la voix prophétique juive par l’exigence de responsabilité individuelle face au mal. Chez l’un comme chez l’autre, le judaïsme est moins religion institutionnelle qu’exigence éthique.

La pertinence de Jonas et d’Anders n’a cessé de croître. Le pouvoir technologique est démultiplié (biotechnologies, IA, climat), le déficit d’imagination morale est aggravé par la vitesse et la complexité du monde.

Le principe de précaution, théorisé par Jonas, inspire désormais certaines législations, mais est insuffisant face à l’ampleur des risques. La nécessité d’imaginer l’impensable, prônée par Anders, est plus actuelle que jamais pour prévenir des catastrophes que nos modes de vie rendent plausibles.

Penser l’éthique au XXIᵉ siècle impose d’articuler la prudence active de Jonas et L’alerte radicale d’Anders. Ils offrent deux visions complémentaires et inconfortables de notre condition.

Jonas appelle à un sursaut de la responsabilité pour préserver l’humanité. Anders alerte sur la dissociation morale qui rend possible l’inimaginable. Tous deux montrent que la grandeur d’une civilisation ne se mesure pas à sa puissance, mais à sa capacité à se restreindre au nom de la vie.

Le défi contemporain n’est pas seulement de continuer à innover, mais de continuer à mériter l’existence même de l’humanité.

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[1] Cette réflexion s’appuie  en grande partie sur l’ouvrage “La pensée postnazie” de Michel Onfray, ainsi que sur la lecture d’œuvres de Hans Jonas et de Günther Anders.

La Princesse de Clèves ou l’inconstance de l’écrit

Ce qui confère à un texte son universalité — qu’il s’agisse de la Bible, du Roi Lear de Shakespeare ou de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette — c’est peut-être la capacité à susciter une infinité d’interprétations sans que celles-ci s’excluent. Chaque époque, chaque culture, chaque lecteur peut en proposer une lecture nouvelle, sans invalider les précédentes. À l’image de la Bible, qui a produit des siècles d’exégèse, ou du théâtre élisabéthain, dont la richesse symbolique autorise sans fin de nouvelles mises en scène, La Princesse de Clèves appartient à cette catégorie d’œuvres où les strates d’interprétation ne se détruisent pas mais s’accumulent. Elles constituent un palimpseste, un corpus autonome qui dépasse de loin l’intention de l’auteur.

À une première lecture, pourtant, l’ouvrage semble peu engageant pour le lecteur contemporain. Les péripéties de La Princesse de Clèves paraissent artificielles ; elles évoquent davantage l’univers codé des contes de fées que celui des passions humaines. Les réactions des personnages — leur loyauté excessive, leur constance irréaliste — obéissent à une convention selon laquelle les individus sont entiers, fixes, prévisibles. Cette fixité rappelle l’esthétique du XVIIe siècle, fondée sur la clarté, la mesure et l’ordre. Selon cette logique, le récit se déroule sans surprise : chaque personnage est prisonnier de son rôle, comme ces types sociaux que Molière croquait dans ses comédies, mais sans le contrepoint du ridicule. Tout semble écrit d’avance, et nul n’échappe à son destin.

Il faut donc se rappeler que nous lisons un texte né il y a plus de trois siècles, à une époque où la littérature servait aussi à édifier. Sinon, la tentation est grande de conclure que l’histoire est mièvre, invraisemblable et naïve, et que l’intérêt qu’elle suscite est avant tout historique : l’étude d’une œuvre qui marqua la naissance du roman psychologique en France.

L’intrigue est d’une simplicité déconcertante : une jeune aristocrate, éduquée dans la rigueur morale par une mère toute-puissante, épouse sans amour le Prince de Clèves. Elle se croit tenue à une fidélité absolue, non seulement en actes mais en pensées. C’est pourquoi, lorsque le Duc de Nemours éveille en elle un sentiment qu’elle réprouve, elle confesse à son mari son inclination secrète. Ce dernier, tout autant par amour sincère que par jalousie pathologique, se consume de douleur et meurt prématurément.

Veuve, la Princesse persiste à refuser les avances du Duc de Nemours. À ses yeux, leur amour serait profané par la banalité d’un mariage mondain, et elle doute, en bonne disciple du pessimisme moral de son époque, de la constance de son amant. Elle choisit l’austérité et la solitude.

Le lecteur moderne, habitué à d’autres représentations du désir — de l’ambiguïté proustienne aux brûlures de Marguerite Duras —, peut difficilement s’identifier à ce tableau figé. Mais une autre lecture est possible, plus corrosive, plus libre : celle d’une Madame de Lafayette ironisant sur les conventions sociales de son temps. Car peut-être, derrière la rigueur affichée de son héroïne, faut-il lire une stratégie de dissimulation.

Imaginons que Madame de Lafayette n’ait pas écrit un éloge de la vertu, mais au contraire une subtile subversion de l’ordre établi. Que la Princesse de Clèves, loin d’être une martyre de la morale, soit une figure de rébellion froide. Une femme lucide sur l’hypocrisie masculine et sur la vacuité des promesses d’amour éternel. Que son aveu à son mari ne soit pas un acte de droiture, mais une manœuvre pour se libérer d’un homme jaloux, possessif, étouffant. Une façon d’accélérer un destin qu’elle déteste, en provoquant une catastrophe libératrice.

Selon cette hypothèse, la Princesse manipulerait son entourage avec un art consommé de la dissimulation, à l’image des héroïnes plus tardives du roman noir du XIXe siècle. Elle bernerait sa mère, son mari, son amant, et conquérirait, sous couvert de vertu, une liberté inédite : celle de vivre seule, hors des contraintes conjugales et mondaines. Non par dévotion à une quelconque ascèse, mais par goût souverain pour l’indépendance.

Dans cette lecture, la Princesse de Clèves n’est pas si éloignée d’autres héroïnes littéraires plus ambiguës. Elle annonce, par certains aspects, Manon Lescaut de l’abbé Prévost, pour qui l’amour n’est jamais détachable d’une stratégie de survie. Mais elle rappelle aussi, par sa froideur calculée, la Madame de Merteuil des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos — autre œuvre en trompe-l’œil, où l’apparente défense des mœurs cache une démolition féroce des idéaux de fidélité et de constance.

La Princesse de Clèves et Manon Lescaut pourraient alors être vues comme les deux faces d’une même médaille : l’une parée des vertus de l’honneur, l’autre de la liberté du désir ; mais toutes deux dessinant, à leur manière, la silhouette d’une femme insoumise à l’ordre des hommes.

Ou, pour le dire plus crûment : deux faces d’une même fesse.

Homo sapiens et nature : la rupture ontologique.

Le progrès technique et la protection du monde naturel répondent à deux logiques distinctes que la modernité tente d’articuler sans parvenir à les concilier. Depuis ses origines, l’humanité a puisé dans son environnement les ressources nécessaires à sa subsistance et à son développement. Le bois, le charbon, les hydrocarbures, puis l’énergie nucléaire : chaque étape de l’histoire énergétique correspond à un élargissement du pouvoir humain sur le monde. Ce processus n’a jamais cessé de s’intensifier ; il s’est simplement adapté à la raréfaction des ressources et aux contraintes imposées par l’épuisement progressif du milieu.

Le progrès technique ne s’est pas contenté d’étendre les capacités humaines ; il a libéré des forces dont les conséquences excèdent souvent les intentions de leurs inventeurs. L’écart entre la puissance d’agir et la capacité d’anticiper les effets est devenu structurel. À ce titre, les initiatives écologiques, bien qu’animées d’une intention réparatrice, ne peuvent qu’intervenir a posteriori, sur un processus qu’elles ne contrôlent pas. L’apparition d’une « industrie verte » illustre ce phénomène d’absorption des contestations par la dynamique même qu’elles entendaient freiner.

L’arrière-plan idéologique de cette évolution est fourni par l’humanisme. L’humanisme place l’homme au centre et valorise son autonomie, son émancipation, sa capacité à s’arracher aux déterminismes naturels. Il consacre une rupture avec l’ordre naturel antérieur. L’homme n’est plus un être parmi d’autres ; il se constitue comme sujet face à un monde devenu objet.

Hans Jonas (Le Principe responsabilité) souligne que l’accroissement du pouvoir humain impose aujourd’hui une responsabilité dont la portée dépasse la sphère des relations humaines : elle concerne l’existence même du vivant sur Terre. Mais cette exigence de prudence est en tension avec le dynamisme interne du progrès technologique, dont l’histoire montre qu’il tend à se poursuivre indépendamment des mises en garde.

Dans cette perspective, le devenir humain apparaît comme la conséquence logique de l’acquisition du savoir. La figure biblique de l’Arbre de la Connaissance peut être relue en ce sens : par l’acte de connaître, l’homme accède à une dimension d’autonomie incompatible avec l’état édénique. La connaissance n’est pas une chute morale, mais une transformation ontologique : elle introduit une asymétrie irréversible entre l’homme et la nature.

À l’échelle cosmique, Homo sapiens pourrait ainsi être interprété comme une forme d’instabilité apparue au sein du vivant : une capacité de détachement, de projection, d’extériorité qui modifie l’équilibre du monde naturel. Cette évolution n’obéit à aucun dessein préalable ; elle est l’un des prolongements possibles d’un processus évolutif sans finalité intrinsèque.

De ce point de vue, la situation contemporaine n’apparaît ni comme une faute, ni comme une fatalité, mais comme une configuration historique particulière : celle d’une espèce ayant atteint un degré de maîtrise du monde tel qu’elle en vient à interroger les conditions mêmes de sa permanence.

Michel Onfray et le gauchisme culturel.

Cet article est une représentation aussi consciencieuse que possible du gauchisme culturel tel que décrit par Michel Onfray dans plusieurs de ses ouvrages, dont « Théorie de la dictature ».

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Le gauchisme culturel ne désigne pas simplement une frange radicale de la gauche politique. Il renvoie à un basculement idéologique profond, marqué par le passage d’un paradigme matérialiste et social à un paradigme moralisateur et culturel. Il désigne une gauche qui a troqué le combat contre les injustices économiques au profit d’un activisme verbal et symbolique, tourné vers la déconstruction des normes telles que la nation, la religion, la famille, l’autorité, la langue, l’identité sexuelle ou encore la culture nationale.

Là où le marxisme d’antan analysait la société à travers la lutte des classes et les structures de production, le gauchisme culturel se concentre sur les formes d’oppression symbolique qu’exerceraient les normes sociales sur les minorités. Il ne s’agit plus de transformer la réalité sociale, mais de déconstruire les représentations, les récits, les discours.

Cette mutation découle de l’influence de penseurs postmodernes tels que Derrida, Foucault et Deleuze, dont les travaux, exportés aux États-Unis sous l’étiquette de “French Theory”, ont engendré les courants les plus radicaux du féminisme intersectionnel, de l’antiracisme militant et du militantisme LGBT+.

Le gauchisme culturel fonctionne comme une idéologie d’encadrement moral. Il impose des normes langagières, criminalise les opinions divergentes et construit une grille de lecture binaire : d’un côté, le progrès moral ; de l’autre, la réaction haineuse. Toute opposition est aussitôt disqualifiée comme fasciste, raciste ou homophobe. Cette dérive s’apparente à une théologie laïque, qui ne cherche pas à argumenter, mais à convertir, culpabiliser et censurer.

La gauche historique cherchait à élever le peuple. Le gauchisme culturel, lui, le méprise et prétend l’éduquer de force. Il le décrit comme une masse patriarcale, blanche, hétérocentrée, à qui il faudrait apprendre à expier. Là où l’ancienne gauche poursuivait une émancipation collective fondée sur l’égalité sociale, la nouvelle ne produit qu’un moralisme culpabilisateur et une segmentation identitaire.

Ce gauchisme ne s’adresse plus au peuple, mais à une élite intellectuelle, universitaire et médiatique. Il n’a pas d’ancrage dans les réalités sociales. Son objectif n’est pas de transformer le monde, mais de produire un discours moral destiné à valider la supériorité symbolique de ceux qui le tiennent.

Les grandes préoccupations du gauchisme culturel — l’écriture inclusive, la théorie du genre, l’appropriation culturelle, la dénonciation du “privilège blanc” — concernent une frange étroite de diplômés urbains, généralement proches des institutions culturelles et universitaires. Ce discours s’accompagne d’une stratégie d’intimidation idéologique, dans laquelle le moindre écart de langage ou de pensée peut entraîner la mise au ban. Cette dérive donne lieu à des situations devenues banales mais révélatrices :

  • L’écriture inclusive est devenue obligatoire dans certaines universités ou collectivités, rendant la langue presque illisible (“toustes les étudiant·e·s sont invité·e·s à participer”) et accentuant la fracture entre les classes populaires et le langage du pouvoir symbolique.

  • Des enseignants ou conférenciers sont empêchés de s’exprimer sur des sujets sensibles (bioéthique, genre, colonialisme), au nom de la “sécurité émotionnelle” de certains publics.

  • On voit des appels à supprimer ou relativiser l’étude d’auteurs classiques comme Platon, Molière ou Shakespeare, jugés trop “blancs”, masculins ou occidentaux.

  • Certaines œuvres sont retirées ou réétiquetées : Autant en emporte le vent diffusé avec avertissement, Tintin au Congo dénoncé comme colonial, des films exclus de festivals pour leur manque supposé d’inclusivité.

  • Dans les programmes scolaires, des courants militants exigent une refonte complète de l’enseignement de l’histoire, accusé de véhiculer un récit colonial et raciste.

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Cette stratégie  s’inscrit dans une logique que Gramsci[1] appelait l’hégémonie culturelle : il ne s’agit plus de conquérir le pouvoir politique par la force, mais de le rendre secondaire, parce qu’on aura déjà gagné les esprits. Le gauchisme culturel mène une “longue marche à travers les institutions” : d’abord l’université, puis l’école, les médias, les réseaux sociaux, la justice, les entreprises. Ce n’est pas une révolution, mais une colonisation symbolique.

[1] Antonio Gramsci, mort en 1937, est un philosophe, écrivain et théoricien politique italien et  membre fondateur du Parti communiste italien.

Musique minimaliste, art mineur ?

Dans ma jeunesse, j’ai pratiqué la guitare classique, m’initiant aux suites pour luth de Bach, ainsi qu’aux transcriptions de ses œuvres pour violon et violoncelle. Ce fut pour moi l’occasion d’acquérir des rudiments de solfège, dont je n’ai conservé que des fragments. Je ne suis donc ni musicologue, ni expert : seulement un mélomane attentif, façonné par des années d’écoute.

Ma culture musicale s’est édifiée au fil de dizaines de milliers d’heures d’immersion dans ce que l’on nomme la musique classique, mais aussi dans les inflexions du folklore et de la liturgie ashkénaze. À l’inverse, la musique populaire m’est restée étrangère. Je la perçois moins comme un art que comme un artisanat sonore, souvent conçu à l’image de tout autre bien de consommation.

Récemment, l’on m’a suggéré de m’aventurer dans les territoires de la musique minimaliste. Après avoir écouté plusieurs œuvres, je n’ai pu qu’admirer l’ingéniosité de ces compositeurs, leur science de l’orchestration, leur sensibilité au timbre et à la couleur sonore. Mais cela m’a donné l’impression d’un monde privé de tension, d’un langage sommaire, d’une musique qui tourne sur elle-même sans jamais creuser dans l’âme. Peut-être cette esthétique vise-t-elle à regagner un public dérouté par l’atonalisme, en renouant avec un mode tonal réduit à son plus simple appareil — hypnotique à force de répétition, mais sans commune mesure avec l’architecture vivante d’une passacaille de Haendel, d’une gavotte de Rameau ou d’une sonate de Domenico Scarlatti.

La trajectoire historique de la musique occidentale dessine une immense fresque : celle d’une complexification toujours plus subtile des structures harmoniques et contrapuntiques, d’un approfondissement du langage sonore, d’une quête inlassable de l’émotion par la forme. Ce processus, porté à son sommet avec Bach, s’est prolongé trois siècles durant. La création musicale contemporaine n’en est que l’écho lointain, la dernière lueur d’une comète qui a jadis embrasé le ciel spirituel de l’Occident.

À cette ascension a succédé une descente : la musique minimaliste en est l’un des symptômes. Elle simplifie ce que la tradition avait complexifié, elle émonde là où l’histoire avait tissé, elle épuise le verbe sonore jusqu’à le réduire à un balbutiement sans souffle. Non pas par incapacité ou par défaut de talent — car le génie n’a pas disparu — mais parce que la civilisation elle-même semble las, inclinant vers l’instantané, préférant l’effet immédiat à l’effort de l’écoute attentive.

Il ne s’agit pas d’innovation, mais d’une capitulation silencieuse. Le minimalisme est moins une esthétique qu’un aveu : celui d’une culture en reflux, d’un monde qui, ayant oublié l’ascèse de la beauté, se contente de ses reflets.

En conclusion, si je me trouvais de passage à l’étranger pour une seule journée et qu’une affiche annonçait un concert de musique minimaliste, je détournerais mon regard sans hésitation. Mais si quelque part l’on jouait la totalité des cantates de Bach, je prolongerais mon séjour, fût-ce au prix de l’imprévu, afin de me souvenir, ne serait-ce qu’un instant, de ce que le mot musique a pu signifier.

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