En 2017, Kobili Traoré, un multirécidiviste au casier judiciaire impressionnant — près d’une vingtaine de condamnations pour violences, trafic de stupéfiants, vols et outrages — tue sa voisine Sarah Halimi, une femme juive de 65 ans, après l’avoir rouée de coups et défenestrée aux cris d’« Allahou Akbar ». Malgré l’extrême violence des faits, leur caractère antisémite et son passé judiciaire, Traoré est déclaré pénalement irresponsable. Les expertises concluent à une « bouffée délirante aiguë ayant aboli son discernement », consécutive à une consommation de cannabis. La Cour de cassation décide qu’il ne sera jamais jugé. L’irresponsabilité est admise sans procès pour un homme connu des services de police et sans antécédent psychiatrique.
Cette décision provoque une onde de choc dans l’opinion, d’autant plus vive que la justice semble entériner l’idée qu’un état mental pathologique déclenché par une consommation de stupéfiants peut suffire à échapper à toute forme de responsabilité.
En octobre 2024, Nicolas Bedos[1] est condamné à un an de prison, dont six mois avec sursis, pour une agression sexuelle commise un an plus tôt lors d’une soirée en boîte de nuit. La plaignante a déclaré qu’il lui avait touché le sexe par-dessus son jean alors qu’il était en état d’ivresse extrême. Bedos est jugé responsable de ses actes. Son état d’ébriété, bien qu’avéré et qualifié d’« extrême », n’est pas retenu comme cause d’abolition du discernement.
Dans un cas, un homme sous l’emprise du cannabis est considéré comme irresponsable après un homicide antisémite atroce ; dans l’autre, un homme ivre-mort est tenu pour responsable d’un acte certes répréhensible mais sans commune mesure avec un meurtre. Ce contraste met en lumière une application à géométrie variable des principes de responsabilité pénale, selon le profil de l’accusé, la nature de la victime et le contexte idéologique.
En 2025, Bedos publie La Soif de honte, où il revient sur sa condamnation, reconnaît les faits, exprime ses remords et interroge sa part d’égarement, de vanité et de culpabilité. Mais il est clair qu’il cherche, à travers ce geste, à recouvrer sa place dans l’industrie du spectacle. Cette démarche est compréhensible du point de vue humain, mais dégradante sur le fond. Au lieu de faire appel et de maintenir sa ligne de défense fondée sur son amnésie en raison de son ébriété, Bedos choisit de se soumettre à la vindicte publique. Il cède à la pression médiatique, qui, dès le départ, a pesé plus lourd que les faits eux-mêmes. Il pose un acte de contrition dans l’espoir de se réintégrer dans un monde où l’aveu public, même arraché, est devenu la condition du pardon social.
Cette capitulation s’inscrit dans une société où s’est installée, aux côtés des tribunaux, une juridiction parallèle : celle de l’opinion, des réseaux sociaux, des plateaux télévisés — où la condamnation est immédiate et sans nuance. Dans cet espace le jugement ne repose ni sur la preuve, ni sur la procédure, mais sur la perception, l’indignation et l’urgence de désigner un coupable. Le procès est remplacé par la confession, le contradictoire par la repentance, et la peine judiciaire par l’exclusion, l’effacement et le bannissement.
Ce modèle de pénitence exige des accusés non pas une défense, mais une adhésion au récit dominant. Tout refus de s’y soumettre est perçu comme circonstance aggravante. C’est pourquoi tant de personnalités mises en cause — acteurs, réalisateurs, intellectuels — finissent par publier leur mea culpa en forme de lettre ouverte, d’essai ou de documentaire. Après le tumulte, un silence ; puis une tentative de retour par l’aveu, le remords et la promesse de rédemption. Mais celle-ci est conditionnée par une humiliation préalable. Elle n’est plus le fruit d’un cheminement intérieur, mais d’un rite de purification publique.
À l’inverse, certaines figures refusent de se plier à ce rituel d’autoflagellation. Woody Allen, accusé de faits prescrits, n’a jamais consenti à entrer dans ce jeu de la confession publique. Il a continué à travailler, à filmer, à s’expliquer avec constance, sans céder à l’obsession contemporaine de l’aveu. Roman Polanski, dont les faits sont plus anciens et les aveux plus ambigus, a lui aussi maintenu une forme de distance avec cette justice de l’émotion, revendiquant le droit à sa vie d’artiste. Mais c’est précisément ce refus d’une soumission morale qui les rend insupportables aux yeux d’une époque qui réclame la pénitence comme préalable à toute réintégration.
Dans cette nouvelle économie symbolique, il ne suffit plus d’être jugé : il faut s’excuser, publiquement, longuement, et en se rabaissant. Toute tentative de nuance, toute défense, tout rappel de la complexité d’un cas sont perçus comme une insulte à la souffrance présumée des victimes. Seul l’aveu public permet de solliciter une forme de réintégration. Le procès n’est plus un moment de vérité, mais un préambule au théâtre du repentir.
La trajectoire de Bedos prend alors tout son sens : en publiant La Soif de honte, il ne cherche pas tant à reconnaître une faute qu’à reconquérir sa légitimité dans un monde où l’adhésion aux dogmes moraux en vigueur est devenue la condition d’existence. Il paie sa dette non pas à la justice, mais à la morale publique. Mais cette dette-là, justement, n’est sans doute jamais vraiment soldée.
***
[1] Dramaturge, metteur en scène, scénariste, réalisateur, acteur et humoriste français.