L’Iran et Daniel Barenboïm

Richard Wagner, compositeur allemand du XIXe siècle, a  marqué la musique de son époque et  contribué à son  tournant vers la modernité.

Mais Wagner fut aussi un écrivain, un poète et un essayiste antisémite. Dans son pamphlet Les Juifs dans la Musique, il prônait la « déjudaïsation » de l’Allemagne, affirmant que les Juifs corrompaient la culture européenne. C’est donc tout naturellement qu’Hitler en fit l’un des symboles du Troisième Reich.

En 2001 le chef d’orchestre Daniel Barenboïm se prépare à donner un concert à Tel-Aviv. Dans son programme il prévoit un morceau de Wagner. Mais bien que Wagner figure au répertoire un peu partout au monde, une convention tacite veut qu’en Israël l’on s’abstienne de le jouer en raison de la prégnance de la Shoah dans la mémoire collective.

Confronté à de vives critiques, Barenboïm s’incline et retire le morceau de son  programme.  Mais le jour dit, en fin de concert, au bout de quelques rappels, il prévient le public qu’il jouera Wagner en bis, invitant implicitement ceux que cela pourrait troubler à sortir.  S’ensuivent de violents  accrochages verbaux entre ceux qui se sentent piégés et les librexpressionistes à tous crins. Finalement l’orchestre entonne l’Ouverture de Tristan et Isolde[1] devant une salle aux trois-quarts vide.

Quinze ans plus tard la chancelière d’Allemagne Angela Merkel s’apprête à faire une visite officielle en Iran. Elle invite Barenboïm et l’orchestre d’Etat de Berlin à se joindre à la délégation. Barenboïm accepte sans hésiter. Pourtant il s’agit de diriger un concert à Téhéran – capitale mondiale de l’antisémitisme contemporain – sous bannière allemande – ce qui n’est pas anodin non plus – devant des notables des Gardiens de la Révolution Islamique, dont l’objectif déclaré est de commettre une nouvelle Shoah.

Malheureusement pour Barenboïm, les autorités iraniennes rejettent sa participation aux festivités et lui refusent l’entrée au territoire parce que juif. Mesure incompréhensible et injuste, parce que  non seulement Barenboïm n’a pas choisi d’être juif,  mais cet immense artiste est depuis 2012 citoyen d’honneur de Palestine.

En 1938, lorsque le Premier ministre britannique Neville Chamberlain cède aux exigences d’Hitler à Munich sous couvert d’éviter la guerre, Winston Churchill lui lance « vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre ».

« Vehamévin yavin », dit-on  en hébreu (והמבין יבין). Littéralement :  « et celui qui comprend, comprendra ». Expression talmudique qui consiste à envoyer un message délibérément imprécis, que le lecteur doit chercher à éclaircir pour en saisir le sens profond.

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[1] Opéra de Wagner créé en 1865 au théâtre royal de la Cour de Bavière à Munich.

Gaza ou l’irresponsabilité collective

Après la défaite de l’Allemagne nazie, le pays fut divisé en deux entités placées sous la tutelle des Alliés. Des millions de réfugiés allemands d’Europe de l’Est durent être rapatriés dans une patrie en ruines. Les bombardements massifs des infrastructures militaires et économiques précipitèrent la chute du régime en démoralisant une population affamée et épuisée. L’Allemagne fut démilitarisée, puis occupée pendant plusieurs années, jusqu’à ce que les puissances victorieuses jugent qu’elle pouvait réintégrer le concert des nations en tant que démocratie.

Le nazisme causa la mort de centaines de milliers de civils allemands. Les Alliés, pour vaincre ce régime, refusèrent toute négociation et, après la guerre, s’employèrent à prévenir toute résurgence du mal vaincu, notamment à travers un travail de mémoire rigoureux et une épuration partielle des élites. L’Allemagne dut verser des réparations considérables à des millions de victimes à travers le monde — une charge qui, près de quatre-vingts ans plus tard, continue de peser sur ses finances publiques.

Il importe ici de distinguer responsabilité collective et culpabilité individuelle. Il était moralement légitime d’imputer une part de responsabilité collective à la population allemande de l’époque, sans pour autant accuser chaque individu ni justifier des punitions collectives. Il s’agissait de reconnaître qu’une large part du peuple allemand avait soutenu, au moins passivement, un régime génocidaire tant qu’il lui apportait prospérité et puissance. L’existence d’une résistance intérieure, bien que réelle, ne suffit pas à effacer le constat d’une adhésion majoritaire à une entreprise criminelle et suicidaire.

Hannah Arendt[1], dans ses réflexions sur les crimes du nazisme, souligne que le véritable problème moral ne réside pas tant dans les actes des fanatiques que dans le comportement de ceux qui, sans conviction profonde, se sont alignés par conformisme. Ce qui est peut-être plus effrayant encore, dit-elle, c’est la banalisation de cette collaboration par toutes les couches de la société[2].

Appliqué au massacre du 7 octobre, ce diagnostic conserve toute sa pertinence. Dans la controverse morale entourant les crimes du Hamas, on néglige souvent que l’indignité ne réside pas seulement dans les atrocités commises par l’organisation, mais dans l’adhésion ou la complaisance d’une large part de la population, qui, sans nécessairement en partager tous les fondements idéologiques, a toléré, soutenu et parfois glorifié ses actions. Ce qui glace le sang, c’est la banalisation de cette collaboration à Gaza, à travers toutes les strates de la société.

L’équivalence entre djihadisme et nazisme est manifeste. Dans les deux cas, il s’agit d’idéologies totalitaires, conquérantes, antisémites, aspirant à imposer un ordre mondial fondé sur la violence : l’empire aryen pour les uns, le califat pour les autres. Leur stratégie repose sur la terreur, le génocide, et l’élimination systématique des Juifs. La Shoah, théorisée dans Mein Kampf, trouve son écho dans la guerre sacrée contre les Juifs prônée dans certains versets du Coran et des hadiths, tels qu’interprétés par les courants islamistes radicaux.

Eva Illouz[3] rappelle dans un ouvrage récent[4] la filiation idéologique entre les Frères musulmans et le nazisme. Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans en 1928 — matrice du Hamas — vouait à Hitler une telle admiration qu’il fit traduire Mein Kampf sous le titre Mon Djihad. L’une des affinités profondes entre ces deux idéologies réside dans leur volonté commune d’extermination des Juifs, d’abord au Moyen-Orient, puis dans le monde entier.

Le Hamas s’inscrit pleinement dans cette nébuleuse à la fois religieuse, totalitaire, nationaliste et anti-occidentale. Il en est l’héritier direct et revendiqué. À ce titre, la population de Gaza, qui a porté ce mouvement au pouvoir et partage pour l’essentiel son imaginaire de haine, ne saurait être totalement exonérée de sa responsabilité.

Les Gazaouis ne sont donc pas irréprochables face au déluge de feu qui s’est abattu sur eux après le 7 octobre, de même que les Allemands ne l’étaient face à la riposte des Alliés. Une large majorité des Gazaouis, y compris parmi les femmes et les enfants, nourrit une haine viscérale des Juifs et aspire à leur disparition. De même, la quasi-totalité des Allemands des années 1940 adhérait à l’antisémitisme ambiant et aux ambitions pangermaniques du Troisième Reich.

Le président israélien Isaac Herzog l’a exprimé sans détour lors d’une conférence de presse : « Il existe un État [Gaza] qui a construit une machine du mal à nos portes. C’est toute la nation [de Gaza] qui en est responsable. La rhétorique selon laquelle les civils ne sont ni conscients ni impliqués est un mensonge absolu. »

Denis Charbit[5], intellectuel israélien lucide et attachant, conclut son dernier ouvrage[6] en affirmant : « Je reste un sioniste intranquille. Et je demeurerai tel aussi longtemps que durera la présence militaire israélienne en Cisjordanie, tant que les habitants de Gaza continueront de souffrir. Aussi longtemps que la contestation de la politique israélienne visera implicitement ou explicitement la disparition d’Israël. »

Les Israéliens aspirent à la paix. Certains Palestiniens aussi. Mais tant que les nouveaux nazis ne seront pas mis hors d’état de nuire, les bonnes volontés, les appels au dialogue, les élans de réconciliation se briseront sur la bête immonde.

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[1] Hannah Arendt, politologue, philosophe et journaliste juive allemande (1906-1975).

[2] Questions de philosophie morale, Éditions Payot, 2024.

[3] Eva Illouz, sociologue et universitaire franco-israélienne, directrice d’études à l’EHESS.

[4] Le 8-Octobre : Généalogie d’une haine vertueuse, Gallimard, 2024.

[5] Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’Université ouverte d’Israël.

[6] Israël, l’impossible État normal, Calmann-Lévy, 2024.

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