Pie XII, disciple de Ponce Pilate

Nina Valbousquet, docteure en histoire et professeure à l’École française de Rome[1], s’est plongée dans l’étude du pontificat de Pie XII depuis l’ouverture des archives vaticanes. Après avoir compulsé des milliers de documents, elle livre ce constat sans appel : « Il n’existe aucune preuve solide d’un supposé ordre, ou même d’un encouragement direct de Pie XII protégeant les Juifs contre les persécutions nazies ; il y eut plutôt une sorte de laisser-faire. On ne peut pas attribuer au pape ce que d’autres catholiques ont eu le courage de faire sur le terrain[2]. »

Il ne fait désormais plus de doute que si, d’une main, l’Église a parfois tendu la sienne pour sauver des Juifs, de l’autre, le silence de Pie XII demeure tragiquement cohérent au regard de la théologie qui structurait sa vision du monde. Ce silence ne signifiait pas adhésion aux crimes, mais soumission à une lecture du destin juif comme expression de la volonté divine. Comme Ponce Pilate avant lui, Pie XII se lavait les mains du sang versé par d’autres. Affirmer, haut et clair, la légitimité du peuple juif aurait signifié, dans l’univers chrétien, renier la « théologie de la substitution », colonne vertébrale du dogme.

Selon cette doctrine ancestrale, Israël, jadis élu de Dieu, avait été rejeté pour avoir refusé le Christ. Dès lors, le judaïsme n’était plus qu’une ombre, une préfiguration condamnée, et l’Église chrétienne, seule détentrice du salut, se substituait au peuple d’Israël pour devenir le verus Israel.

Déjà, au IVᵉ siècle, Saint Augustin et Saint Jean Chrysostome avaient jeté les fondations de cette vision tragique. Les Juifs, qualifiés « d’assassins du Christ », furent déclarés peuple déicide — accusation qui ne fut formellement levée que seize siècles plus tard, lors du concile Vatican II en 1965. À l’époque de Pie XII, cette condamnation planait toujours sur le judaïsme, et elle survit encore dans certaines Églises orthodoxes, dans nombre de communautés protestantes, ainsi que chez les catholiques traditionalistes.

Saint Augustin écrivait : « Les Juifs ont cherché à perdre l’âme du Christ, soit comme chef, en le crucifiant, soit comme corps, en persécutant ses disciples après sa mort »[3]. Mais il justifiait la survie du peuple juif, non par compassion, mais parce que leur humiliation publique, la destruction du Temple et leur dispersion attestaient, aux yeux du monde, de leur malédiction. Le christianisme, en son principe même, ne pouvait tolérer leur existence qu’à titre de témoignage vivant de leur abaissement.

Saint Jean Chrysostome, quant à lui, versait dans l’invective la plus brutale : « La synagogue est pire qu’un lupanar ; c’est le repaire des brigands, le temple des démons, la caverne des diables. […] Les Juifs sont justes bons à être massacrés[4]. »

Mille ans plus tard, Martin Luther, l’un des fondateurs du protestantisme, repris ce ton apocalyptique. Dans Des Juifs et de leurs mensonges, il appelait à incendier les synagogues, bannir les rabbins, confisquer leurs biens, et justifiait sans détour leur anéantissement.

Au XXᵉ siècle, Mgr Lefebvre, figure emblématique du traditionalisme catholique, exigeait de Vatican II qu’il préserve la doctrine séculaire : celle de la culpabilité collective des Juifs dans la mort du Christ et de la malédiction éternelle de leur foi.

En 2005, Yad Vashem plaça la photographie de Pie XII dans la galerie des figures de honte, parmi ceux dont l’attitude face aux persécutions juives devrait couvrir leur mémoire d’opprobre.

Denis Charbit, dans Histoire Universelle des Juifs[5], rappelle que pour Pie XII et pour tant d’autres, la Shoah apparaissait comme la confirmation tragique de la doctrine augustinienne : Israël devait expier par la souffrance son rejet du Sauveur crucifié.

Contrairement à une idée répandue, la controverse autour du silence de Pie XII ne naquit pas de la pièce Le Vicaire de Rolf Hochhuth en 1963. Dès les lendemains de la guerre, des voix, au sein même du catholicisme, s’élevaient, indignées.

Paul Claudel, catholique fervent et antisémite repenti, écrivait en décembre 1945 : « Rien n’empêche plus la voix du pape de se faire entendre. […] Les horreurs sans précédent commises par l’Allemagne nazie auraient mérité une protestation solennelle du vicaire du Christ. Nous avons eu beau prêter l’oreille, nous n’avons entendu que de faibles et vagues gémissements. Le sang versé dans l’affreux silence du Vatican étouffe les chrétiens[6]. »

En 1946, Jacques Maritain, philosophe et ambassadeur de France près le Saint-Siège, supplia Pie XII de condamner explicitement l’antisémitisme. Sa requête demeura lettre morte[7].

Il fallut attendre Vatican II pour que l’Église catholique renonce officiellement à la théologie de la substitution, et adopte la doctrine des deux alliances : Dieu n’aurait jamais rompu son pacte avec Israël, et désormais, les deux peuples — juif et chrétien — accédaient au salut par des voies distinctes[8].

Mais comme le souligne Henri Tincq, quarante ans après l’abîme, « Vatican II n’a toujours pas prononcé un mot sur la Shoah et ses victimes[9]. » Ce second silence, lui aussi, n’était pas anodin : il préservait la possibilité de canoniser Pie XII, ce pape qui incarna, par son mutisme, le déni suprême face au mal absolu.


Notes :

[1] Institut de recherche en histoire, archéologie et sciences humaines dépendant du ministère français de l’Enseignement supérieur.

[2] Entretien avec Nina Valbousquet, Historia, juin 2021.

[3] Commentaire du psaume 63.

[4] Jean Chrysostome, Adversus Judaeos, I, 6.

[5] Histoire Universelle des Juifs, ouvrage dirigé par Elie Barnavi.

[6] Patrick Kéchichian, « Le long péché par omission de Pie XII », Le Monde, décembre 2009.

[7] Entretien avec Nina Valbousquet, Historia, juin 2021.

[8] Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9ologie_des_deux_alliances

[9] Henri Tincq, « Entre juifs et catholiques, une paix toujours menacée », Le Monde, 1ᵉʳ novembre 2005.

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