Oscar Mandel, dramaturge, essayiste et poète américain né en 1926 à Anvers, a écrit un pamphlet intitulé Être ou ne pas être juif, dans lequel il règle ses comptes avec ses origines. Il y affirme que son ascendance juive ne le définit en rien, tout en manifestant un malaise face à ce qu’il perçoit comme des pressions communautaires qui l’empêcheraient de se défaire de sa judéité.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Qui, aux États-Unis, l’oblige à fréquenter la synagogue, à s’installer en Israël ou à s’immerger dans les textes juifs ? Ce qu’il décrit ressemble moins à une oppression qu’à une obsession: Mandel semble vouloir convaincre le monde juif de son refus d’appartenance, comme si ce dernier exigeait de lui un engagement. En cela, il incarne la haine de soi, forme subtile de masochisme intellectuel drapée dans des habits de lucidité critique.
Mandel ne se contente pas de se distinguer, il théorise l’antisémitisme. Selon lui, les juifs auraient dû se fondre dans le christianisme dès l’Empire romain : cela aurait, d’après lui, rendu les chambres à gaz inutiles. Raisonnement implacable, en effet : on ne persécute pas ce qui n’existe plus. Il regrette que les juifs n’aient pas « disparu » dans les grandes fractures de l’Histoire — lors de la christianisation de l’Europe, de la Révolution française, ou plus récemment, après la Shoah.
Sa conclusion est glaçante : en perpétuant leur culture, leur mémoire et leur religion, les juifs auraient rendu possibles les persécutions. En d’autres termes, la faute des crimes revient non pas aux bourreaux, mais aux victimes. Il va jusqu’à souligner avec une forme de cynisme que les nazis, lors des lois de Nuremberg, avaient tout de même épargné certains « demi-juifs », preuve selon lui d’une relative modération. On frôle ici l’indécence.
À cette logique il faudrait opposer une série de contre-exemples tout aussi absurdes : si les Tziganes avaient cessé d’être tziganes, les Tutsis d’être tutsis, les homosexuels d’être homosexuels, les handicapés d’être handicapés — la violence n’aurait-elle pas lieu. Mandel semble croire que l’univers serait en paix si tout le monde était identique. Ce fantasme d’uniformité rappelle celle des « démocratie » totalitaires, où la différence est la seule faute.
Il s’en prend à la pratique religieuse juive dans les sociétés occidentales, dénonçant l’anachronisme de celui qui refuse d’allumer son ordinateur pendant le Sabbat. Mais il ne trouve rien à redire à la ferveur chrétienne des sociétés où 80 % de la population vénère un juif mort en Judée il y a deux mille ans. On pourrait en rire si la contradiction n’était aussi flagrante : Mandel dénonce chez les juifs ce qu’il tolère — voire vénère — chez les autres.
Son raisonnement oublie des réalités fondamentales. Le judaïsme est une culture, une langue, une histoire, une sensibilité politique et une mémoire partagée, bien au-delà de la foi religieuse. La moitié des juifs du monde sont citoyens d’Israël, État fondé en grande partie par des agnostiques. Le Bund, les révolutionnaires soviétiques juifs, les intellectuels athées issus du judaïsme ont perpétué une identité tout à la fois critique, sécularisée et enracinée. Le judaïsme moderne est un dialogue vivant entre tradition et modernité.
Le projet de Mandel, s’il était pris au sérieux, reviendrait à dire qu’il faut supprimer les juifs pour supprimer l’antisémitisme. En d’autres mots, que pour faire taire la haine, il faut éliminer l’objet haï. Sous couvert de rationalité provocatrice, Mandel ressuscite un fantasme morbide : celui d’un monde purifié de toute altérité.
Il fallait oser.