La question du transhumanisme doit être pensée dans le cadre plus vaste de la lame de fond technologique qui emporte notre époque. Il serait illusoire de l’isoler des autres aspects de cette révolution en cours. Le fait, par exemple, que chaque individu est désormais géolocalisable par son téléphone n’est qu’une étape vers un monde où le concept même d’anonymat ou d’absence disparaîtra. Bientôt, il ne sera même plus nécessaire de s’équiper d’un appareil : la transparence sera totale.
La science est aujourd’hui la seule réalité véritablement universelle, née de l’ingéniosité humaine à l’aube de l’humanité. Nietzsche exprimait du dédain pour la science, précisément parce que l’observation du monde physique est accessible à tout un chacun, échappant au privilège des initiés.
Longtemps, les hommes de science ont cherché à dégager une intention dans la réalité, intégrant savoir et sens dans un même tout. Mais à partir du XVIIᵉ siècle, une conception nouvelle s’est imposée : seules les lois de la nature méritent d’être prises en considération. Le divorce entre science et sens était consommé.
Toute assertion scientifique doit pouvoir être réduite à des données quantitatives. La science diagnostique, confronte les faits entre eux, révèle leurs liens fonctionnels. Elle s’impose à l’homme indépendamment de ses croyances, de ses souhaits ou de ses valeurs. La rigueur scientifique exige d’écarter tout élément subjectif, politique ou téléologique[1]. La science ne dit pas ce qu’il convient de faire ; elle décrit ce qui est.
Confronté à la réalité scientifique, l’homme n’a d’autre choix que d’en prendre acte. S’il découvre que les faits sont incompatibles avec ses valeurs, il doit l’assumer. Le chercheur n’a pas à anticiper les conséquences de ses travaux. On ne peut espérer trouver dans la science une éthique : elle traite du réel, non du bien ou du mal.
L’éthique, à l’inverse, traite de ce qui devrait être. Elle est abstraction, produit de l’esprit humain, sans fondement naturel. Yeshayahu Leibowitz[2] écrivait : « Il n’est jamais nécessaire pour un être humain de faire une chose particulière, quelle que soit la situation où il se trouve. Il peut toujours faire le contraire[3]. » Cette affirmation illustre la liberté ontologique de l’homme : son libre arbitre.
Cette liberté radicale pousse l’homme à s’interroger sur son existence, à chercher un sens à sa vie. Jeté dans le monde, il est semblable à un enfant laissé seul dans un magasin de jouets, libre de saisir ce qu’il veut, mais conscient que la nuit tombera et que tout sera perdu. Cette intuition de la finitude est la source de l’angoisse métaphysique, et paradoxalement, de la créativité.
L’angoisse est salvatrice : elle nous rappelle que, n’ayant pas choisi le monde, nous devons pourtant choisir comment y vivre. Elle nous confronte à la nécessité de faire des choix dans un temps limité. C’est parce que l’homme est mortel qu’il crée. Woody Allen disait : « Je ne veux pas mourir. Je veux vivre éternellement. » Mais s’il était éternel, il n’aurait probablement rien à raconter. C’est aussi pourquoi Adam, dans le récit biblique, ne laisse aucune trace avant de devenir mortel.
La créativité humaine est l’interaction entre l’esprit et la matière sous la pression de la finitude. Dès lors, la question n’est pas ce que le transhumanisme fera de nous, mais ce que nous voulons faire du transhumanisme. Mais quoi que nous décidions, il nous faut nous méfier de tout consensus : nous ne pouvons que construire des compromis.
Le transhumanisme vise à améliorer les capacités physiques et mentales de l’homme, à prolonger la vie, à repousser les limites biologiques, voire à abolir la mort. Mais le progrès scientifique est toujours ambivalent. De la maîtrise du feu au séquençage du génome, aucune découverte n’est éthique en soi, ni intrinsèquement destructrice.
Face à l’imprévisibilité du transhumanisme, certains voudraient instaurer des contrôles internationaux. La tentation existe de confier à une autorité supranationale le pouvoir d’interdire ce qui est jugé dangereux. Mais ce réflexe de peur pourrait produire une technocratie mondiale, abolissant peu à peu les libertés, effaçant les différences culturelles et politiques au profit d’une pensée unique.
La manière dont la pandémie du Coronavirus a été gérée par de nombreux États est un cas d’école : le confinement, la distanciation sociale et le catéchisme sanitaire ont révélé avec quelle rapidité les démocraties peuvent basculer dans des pratiques autoritaires.
Il faut se garder de combattre le mal par le mal. Une gouvernance universelle censée nous protéger serait, en réalité, une tyrannie. Il faut refuser toute régulation mondiale de la recherche scientifique, qu’il s’agisse du transhumanisme, de l’écologie, de la bioéthique, du climat ou de toute autre menace réelle ou supposée. L’enfer a toujours été pavé de bonnes intentions : communisme, fascisme, théocratie, tous les universalismes ont abouti à la même tragédie.
En marge du transhumanisme, persiste une crainte diffuse : celle de machines capables d’émuler la pensée humaine, de produire une conscience artificielle à partir de milliards de milliards de calculs binaires. Mais il y a là une impasse logique. L’homme pourrait doter la machine de tous les mécanismes possibles, jamais de la clé de sa propre liberté. Car l’intention n’est pas déductible de la logique.
Dans ce scénario imaginaire, les machines seraient créditées de droits, protégées de la souffrance, respectées dans leur dignité, soumises à l’impôt sur leurs possessions numériques enregistrées dans la blockchain[6]. Mais cela relèverait moins de la science que de la science-fiction.
Ivan Fiodorovitch, dans Les Frères Karamazov[7], s’interroge sur l’éthique et le libre arbitre. Il conclut que, sans foi en Dieu, le mal finirait par triompher. Mais on peut aussi penser que, même sans transcendance, le bien et le mal coexistent dans le monde des hommes, et que la liberté nous confronte perpétuellement à ce choix.
Le progrès technique accéléré impose la vigilance. Un transhumanisme mal maîtrisé pourrait altérer de manière irréversible la nature humaine. Mais malgré toutes les mutations technologiques, l’homme demeure ce qu’il est depuis Aristote : un être de langage, de désir, et de mort.
Aucune technologie ne saurait neutraliser l’esprit humain, car l’esprit n’appartient pas au monde matériel. Ni les nations, ni l’argent, ni les droits de l’homme, ni la démocratie ne se trouvent dans la nature. Ce sont des créations de l’esprit.
Nous assistons à une mutation de civilisation. Le transhumanisme n’en est qu’un aspect. Comme toute grande révolution, elle porte en elle le pire et le meilleur. Le passage à l’ère industrielle provoqua, lui aussi, des peurs immenses avant d’apporter des progrès tangibles.
En définitive, ce ne sera pas la matière qui transformera l’homme. C’est l’homme, encore et toujours, qui continuera à assujettir la matière — comme il le fit jadis, quand Prométhée vola le feu aux dieux.
Notes :
[1] L’idée que le monde obéit à une finalité.
[2] Yeshayahu Leibowitz : chimiste, médecin, historien de la science, philosophe, érudit du judaïsme et moraliste israélien, considéré comme l’un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne, et l’une de ses personnalités les plus controversées pour ses prises de position radicales sur la morale, la politique et la religion.
[3] Peuple, Terre et État, Paris, Éditions Plon, 1995.
[6] Technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle.
[7] Les Frères Karamazov, dernier roman de Fiodor Dostoïevski.