Il est courant, dans certains cercles intellectuels ou religieux, de présenter le peuple juif comme porteur d’une mission universelle. L’État d’Israël lui-même, dans certains discours politiques ou liturgiques, se voit assigner la tâche de « réparer le monde » (tikoun olam), d’incarner la justice, d’être une lumière pour les nations et de servir de modèle éthique. Cette rhétorique constitue une double dérive : un détournement des fondements bibliques du judaïsme et une altération du projet sioniste. Elle repose sur une lecture anachronique d’une expression tardive, tikoun olam, absente de la Torah et étrangère à la vocation d’Israël¹.
Le Pentateuque ne connaît pas de tikoun olam. Il ne confie au peuple juif ni la mission de réparer le monde ni celle de moraliser l’humanité. Ce qu’il exige, c’est la fidélité à une alliance, non l’accomplissement d’un projet universel². L’expression apparaît pour la première fois dans la Mishna, dans un contexte juridique visant à préserver l’ordre social³. Elle sera ensuite transformée, au XVIe siècle, dans la kabbale lourianique, en une entreprise métaphysique de rédemption par la pratique des commandements⁴. Enfin, au XXe siècle, elle est reprise par certains courants du judaïsme pour désigner un engagement tourné vers les droits de l’homme et la paix mondiale⁵.
Cette dernière lecture est devenue le vecteur d’un complexe qui pousse certains Juifs — y compris en Israël — à rechercher l’approbation du monde, à vouloir apparaître comme plus justes, plus humains, plus vertueux que les autres. On invite Israël à « tendre l’autre joue », dans un monde qui ne cesse de lui frapper la première⁶. On exige de lui ce qu’on n’attend de personne : l’éthique surhumaine d’un peuple en guerre.
Ce fardeau ne procède pas de l’héritage biblique, mais d’une projection chrétienne, universaliste, étrangère à la structure du judaïsme⁷. La Torah commande d’observer les commandements, et non pas de transformer le monde. Le judaïsme biblique n’est pas un humanisme : c’est une logique d’alliance, un ordre sans visée prosélyte. C’est un code destiné à Israël, non à l’humanité entière. Les appels de la Torah à la justice, à la paix ou à la compassion s’adressent exclusivement à Israël⁸.
L’État d’Israël, né après des siècles d’exil, n’a pas pour mission de sauver le monde. Il n’est ni l’avant-garde de l’humanisme ni un laboratoire de vertu. Il est d’abord le retour du peuple juif sur sa terre, le recouvrement de sa souveraineté, la restauration d’une continuité historique, politique et culturelle⁹. Son fondement est le retour à la normalité après deux millénaires d’exception. Israël ne prétend pas être un modèle. Il souhaite vivre en paix avec les nations, ne donne pas de leçons et n’est pas disposé à en recevoir. Il se définit par rapport à sa mémoire, à sa Loi, à sa langue et à sa terre.
La posture tikounique comporte un double danger : elle détourne Israël de ses priorités — sécurité, continuité, profondeur spirituelle — et l’expose à une attente intenable d’un monde qui ne lui pardonne pas d’être souverain. Le désir d’être aimé, admiré, légitimé est à la fois une erreur stratégique et une faute théologique. Israël n’a pas à convaincre, mais à exister.
Il ne s’agit pas de nier la portée morale du judaïsme, mais de rappeler qu’elle ne constitue pas un programme d’ingénierie globale. Le tikoun olam appartient à des couches post-toraniques de la tradition, parfois inspirées, parfois idéalisées, mais qui ne doivent pas être confondues avec l’ossature biblique. L’appel à la justice, dans la Torah, est d’abord un appel à l’ordre, à la cohérence, à la fidélité. La tâche d’Israël n’est pas de sauver le monde, mais de s’y tenir debout — selon ses lois, sa mémoire et sa langue. C’est en assumant cette singularité que réside sa contribution la plus profonde.
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Notes
- L’expression tikoun olam ne figure pas dans la Torah. Elle apparaît pour la première fois dans la Mishna (Gittin 4:2) dans un contexte juridique.
- Voir Deutéronome 26:16-19 : la vocation d’Israël y est décrite comme une fidélité à l’alliance conclue avec Dieu, non comme une mission universelle.
- Mishna Gittin 4:2 – utilisée pour justifier certaines mesures légales destinées à maintenir l’ordre social (mipnei tikoun ha-olam).
- Isaac Louria (1534–1572), fondateur de la kabbale lourianique, développa la notion de tikoun olam comme réparation des mondes brisés (chevirat ha-kelim) par la mitsvah.
- Courants réformés et reconstructionnistes américains, notamment depuis les années 1960, qui ont adopté tikoun olam comme synonyme d’engagement social progressiste.
- Référence implicite au Sermon sur la montagne (Matthieu 5:39), étranger à la tradition juive.
- Voir Yeshayahou Leibowitz, Judaism, Human Values and the Jewish State, Harvard University Press, 1992. Il critique la dérive universaliste comme étrangère au judaïsme.
- Exemples dans Lévitique 19 (lois de justice et de charité) ou Deutéronome 15 (annulation des dettes), toujours adressés à Israël, non à l’humanité.
- Voir David Ben Gourion, Discours devant la Knesset, 14 mai 1948, où il fonde l’État sur le retour historique et non sur une mission éthique universelle.