Marxisme, postmodernisme, même combat

Le marxisme repose sur l’idée que le malheur du monde procède de l’exploitation de l’homme par l’homme — autrement dit, de la domination d’une classe sur une autre. Marx écrit dans Contribution à la critique de l’économie politique que « le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus d’ensemble de la vie sociale, politique et spirituelle »¹. Cette thèse a été synthétisée par la formule selon laquelle « l’infrastructure économique détermine la superstructure idéologique »².

Le pouvoir des dominants n’existe donc qu’à travers la coopération — souvent inconsciente — des dominés. Mais la division de la société en classes n’est pas une fatalité. La Boétie l’avait déjà formulé dans Le Discours de la servitude volontaire : « le maître n’a que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire »³.

Ce n’est donc pas le maître qui engendre l’esclave, mais l’esclave qui autorise la domination. La libération devient possible à condition que les dominés prennent conscience de leur situation et de leur force collective. Tel est l’horizon marxiste : une société planétaire fondée sur l’égalité réelle entre les hommes, affranchie de toute forme de domination.

Dans cette perspective, le capitaliste ne travaille pas : il laisse le capital « travailler » à sa place. Ce langage masque une réalité brutale : ce ne sont pas les capitaux qui produisent, mais les travailleurs. Le revenu du capitaliste repose alors sur le travail d’autrui — sans contrepartie. Pour le marxisme, ce mécanisme n’est rien d’autre qu’un parasitisme légal⁴.

Ainsi, les travailleurs produisent pendant que les riches s’enrichissent. Les besoins réels des plus pauvres sont négligés, car la production est soumise aux lois du marché. Il en résulte un double phénomène : la surproduction de biens rentables, et la pénurie de biens non rentables. Les petites entreprises cèdent la place aux grandes, jusqu’à la concentration du pouvoir entre les mains d’une minorité. Ce processus entraîne une paupérisation des masses, dont le soulèvement devient inévitable. Le capitalisme, en engendrant ses propres contradictions, contient les germes de son autodestruction — à condition que le prolétariat en prenne conscience. C’est le sens du mot d’ordre : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! », épitaphe gravée sur la tombe de Marx⁵.

Pourtant, l’histoire du XXe siècle a contredit ces prédictions. Non seulement la révolution attendue ne s’est pas produite, mais l’évolution des sociétés capitalistes a emprunté un chemin inverse. Certes, les riches sont devenus plus riches — mais les pauvres ne se sont pas appauvris. Au contraire : les classes moyennes ont prospéré, et les masses laborieuses ont accédé à un confort matériel impensable dans les régimes communistes⁶. C’est paradoxalement le capitalisme qui a permis une amélioration générale du niveau de vie dans le monde occidental.

Les avancées scientifiques et techniques, alliées à l’économie de marché, ont engendré des gains de productivité qui ont bénéficié à la fois aux capitalistes et aux travailleurs. Le libéralisme a éliminé les entreprises obsolètes et a récompensé l’innovation, contribuant au bien commun. Dans ce contexte les appels à la révolution n’émanent plus que de cercles intellectuels marginaux. La classe ouvrière occidentale ne souhaite ni l’abolition du capitalisme, ni la collectivisation des moyens de production. Elle aspire à vivre décemment dans le cadre existant.

Dès les années 1950, des marxistes ont commencé à douter de la validité de leur doctrine. L’échec économique du communisme était patent, mais il est vite apparu que son échec moral l’était tout autant. Après avoir reconnu l’inefficacité du modèle soviétique, certains intellectuels tentaient encore à lui sauver une légitimité éthique. Cette illusion s’est effondrée avec la révélation des crimes de masse sous Staline⁷. L’ampleur de ces atrocités a fait apparaître le communisme non comme une utopie trahie, mais comme un totalitarisme⁸. Des peuples entiers ont été opprimés ou anéantis au nom d’une idéologie qui prétendait incarner l’humanité, la justice et la solidarité.

Face à cette faillite morale, l’intelligentsia marxiste ne s’est pas résolue à renoncer à son idéologie. Une mutation s’est alors opérée : le marxisme s’est métamorphosé en postmodernisme. Il ne s’agit pas ici du postmodernisme artistique ou architectural, mais de la doctrine qui prétend poursuivre le combat pour l’égalité en empruntant de nouvelles voies — y compris violentes⁹.

Le postmodernisme hérite du dogme central du marxisme : l’histoire humaine est une histoire de domination. Mais à la différence du marxisme il n’impose plus de pensée unique ni de parti centralisé. Il se présente comme une ouverture à toutes les visions du monde, sans hiérarchie, sans critique et sans discernement. Ce relativisme se traduit par un discours victimaire qui focalise sur les injustices historiques — colonisation, esclavage, racisme — tout en marginalisant la liberté d’expression lorsqu’elle déroge à l’orthodoxie postmoderne.

À mesure que le lumpenprolétariat occidental s’effaçait, une nouvelle figure du dominé a été convoquée : l’immigré, notamment celui issu du monde arabo-musulman. Ainsi est né ce que Pierre-André Taguieff¹⁰ nomme l’islamogauchisme — une hybridation idéologique forgée pour répondre à un vide révolutionnaire.

Cet étrange syncrétisme allie l’égalitarisme du marxisme à la complaisance envers des courants religieux rétrogrades. Raphaël Enthoven¹¹ remarque que « le bras armé du dogmatisme, c’est le relativisme »¹². En proclamant que toutes les opinions se valent, on ouvre la porte à l’opinion la plus intolérante. Plus on se veut relativiste, plus on devient perméable à l’idéologie la plus dogmatique.

Pour Caroline Fourest¹³, l’islamogauchisme est une maladie du progressisme, qui en vient à considérer les islamistes — même les plus réactionnaires — comme les nouveaux damnés de la terre. La République se voit testée par des courants religieux sexistes, homophobes, antisémites et totalitaires, sans que certaines franges de la gauche n’y opposent de résistance.

Dans une intervention télévisée, Éric Zemmour¹⁴ observe que « chacun est désormais enfermé dans sa race, dans son ethnie, dans son origine, et dispose à lui seul du droit de parler de lui-même ou des siens ». C’est la logique de la déconstruction, qui exige la remise en cause de toutes les structures traditionnelles — nation, religion, famille, histoire. Toute réalité étant perçue comme une construction, elle doit être déconstruite, puis détruite. Ainsi en va-t-il aussi de la différenciation sexuelle : selon la théorie du genre, homme et femme ne sont que des fictions culturelles destinées à légitimer l’oppression patriarcale.

Ce refus de toute norme a produit des dérives : néoféminisme extrême, militantisme racialiste, revendications décoloniales. Toutes participent d’une même dynamique : remettre en question l’universalisme hérité des Lumières, et en finir avec l’humanisme occidental.

Jordan Peterson¹⁵, intellectuel et psychologue canadien, dénonce à son tour cette entreprise de déconstruction. Pour lui, le postmodernisme est « un assaut contre tout ce qui a été acquis depuis les Lumières : rationalisme, empirisme, science, clarté d’esprit, dialogue, individu »¹⁶. Il ne s’agit pas de critiquer, mais de démolir. Détruire, non pas pour construire autrement, mais pour dissoudre toute structure au nom d’un relativisme radical.

Pascal Bruckner¹⁷, dans Un coupable presque parfait, dénonce la « tribalisation du monde » et l’obsession identitaire qui gangrènent les sociétés occidentales. Selon lui, cette nouvelle peste idéologique nous revient des États-Unis, mais a été conçue en France : « Nous avons exporté outre-Atlantique nos philosophes les plus en pointe dans la démolition de l’humanisme et des Lumières. […] Le boomerang est anglo-saxon, la main qui l’a lancé est française »¹⁸.

Tous les penseurs postmodernes, ou presque, ont été marqués par le marxisme. Michel Foucault¹⁹ saluait la Révolution islamique de Khomeiny, y voyant une insurrection spirituelle contre l’Occident matérialiste : « l’insurrection d’hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous »²⁰. D’autres, comme Sartre²¹ ou Badiou²², défendaient Mao ou Pol Pot. Le soutien à des régimes criminels n’a pas empêché ces penseurs de conserver leur prestige académique, signe de la tolérance sélective exercée par le monde intellectuel à l’égard de ses propres idoles.

Friedrich Nietzsche²³ est parfois présenté comme une des sources du postmodernisme, en raison de sa critique de la métaphysique, de la morale et de la vérité. Mais cette récupération est un contresens. Nietzsche n’est pas un penseur politique. Il ne propose pas de refaire le monde, mais d’inviter chacun à se dépasser. Il ne cherche pas à changer la société, mais à transformer l’homme à partir de lui-même. Le Surhomme nietzschéen n’est pas un militant mais un créateur de valeurs.

Il s’oppose à toutes les idoles, y compris celles de la morale humaniste : « On a dépouillé la réalité de sa valeur, de son sens et de sa véracité en forgeant un monde idéal à coups de mensonges »²⁴. Pour Nietzsche, les idéaux mentent ; ils nous détournent de l’ici et maintenant. C’est cette dénonciation de l’illusion morale que les postmodernes ont déformée, en y voyant la justification d’un relativisme généralisé, alors que Nietzsche prône un ancrage dans la volonté de puissance — non dans le nihilisme déguisé.

Michel Onfray²⁵, commentant Ainsi parlait Zarathoustra, rappelle que ce texte est un poème ontologique, apolitique et amoral. Il propose une sagesse existentielle fondée sur l’affirmation du réel, non sur sa négation : « La vérité de l’être pour Nietzsche, c’est la volonté de puissance »²⁶. Ce que Nietzsche renverse, ce ne sont pas seulement les idoles du passé, mais celles à venir — y compris celles que le postmodernisme érige au nom du relativisme culturel.

Le postmodernisme se présente comme une remise en cause des fondements hérités des Lumières. Il introduit dans l’histoire de la pensée un subjectivisme épistémologique radical, selon lequel il n’existe ni vérité universelle, ni hiérarchie de valeurs, ni critère objectif de jugement. Tous les « métarécits » — science, progrès, raison, humanisme — sont considérés comme des instruments de domination. Même les discours apparemment bienveillants ou neutres participeraient d’un ordre symbolique oppressif.

La pensée postmoderne postule une égalité absolue de toutes les cultures, de toutes les identités, de toutes les subjectivités. Dès lors, seul compte le ressenti, érigé en critère ultime de légitimité. Chaque individu est sommé de revendiquer sa différence, et la société se disloque en une mosaïque de communautés mutuellement incommunicables.

Mais cette revendication de l’altérité mène au ressentiment. À force de déconstruction, la pensée postmoderne sape non seulement les hiérarchies, mais aussi les structures fondamentales de la civilisation : culture, transmission, autorité, souveraineté. Si toute norme est suspecte, toute culture est oppressive, toute tradition est violente, alors il ne reste plus rien que le vacillement des identités et la dislocation du lien social.

Là où la modernité affirmait la primauté de la raison, le postmodernisme la rejette comme illusion. En niant toute échelle de valeurs, il croit résoudre les tensions nées de la diversité humaine. Mais ce relativisme conduit à une contradiction: si toutes les cultures se valent, pourquoi la civilisation occidentale devrait-elle être dévalorisée ? Pourquoi l’égalité imposerait-elle de tolérer des systèmes qui eux-mêmes ne tolèrent rien ? Cette aporie mine le discours postmoderne : il exige de l’homme occidental qu’il respecte l’intolérance des autres cultures et qu’il accepte d’être condamné.

De là cette acrobatie intellectuelle qui présente le port du voile islamique comme une expression de liberté. Au nom du respect de l’autre, on justifie ce qui précisément nie la liberté individuelle. On réclame l’égalité entre les sexes, tout en défendant le « droit » des femmes à se soumettre.

Le postmodernisme, en somme, refuse de penser l’individu comme un être libre et autonome. Pour Michel Foucault, l’homme n’est qu’une construction historique et culturelle, vouée à disparaître : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine »²⁷. La folie, la maladie, la sexualité ne seraient que des fictions sociales. Mais si tout est fiction, même celui qui énonce cette vérité devrait être inclus dans la fiction — ce qui rend la pensée postmoderne tautologique, voire délirante.

En déconstruisant l’homme, la postmodernité en détruit aussi la responsabilité, la liberté, la dignité. Et en s’acharnant contre les fondements de la civilisation occidentale — qui sont aussi ceux des droits de l’homme — elle prépare un monde où toute norme est perçue comme oppression, toute autorité comme violente, toute culture comme exclusion.

Le monde postmoderne ne saurait être ni juste ni véritablement humain. En dissolvant toute norme commune dans le relativisme, il abandonne la société à l’arbitraire des émotions, des identités blessées et des vérités auto-proclamées — livrant ainsi l’espace public, non à la liberté, mais à la loi du plus fort.

***

  1. Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859.
  2. Formule vulgarisée à partir du marxisme orthodoxe (notamment Le Capital).
  3. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, vers 1548.
  4. Karl Marx, Le Capital, Livre I.
  5. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848.
  6. Voir Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.
  7. Robert Conquest, La Grande Terreur, 1968.
  8. Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme, Laffont, 1997.
  9. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, 1979.
  10. Pierre-André Taguieff : politologue français, spécialiste des idéologies contemporaines.
  11. Raphaël Enthoven : philosophe français, chroniqueur.
  12. R. Enthoven, Le Figaro Vox, juin 2021.
  13. Caroline Fourest : essayiste, journaliste et militante laïque française.
  14. C aroline Fourest, Génie de la laïcité, Grasset, 2015.
  15. Éric Zemmour : journaliste, écrivain et homme politique français.
  16. Jordan B. Peterson : psychologue clinicien et professeur canadien.
  17. Jordan Peterson, 12 Rules for Life, Michel Lafont, 2018.
  18. Pascal Bruckner : essayiste et romancier français.
  19. P. Bruckner, Un coupable presque parfait, Grasset, 2020.
  20. Michel Foucault : philosophe français (1926–1984), figure du poststructuralisme.
  21. Michel Foucault, Corriere della Sera, 1979.
  22. Jean-Paul Sartre : philosophe existentialiste français, soutien du marxisme révolutionnaire.
  23. Alain Badiou : philosophe français, marxiste maoïste assumé.
  24. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 1889.
  25. Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, tome 5.
  26. Ibid., commentaire sur Zarathoustra.
  27. Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966.
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