Nadav Lapid, cinéaste : l’art de diaboliser Israël

Nadav Lapid, né à Tel-Aviv en 1975, est l’un des cinéastes israéliens les plus consacrés sur la scène internationale. Révélé par Policeman (2011) et L’Institutrice (2014), distingué par l’Ours d’or de Berlin pour Synonymes (2019) et par le Prix du Jury à Cannes pour Le Genou d’Ahed (2021), il s’est imposé comme une voix singulière du cinéma contemporain. Mais cette reconnaissance internationale, au lieu de se traduire par un regard complexe sur son pays, alimente aujourd’hui une posture : celle d’un artiste qui fait de la diabolisation d’Israël une esthétique.

Sa rhétorique repose sur un vocabulaire de l’absolu : « âme malade », « cécité collective », « génocide ». Ces mots ne relèvent pas de l’analyse, mais d’une dramaturgie. Sur les plateaux, Lapid ne discute pas : il assène. Toute tentative de rappeler qu’Israël est  une démocratie, avec une presse libre et une vie politique pluraliste, est disqualifiée comme une diversion. Mentionner la complexité, selon lui, c’est « faire tort » au jugement moral. La nuance est bannie : l’État, l’armée et la société sont englobés dans une même condamnation.

Cette logique va loin : Lapid ne réserve pas sa critique au gouvernement actuel ou à ses soutiens. Elle englobe aussi l’opposition et la société civile. Ceux qui manifestaient par centaines de milliers contre la réforme judiciaire avant la guerre de Gaza — symbole d’une vitalité démocratique unique dans la région — ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux. Leur faute est de continuer à servir dans l’armée ou de ne pas rejeter frontalement la riposte israélienne après le 7 octobre.

Pour lui, même l’opposition démocratique n’est qu’un trompe-l’œil, une façade qui masque la complicité générale du peuple d’Israël, Arabes et Druzes compris. L’observateur européen, peu familier des nuances de la société israélienne, pourrait y voir une preuve de clairvoyance; il s’agit en réalité d’une disqualification globale. En Israël, les courants d’extrême gauche radicale existent, mais sont ultra-minoritaires ; rien de comparable avec certaines mouvances européennes. En gommant cette différence, Lapid donne l’image d’un pays uniformément coupable, sans fissures ni débats internes.

Ce dispositif a des effets précis. Premièrement, il déplace l’axe de comparaison : après le 7 octobre, au lieu de confronter le massacre perpétré par le Hamas au droit d’Israël de se défendre, Lapid ramène tout le poids de la culpabilité sur Israël. Deuxièmement, il détourne la mémoire juive en instrument de jugement : la Shoah n’est plus un repère tragique, mais un outil rhétorique qui conclut à l’indignité d’Israël. Troisièmement, il offre à la scène médiatique européenne une figure recherchée : un Israélien, juif de surcroît, qui légitime par sa seule identité un discours de culpabilité radicale. Ses accusations — « criminel de guerre », « bombardement d’enfants » — sont énoncées comme des évidences, comme si elles relevaient d’une vérité neutre, et non de la rhétorique islamogauchiste.

En France, ce discours trouve un terrain fertile. La gauche robespierriste a besoin d’un ennemi totémique pour consolider son récit : les victimes d’hier devenues bourreaux d’aujourd’hui, l’État juif réduit au symbole du mal politique. Lapid lui fournit des munitions idéologiques toutes faites. Ses formules, en raison même de son statut de « témoin de l’intérieur », sont reprises dans les tribunes, affichées sur les banderoles, diffusées dans les slogans. Plus la condamnation d’Israël est verrouillée, plus elle exonère la sauvagerie des tortionnaires du Hamas et de leurs associés.

L’histoire moderne de la propagande au cinéma éclaire ce mécanisme. Le Juif Süss, film antisémite produit en 1940 sous la supervision de Goebbels, ne se réduisait pas à un récit haineux : il organisait le regard, fermait l’interprétation et transformait le peuple juif en symbole d’infamie. La cinéaste Leni Riefenstahl magnifiait en 1935 le nazisme  à travers une extase visuelle dans Le Triomphe de la volonté, documentaire exaltant le régime par la beauté plastique et effaçant le réel. Deux grammaires inversées : la diabolisation d’un côté, la glorification de l’autre. Lapid emprunte à ces deux registres : il diabolise Israël par un vocabulaire totalisant qui fait l’impasse sur la complexité, et il magnifie, en miroir, ses soutiens dans le monde de l’art en offrant une caution morale.

Lapid aime à se présenter comme une voix dissidente, un artiste courageux qui prend le risque de choquer. Mais en réalité il ne transgresse rien dans le milieu où il vit et s’exprime. Installé en Europe, il parle devant un public qui attend ce discours, qui l’applaudit et le célèbre pour cela. Ce n’est pas du courage, c’est du conformisme.

Le vrai risque serait d’assumer en Israël un débat complexe, de reconnaître à son pays le droit de se défendre tout en le critiquant. Lapid choisit au contraire la posture confortable d’une condamnation primaire, parfaitement calibrée pour plaire aux scènes médiatiques occidentales. Il s’exhibe en iconoclaste, mais il n’est que l’incarnation du politiquement correct culturel. Lapid est un lâche.

La posture de Lapid s’inscrit dans une tentation plus ancienne : celle du « juif présentable », qui convertit son appartenance en capital symbolique contre les siens. Cela flatte l’opinion extérieure, cela désarme ses concitoyens, mais cela ne sauve personne. La critique d’Israël est nécessaire, même vitale. Mais elle n’a pas besoin d’anathèmes moraux, ni de scènes d’abjuration publique. Elle a besoin de précision, de mesure et de lucidité — qualités que Lapid n’a pas, préférant les retombées juteuses d’une diabolisation féroce.

Avigdor Lieberman dévoile son plan électoral pour unir l’opposition

Avigdor Lieberman, chef du parti Israël Beitenou, a rendu public un plan, présenté par i24News, visant à fédérer les partis d’opposition et à promouvoir une série de réformes, dont l’adoption d’une Constitution.

Figure politique singulière, Lieberman s’est imposé au fil des décennies comme un acteur incontournable de la scène israélienne. Fondateur et dirigeant d’Israël Beitenou, parti souvent associé à la droite nationaliste et au vote des immigrés de l’ex-URSS, il a occupé plusieurs postes de premier plan, notamment ceux de ministre des Affaires étrangères et de la Défense. Sa réputation repose à la fois sur la fermeté de ses positions sécuritaires et sur une volonté constante de limiter l’influence religieuse dans la sphère publique. Habitué des alliances comme des ruptures, il a su rester au centre du jeu politique, tantôt faiseur de rois, tantôt opposant résolu.

Fort de cette expérience, il propose aujourd’hui un plan conçu pour dépasser les clivages et ouvrir un cadre inédit de rassemblement. Dans un contexte marqué par l’approfondissement des fractures sociales, la polarisation du débat public et l’érosion de la confiance dans les institutions, Lieberman choisit de se présenter en architecte d’alternative. Ce projet n’apparaît pas seulement comme une manœuvre électorale, mais comme une tentative de refonder les bases mêmes de la société israélienne, en associant mesures immédiates et vision de long terme.

Il s’agit pour lui de réécrire les règles du jeu démocratique. Le moment n’a jamais paru à la fois aussi propice et aussi contraint : Israël traverse l’une des crises les plus profondes de son histoire. Les lignes de fracture se multiplient, les tensions religieuses s’exacerbent, la scène politique se durcit, et le traumatisme du massacre du 7 octobre 2023 est omniprésent. Dans un tel climat, restaurer la confiance, redonner souffle à la démocratie et esquisser un avenir commun deviennent des priorités vitales.

Au cœur du plan figure l’adoption d’une Constitution. Présente dès la création de l’État, cette idée n’a jamais abouti, freinée par des clivages idéologiques insurmontables. Elle revient aujourd’hui comme promesse d’un socle commun : protéger les droits humains, fixer les limites du pouvoir, garantir la séparation des institutions. Mais une Constitution exige du temps, du consensus et une alchimie civique. Dans un contexte de tensions extrêmes, elle ne saurait être imposée d’emblée. Elle ne pourra être que l’aboutissement d’un pacte réussi, non son préalable.

Le plan de Lieberman prévoit la limitation du mandat du Premier ministre à deux mandats, ou l’équivalent en termes de durée. Une mesure qui rappelle qu’aucun pouvoir ne doit se figer entre les mains d’une seule personne, qui consacre l’idée d’une respiration démocratique et d’une alternance possible.

S’y ajoute la proposition d’une conscription universelle, afin que chaque citoyen participe à l’effort commun, qu’il soit militaire ou civil. Pour les réfractaires, Lieberman envisage le retrait du droit de vote. Une mesure sévère, mais qui s’inscrit, dans le contexte israélien, dans une logique particulière : tant que l’État vit sous une menace existentielle, la citoyenneté ne peut se réduire à une addition de droits sans contreparties. Refuser de servir, c’est se soustraire au contrat social qui fonde la citoyenneté israélienne, autant qu’au contrat national qui assure la survie collective. Des exceptions devraient être prévues, mais sur le fond, cette disposition traduit l’exigence d’un pays où la survie demeure la priorité.

Sur le plan sociétal et religieux, Lieberman propose la reconnaissance du mariage civil, l’introduction d’études laïques obligatoires dans le système éducatif et la réduction des prérogatives du rabbinat. Autant de mesures destinées à élargir l’espace public et à garantir le respect des libertés individuelles.

Concernant les transports publics le Shabbat, sa proposition mérite une nuance : il serait préférable de maintenir le statu quo au niveau municipal, tout en garantissant la circulation pour les liaisons aériennes et interurbaines.

Lieberman appelle à la mise en place d’une commission d’enquête indépendante sur le fiasco du 7 octobre. Un tel examen des défaillances s’impose. Mais le risque existe de voir cette instance devenir l’otage des batailles partisanes. Pour l’heure, c’est surtout l’opposition au gouvernement qui porte cette revendication dans l’espoir d’affaiblir la majorité. Si l’enquête devait se transformer en instrument politique, elle perdrait toute crédibilité et ne permettrait pas de tirer les leçons nécessaires. Son efficacité dépendra donc de l’indépendance réelle de la commission d’enquête.

En matière de sécurité, Lieberman propose une coopération avec la Jordanie pour la Cisjordanie, et l’examen d’une gestion internationale de Gaza appuyée par les États-Unis. Mais il convient de rappeler que la sécurité d’Israël ne se délègue pas. Les alliances internationales peuvent soutenir l’action de l’État, mais le pouvoir de décision ultime doit rester entre ses mains.

Enfin, Lieberman plaide pour une large alliance de l’opposition, réunissant des forces venues de la droite, du centre et de la gauche, tout en excluant les extrêmes. Une telle coalition est proche de l’idée d’un gouvernement d’union nationale, comme Israël en a connu dans les moments critiques. Mais une majorité réduite à 61 sièges sur 120 d’un gouvernement, même composé de courants politiques divers, ne suffirait pas à lui conférer la légitimité nécessaire. Face à une crise d’une telle ampleur, seule une majorité ample pourrait se montrer à la hauteur de la tâche.

Le plan Lieberman doit être lu comme une invitation au débat, un point de départ. Certaines propositions appellent une mise en œuvre immédiate, d’autres exigent patience et maturation. Mais toutes rappellent qu’au-delà des querelles partisanes, Israël n’a pas seulement à gérer son présent : il lui revient surtout de préserver son avenir.

Mon frère, le cliveur

Mon frère, à quinze ans, était un adolescent singulier. Avide de savoir, animé d’une curiosité sans bornes, il se passionnait pour les mathématiques et le latin, trouvait dans la culture de nouveaux horizons. La musique, le théâtre, la politique : tout ce qui nourrissait l’esprit l’attirait. Avec ses cinq années de plus, il m’entraînait dans l’univers qu’il se construisait. Dans ces moments, j’avais l’impression qu’il n’était pas seulement un frère, mais un guide, un passeur, celui qui m’ouvrait les portes d’un monde plus vaste.

Mais cette lumière intérieure se heurtait à la précarité de notre condition. Nous étions pauvres, et la pauvreté avait le visage du manque. Mon père, désœuvré, ne travaillait pas. Ma mère s’épuisait à faire survivre la maison en reprenant des vêtements, en cousant des chemises, en raccommodant des robes, mais ses efforts ne suffisaient pas. Chaque repas relevait d’une victoire, chaque facture d’un combat. Un jour la décision s’imposa comme une couperet: à quinze ans, âge où la loi autorisait à quitter l’école, mon frère dut refermer ses livres et entrer dans le monde du travail.

Ce fut une rupture brutale, sans doute la plus douloureuse de son existence. Jamais je ne l’ai vu aussi désemparé que ces jours-là. On lui arrachait ses rêves, on l’éloignait de ce qui le faisait vibrer. Et pourtant, il comprit que son rôle était de porter le poids de la maisonnée. Il accepta la mort dans l’âme, mais avec une gravité d’adulte conscient du devoir. Cette résignation, empreinte d’une tristesse abyssale, ne le quitta jamais.

Notre pauvreté avait un caractère particulier. Nous étions pauvres, mais nous ne faisions pas partie d’une classe sociale marquée par la pauvreté: nous appartenions à la communauté juive d’Anvers, intimement liée au monde du diamant. La ville en était la capitale mondiale : la quasi-totalité du brut y transitait avant d’être taillé et revendu sur les marchés internationaux. Le nom même d’Anvers résonnait comme un centre névralgique du commerce planétaire. Derrière ce prestige, c’était la communauté juive qui tenait les rênes, occupant tous les échelons de la filière.

Être juif à Anvers, c’était appartenir au monde du diamant. Tailleur, cliveur, débruteur, scieur, courtier, commerçant, importateur : on restait toujours dans ce cercle. Cette appartenance constituait une forme de capital — non pas économique pour nous, qui étions démunis, mais social, relationnel, symbolique. Même les pauvres pouvaient espérer y trouver une passerelle vers le confort matériel. Et c’est cette passerelle que ma mère voulut offrir à mon frère.

Le choix se porta sur le métier de cliveur. C’était un savoir ancestral, archaïque. Un outil simple, une pierre brute, un regard attentif, une main ferme : voilà tout ce qu’il fallait. Le cliveur incise la pierre, repère la ligne invisible de la cristallisation, puis, d’un coup sec, la fend en deux. De la justesse de ce geste dépendait la valeur du diamant. L’apprentissage durait deux à trois ans, mais il fallait payer pour qu’un maître consente à le transmettre.

Ma mère emprunta, sollicita un oncle, se priva de tout pour rassembler la somme. Ce fut un acte de courage et de foi. Dans cet apprentissage elle plaçait l’espoir d’un avenir pour nous au sein du cercle communautaire. Car demeurer dans l’univers du diamant, c’était rester dans le monde juif ; en sortir aurait signifié basculer dans la misère.

Mon frère fut admis dans un atelier d’une poignée d’apprentis. L’ambiance y était sérieuse mais conviviale, le travail se faisait dans une atmosphère feutrée, propice aux discussions, aux échanges, à la musique. Pour lui, avide de culture, ce fut un réconfort. Le clivage, considéré comme un métier d’élite, conférait à celui qui le pratiquait respect et prestige. Être cliveur, c’était occuper une place de choix dans la hiérarchie du diamant.

Et pourtant, derrière cet accomplissement se cachait un exil. Chaque incision réussie dans la pierre rappelait à mon frère ce qu’il avait perdu : les livres, les études, le savoir auquel il aspirait. Dès lors, son destin se divisa en deux lignes parallèles : l’une, visible, inscrite dans le métier, qui lui donnait dignité et reconnaissance ; l’autre, invisible, suspendue, faite de culture et de rêve, condamnée à demeurer inachevée.

Cette contradiction reflétait une ambivalence plus large, celle de toute une communauté. Le diamant offrait une sécurité, un réseau protecteur, mais imposait en retour un isolement, réduisant les horizons possibles. Dans son atelier, mon frère incarnait cette tension : il avait gagné une place, mais perdu une liberté. Voilà sans doute ce qui définissait ce monde disparu : la prospérité, mais au prix de l’enfermement ; la dignité, mais au prix de renoncements.

Le temps, arbitre de la musique occidentale

Il arrive que les grands esprits se trompent. Ils exaltent des talents secondaires, rejettent des œuvres promises à la postérité, ou négligent un génie qui finira par s’imposer. L’histoire musicale regorge de ces paradoxes. Mais au-delà de ces erreurs de jugement, un arbitre silencieux finit toujours par trancher : le temps. Lui seul corrige, consacre et établit le canon de la musique occidentale.

On pourrait croire que le génie reconnaît spontanément le génie, que les créateurs savent mesurer la valeur de leurs pairs ou de leurs prédécesseurs. Mais l’histoire dément cette idée. Même les plus inspirés ont formulé des jugements erronés, marqués par leurs préférences, leur époque ou leurs rivalités.

Ravel, maître de l’élégance et de la clarté, considérait Beethoven comme lourd et emphatique. Ce jugement, surprenant aujourd’hui, traduit surtout l’opposition de deux traditions : la transparence française face à la puissance dramatique allemande. Romain Rolland, immense écrivain et mélomane averti, nourrissait une hostilité hargneuse envers Brahms, qu’il trouvait froid et sans souffle. Stravinski reprochait à Chopin et à Beethoven leur subjectivité excessive : pour lui, la musique devait se construire sur la forme et non sur l’émotion.

Berlioz trouvait la Neuvième de Beethoven confuse ; Tchaïkovski voyait en Brahms un compositeur terne. Debussy, de son côté, jugeait Brahms académique et figé, incapable d’échapper à une certaine pesanteur. À l’inverse, certains enthousiasmes se révélèrent excessifs : Balzac comparait Rossini à Napoléon, Stendhal en faisait un héritier spirituel de Mozart.

Le cas de Bach illustre plus encore la relativité des jugements. Aujourd’hui au sommet, il fut longtemps réduit au rôle de pédagogue. Voltaire, Rousseau et les encyclopédistes l’ignorèrent. Goethe le tenait pour respectable, mais étranger à la modernité. Wagner le voyait comme un précurseur, Schumann comme une école de discipline.

Chopin, célébré en France et en Pologne, fut regardé en Allemagne comme un compositeur de salon, avant que ses œuvres ne s’imposent comme un sommet du romantisme.

Mozart fut ramené à un musicien de charme, alors qu’il avait ouvert à la musique une dimension nouvelle. Purcell, figure majeure en Angleterre, fut éclipsé par Haendel venu d’Allemagne. Vivaldi disparut des répertoires du XIXᵉ siècle avant la redécouverte de ses manuscrits. Rameau fut contesté par ses pairs, qui le jugeaient trop cérébral.

Schubert connut une reconnaissance tardive, mais ici se dessine un contre-exemple éclairant : c’est Schumann qui, découvrant ses partitions, sut en reconnaître d’emblée la grandeur. Ces éclairs de lucidité existent, mais sont rares, et leur rareté souligne combien le temps demeure le véritable arbitre.

Ces jugements tiennent autant aux choix individuels qu’aux contextes historiques. Tout créateur se définit en partie par opposition : Ravel écarte Beethoven pour défendre un autre idéal, Stravinski critique Chopin pour marquer sa rupture avec le romantisme. Mais les époques imposent elles aussi leurs filtres. Bach paraissait austère à une oreille du XVIIIᵉ siècle ; Mozart, au XIXᵉ, souffrit de la comparaison avec Beethoven ; Vivaldi ne retrouva sa place qu’avec l’intérêt nouveau pour le baroque. Chaque époque entend selon ses habitudes, et ce cadre conditionne ce qu’elle valorise ou rejette.

Reste que malgré ces errements, certains noms se sont imposés comme des repères inamovibles. Bach, Mozart et Beethoven sont pour la musique occidentale ce que Socrate, Platon et Aristote furent pour la philosophie grecque : des figures  sans lesquelles l’Histoire de l’Occident serait difficile à penser.

Chez les Grecs, Socrate introduit la méthode critique ; Platon élabore une pensée des formes et des Idées ; Aristote systématise et ordonne le savoir. De manière analogue, Bach établit les fondements d’un langage, Mozart en réalise l’équilibre et la clarté, Beethoven en étend les possibilités et oriente son développement.

Le cercle pourrait inclure Schubert, Chopin, Brahms, mais aussi Purcell, Vivaldi ou Rameau, désormais rétablis dans leur importance. Toutefois, le « trio » reste central : chacun incarne une dimension essentielle de l’histoire musicale. Tant que la mémoire de la civilisation occidentale se maintiendra, leur présence est assurée.

Le temps agit comme arbitre. Il corrige, sélectionne, confirme. Au-delà des polémiques, des aveuglements et des enthousiasmes éphémères, quelques noms constituent le socle définitif. Bach, Mozart et Beethoven sont des jalons essentiels de l’histoire musicale et une part constitutive de la civilisation occidentale, comme si la musique, à travers eux, avait trouvé sa langue.

L’étiquette “extrême droite” en France : pertinence et limites

Depuis plusieurs décennies, l’expression « extrême droite » occupe une place structurante dans le débat public. Elle renvoie, dans l’imaginaire collectif, aux années 1930 : rejet de la démocratie libérale, culte du chef, violence politique et antisémitisme systémique. Toutefois, son usage actuel suscite débat : appliquée au Rassemblement national (RN) ou, plus récemment, à Reconquête, cette appellation oscille entre la description de leur nature réelle et la reconduction discursive d’une catégorie forgée dans un contexte historique différent.

Historiquement, la notion d’extrême droite renvoyait à des courants qui aspiraient à abolir le parlementarisme, restreindre les libertés fondamentales et instaurer un pouvoir autoritaire fondé sur la mobilisation de masse et la violence politique. Après 1945, ce courant survit en France à travers le Front national, fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen, dont les positions entretiennent explicitement l’association avec l’antisémitisme et l’extrémisme.

Le RN dirigé par Marine Le Pen, et plus encore Reconquête, s’en distinguent de manière significative. Ces partis revendiquent l’accès au pouvoir par les voies institutionnelles. Leur contestation vise moins le pluralisme démocratique que certains aspects de l’internationalisme : droits des étrangers, rôle des institutions supranationales, politiques migratoires. Ils apparaissent ainsi davantage comme des formations de droite souverainiste que comme l’« extrême droite » au sens historique du terme.

À partir de 2011, Marine Le Pen engage une stratégie de « dédiabolisation » destinée à rompre avec l’héritage sulfureux de son père. Cette démarche atteint son point culminant en 2015 avec l’exclusion de Jean-Marie Le Pen, condamné pour ses propos antisémites. Reconquête, fondé en 2021 par Éric Zemmour, ne porte pas ce passif. Ancien journaliste et essayiste issu d’une famille juive d’Algérie, Zemmour articule son discours autour de la critique de l’immigration, du multiculturalisme et de l’idéologie progressiste, tout en affirmant que l’antisémitisme contemporain provient principalement de l’islam radical et de l’extrême gauche.

Ce repositionnement a été reconnu par Serge et Arno Klarsfeld, figures de la mémoire de la Shoah. Serge Klarsfeld, historien et avocat, s’est illustré par ses enquêtes sur les responsables de la déportation des Juifs de France, contribuant notamment aux procès de Klaus Barbie et de Paul Touvier¹. Son fils Arno, également avocat et ancien membre du Conseil d’État, a prolongé cet engagement dans le débat public. Longtemps hostiles au Front national, ils considèrent aujourd’hui que le RN ne constitue pas un parti antisémite². Leur témoignage, en raison de leur autorité morale, confère un poids particulier à cette évolution.

Paul Amar, ancien présentateur du journal télévisé de France 2 et figure respectée du paysage médiatique, a déclaré sur CNews : « La communauté juive de France est tout simplement sacrifiée par Emmanuel Macron. Il y avait deux absents à la marche contre l’antisémitisme : Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Et je note et j’observe que sur ce terrain-là, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon marchent d’un même pas³. » Ce jugement illustre combien la perception du danger antisémite tend à se déplacer vers d’autres horizons politiques que ceux traditionnellement associés à l’« extrême droite ».

Les enquêtes de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et de l’IFOP confirment d’ailleurs que la majorité des actes antisémites commis en France émanent désormais d’autres milieux⁴. Pierre-André Taguieff, spécialiste de l’histoire des racismes, estime que « l’antisionisme est le masque de l’antisémitisme : Israël est le Juif des nations »⁵.

Certaines propositions du RN et de Reconquête demeurent néanmoins controversées. La « priorité nationale », par exemple, vise à réserver certaines prestations sociales aux seuls citoyens français. Bien que critiquée, cette mesure ne remet cependant pas en cause le principe d’égalité devant la loi ; elle accentue une distinction déjà présente dans les démocraties occidentales entre nationaux et étrangers (droit de vote, accès à certaines fonctions publiques, conditions d’aides sociales). Elle relève d’un souverainisme affirmé plutôt que d’un projet autoritaire.

La question du voile islamique constitue un autre point de tension. Éric Zemmour le désigne comme « uniforme de l’islamisme »⁶. Des recherches ont montré que, pour une partie des femmes qui le portent, il peut effectivement traduire une adhésion idéologique⁷, ce qui alimente les arguments de ses opposants.

Dans le même registre, les attaques menées contre certaines ONG manifestent une volonté de fermeté : le RN et Reconquête accusent certaines associations d’encourager l’immigration illégale. Marine Le Pen parle de « complices objectifs »⁸, Zemmour de « traîtres à la nation »⁹. Mais ces propositions traduisent moins une remise en cause du droit d’association qu’une radicalisation de son usage politique.

Par ailleurs, le programme économique du RN se situe à distance du libéralisme de la droite traditionnelle. Sur de nombreux points, il converge avec des positions historiquement situées à gauche. Marine Le Pen défend ainsi la protection des services publics et un interventionnisme accru de l’État dans l’économie nationale. Le RN promeut des mesures protectionnistes face à la mondialisation et aux délocalisations, tout en critiquant le libre-échange européen. Certains observateurs qualifient dès lors son programme économique de « socialiste », en ce qu’il privilégie la souveraineté nationale sur les logiques de marché¹⁰.

Malgré ces évolutions, l’étiquette « extrême droite » demeure omniprésente dans le débat public et médiatique. Pour Pierre-André Taguieff, elle fonctionne comme un instrument polémique visant à « disqualifier l’adversaire quand on ne peut pas le vaincre par les idées »¹¹. Jacques Julliard estime, pour sa part, que « la gauche a inventé le concept d’extrême droite pour disqualifier des adversaires qu’elle n’arrive pas à combattre sur le terrain des idées »¹².

Ces analyses invitent à s’interroger sur le décalage entre langage politique et réalités partisanes. Le recours au stigmate « extrême droite » semble moins destiné à décrire qu’à délégitimer. Par ailleurs, certains comportements traditionnellement associés à l’extrême droite se rencontrent aujourd’hui à gauche : violences récurrentes lors de manifestations, occupations de facultés ou blocages d’universités accompagnés de pressions pour empêcher la tenue de conférences jugées « réactionnaires », actions de censure à l’encontre d’intellectuels ou d’artistes contestés, ainsi que la contestation explicite de la souveraineté nationale par le refus d’appliquer certains traités européens ou par la revendication d’une « désobéissance » aux institutions. Jean-Luc Mélenchon revendique ainsi une « désobéissance » aux traités européens, remettant en cause l’autorité des institutions¹³. Ces éléments montrent que les marqueurs de l’antidémocratie peuvent se déplacer et se manifester dans des camps politiques opposés.

En définitive, qualifier le RN et Reconquête d’« extrême droite » demeure problématique. Leur orientation traduit un souverainisme et un populisme radicaux, mais ne présente pas les traits constitutifs du fascisme ou des régimes autoritaires du passé. L’usage du terme suppose donc une vigilance conceptuelle : il importe de distinguer un héritage historique lourd de mémoire des réalités contemporaines qui ne s’y identifient pas pleinement.

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  1. Serge Klarsfeld (né en 1935), avocat et historien, est l’auteur de nombreuses publications sur la déportation des Juifs de France. Voir : Mémoires, Fayard, 2015.
  2. Déclaration d’Arno Klarsfeld, citée dans Le Figaro, 22 juin 2017.
  3. Paul Amar), journaliste, a dirigé le journal télévisé de France 2 dans les années 1990.
  4. CNCDH, Rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, La Documentation française ; IFOP, Rapports annuels sur l’antisémitisme en France.
  5. Pierre-André Taguieff (né en 1946), politologue et philosophe, directeur de recherche au CNRS. Citation extraite de : La nouvelle judéophobie, Mille et une nuits, 2002.
  6. Éric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot, Rubempré, 2021.
  7. Dounia Bouzar, Désamorcer l’islam radical, Éditions de l’Atelier, 2014.
  8. Marine Le Pen, discours à l’Assemblée nationale, 5 février 2019.
  9. Éric Zemmour, meeting de Villepinte, 5 décembre 2021.
  10. Jérôme Sainte-Marie, Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme, Cerf, 2019.
  11. Pierre-André Taguieff, L’illusion populiste, Flammarion, 2002.
  12. Jacques Julliard (1933–2023), historien et essayiste, a publié Les gauches françaises, 1762-2012. Histoire, politique et imaginaire, Flammarion, 2012.
  13. Jean-Luc Mélenchon, meeting de Lyon, 5 février 2017.

Le détournement de la Shoah : Finkelstein, Chomsky, Butler et les autres

Le palestinisme est un avatar du nazisme, en ce qu’il érige l’élimination des Juifs en condition de la régénération du monde : chez les nazis, cette régénération se justifiait au nom d’une loi naturelle, biologique et raciale ; dans le palestinisme, elle se fonde sur une loi divine, transcendante et sacrée. Les uns mobilisaient le vocabulaire de l’hygiène et de la biologie, les autres celui du commandement religieux et de la théologie politique. Mais au-delà de cette différence de registre, le noyau idéologique est identique : l’ennemi juif est absolutisé, essentialisé, déshumanisé, et son anéantissement est non seulement légitime, mais constitue un devoir.

Un paradoxe saisissant traverse le monde intellectuel juif contemporain. Certains penseurs, héritiers d’une mémoire marquée par la Shoah et enfants de survivants, refusent non seulement toute comparaison entre nazisme et palestinisme, mais vont jusqu’à inverser les rôles : les descendants des victimes deviennent les nouveaux bourreaux, et Israël se voit accusé de reproduire contre les Palestiniens la férocité subie autrefois par les Juifs. Par ce renversement, ils offrent une légitimité inespérée aux rhétoriques les plus corrosives de l’antisémitisme moderne.

Norman Finkelstein, fils de survivants d’Auschwitz, s’est construit une carrière  sur ce renversement. Dans The Holocaust Industry, il affirme que « l’Holocauste a été transformé en une arme idéologique, utilisée pour justifier les politiques criminelles d’Israël et pour extorquer de l’argent à l’Europe »¹. Ce geste, présenté comme courage moral, a trouvé un écho immédiat chez les négationnistes : David Irving, chantre du révisionnisme, le salua comme « un homme de courage »². Loin de protéger la mémoire de ses parents déportés, Finkelstein a ainsi fourni des munitions rhétoriques à ceux qui veulent relativiser ou effacer la Shoah. Lorsqu’il compare Gaza au ghetto de Varsovie³, il ne fait pas qu’accuser Israël : il donne aux ennemis du peuple juif l’arme la plus perverse qui soit, celle du retournement symbolique de la mémoire.

Noam Chomsky, linguiste de renommée mondiale et figure tutélaire de la gauche radicale, a lui aussi livré des cartouches idéologiques à cette logique. Défenseur acharné de la liberté d’expression, il rédigea en 1980 une préface en soutien à Robert Faurisson, où il affirme : « Je soutiens sans réserve le droit de Faurisson à la liberté d’expression »⁴, ajoutant qu’il n’a « rien trouvé dans ses travaux qui puisse être qualifié d’antisémite »⁵. Ce refus obstiné de voir dans le négationnisme autre chose qu’une simple opinion relève d’une cécité morale abyssale. Déjà, dans les années 1970, Chomsky avait parlé de « propagande occidentale » pour décrire les témoignages sur les massacres des Khmers rouges⁶, minimisant ainsi l’un des pires crimes du XXᵉ siècle. Cette même grille d’aveuglement l’a conduit à populariser l’image de Gaza comme « prison à ciel ouvert »⁷, formule devenue slogan mondial, où Israël se trouve assimilé à ses anciens bourreaux.

Judith Butler, philosophe internationalement reconnue, a inscrit sa critique dans la grille postcoloniale, mais jusqu’à la compromission. En 2006, lors d’un séminaire à Berkeley, elle déclarait qu’« il faut comprendre le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes »⁸. Elle défend par ailleurs le boycott académique d’Israël au sein du mouvement BDS⁹. Or la charte du Hamas proclame explicitement : « Le Jour du Jugement n’arrivera pas tant que les musulmans n’auront pas combattu et tué les Juifs »¹⁰. Le paradoxe est saisissant : la théoricienne du genre et du féminisme accorde sa légitimité à des organisations qui oppriment les femmes, persécutent les homosexuels et glorifient l’assassinat de Juifs.

Edgar Morin, pour sa part, fournit en France une variante singulière. En 2002, il cosigne une tribune dans Le Monde affirmant que « les Juifs d’Israël, descendants de victimes de l’apartheid nazi, infligent aux Palestiniens un apartheid d’un autre type » et que « les Juifs sont capables de tout » avant d’ajouter qu’« ils prennent plaisir à humilier »¹¹. Ces propos, condamnés pour incitation à la haine raciale avant d’être blanchis par la Cour de cassation¹², montrent jusqu’où peut mener un humanisme abstrait lorsqu’il se transforme en caricature accusatoire. Ici encore, la mémoire de la Shoah sert de tremplin pour frapper Israël d’un stigmate moral.

Delphine Horvilleur, rabbin réformée et figure du judaïsme libéral, adopte une posture plus feutrée mais tout aussi problématique. Dans Réflexions sur la question antisémite, elle écrit : « Le judaïsme est d’abord une éthique de l’altérité et de la fragilité. Israël doit toujours s’y mesurer »¹³. Sous l’apparence prophétique, cette injonction revient à poser sur Israël une exigence impossible : être parfait pour exister. Cette rhétorique, souvent reprise dans les médias, nourrit l’idée qu’Israël n’a droit à la légitimité qu’au prix d’une exemplarité surhumaine. Et en mai 2025, elle a franchi un pas supplémentaire : dans une tribune intitulée Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire, elle a dénoncé la « déroute politique » et la « faillite morale » d’Israël face à la tragédie endurée par les Gazaouis, jugeant « urgent de reprendre la parole » et cessant de « se taire » devant un plan de « conquête » de Gaza¹⁴. Ce type de prise de parole, qui place Israël dans le rôle du coupable absolu, s’inscrit dans le même schéma : l’injonction morale, transformée en condamnation, se retourne contre ceux qu’elle prétend sauver.

Anne Sinclair, enfin, incarne une forme de conformisme médiatique. Dans un entretien en 2012, elle déclare : « Je suis juive, mais je ne défends pas la politique d’Israël »¹⁵. Cette formule, apparemment banale, est devenue emblématique : sa judéité sert de caution, et sa distance critique, de gage de respectabilité. Ici encore, le capital mémoriel hérité de la Shoah se transforme en alibi, non pas pour affermir une vigilance, mais pour nourrir le discours dominant.

Ces intellectuels ne se perçoivent pas comme des marginaux, mais comme les gardiens d’un judaïsme universel. Pourtant, ce qu’ils présentent comme dissidence prophétique se réduit le plus souvent à un alignement sur la doxa académique et médiatique. Ce que Finkelstein écrit devient slogan pour des négationnistes ; ce que Chomsky formule se change en banderole militante ; ce que Butler articule se transforme en justification du terrorisme ; ce que Morin, Horvilleur ou Sinclair avancent dans des tribunes ou entretiens se métamorphose en caricature hostile.

Ainsi, l’héritage de la Shoah, censé protéger la mémoire juive, se retourne contre elle. Leur érudition se fait caution, leur universalisme devient alibi, leur judéité se change en instrument au service de l’ennemi. Et c’est ce renversement — le plus cruel peut-être — qui confère au palestinisme sa légitimité intellectuelle et sa puissance symbolique.

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  1. Norman Finkelstein, The Holocaust Industry, Verso, 2000.
  2. David Irving, cité par The Guardian, 14 février 2000.
  3. Norman Finkelstein, Image and Reality of the Israel–Palestine Conflict, Verso, 1995.
  4. Noam Chomsky, préface à Mémoire en défense de Robert Faurisson, 1980.
  5. Anne Sinclair, entretien avec Le Monde, 28 janvier 2012.
  6. Noam Chomsky & Edward S. Herman, After the Cataclysm: Postwar Indochina and the Reconstruction of Imperial Ideology, 1979.
  7. Noam Chomsky, entretien, Le Monde diplomatique, janvier 2009.
  8. Judith Butler, déclaration rapportée par The Jewish Daily Forward, 7 septembre 2012.
  9. Judith Butler, Parting Ways: Jewishness and the Critique of Zionism, Columbia University Press, 2012.
  10. Charte du Hamas, 1988, article 7.
  11. Edgar Morin, Danièle Sallenave, Sami Naïr, « Israël-Palestine : le cancer », Le Monde, 4 juin 2002.
  12. Décision de la Cour de cassation, chambre criminelle, 2006.
  13. Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite, Grasset, 2019.
  14. Delphine Horvilleur, Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire, Tenou’a, 8 mai 2025 ; repris par Huffington Post.

Le faux déclin d’Israël et le vrai retour de l’antisémitisme

Le 7 octobre 2023 a brisé une représentation qui semblait acquise : celle d’un Israël sûr de lui, protégé par sa supériorité militaire, son avance technologique et sa réputation d’invulnérabilité. En quelques heures, cet édifice symbolique s’est effondré. Les images diffusées à travers le monde montraient un pays pris au dépourvu : des civils massacrés ou enlevés, des familles surprises dans leur quotidien, une armée introuvable là où on l’attendait. L’État qui, depuis sa fondation, s’était imposé comme incarnation de vigilance et de dissuasion paraissait soudain démuni, trahi dans ce qu’il avait de plus essentiel : la promesse de protection. Ce fut moins une défaite militaire qu’un événement emblématique. L’Israël invincible se révéla vulnérable, et cette faille bouleversa bien au-delà du Proche-Orient.

Car cet effondrement d’image réveilla une mémoire ancienne. L’histoire juive a façonné pendant des siècles une figure obsédante : celle du Juif sans défense, assigné à l’impuissance, exposé aux violences de ses voisins, sans recours à la force ni à l’État. Du Moyen Âge chrétien où les ghettos marquaient la séparation, aux pogroms d’Europe de l’Est, jusqu’à l’anéantissement de la Shoah, cette image n’a cessé d’être confirmée et réactivée. Et dans le monde arabo-musulman, elle trouvait son équivalent dans la condition de dhimmi, toléré mais subordonné, vivant dans un statut de dépendance institutionnalisée. Partout, la vulnérabilité juive n’était pas seulement la conséquence des persécutions : elle en était aussi la justification. L’impuissance du Juif devenait sa « faute », son stigmate, la preuve supposée de sa différence et la raison de la haine qu’on lui portait. La vulnérabilité n’était pas un accident, mais un état que l’imaginaire collectif considérait comme consubstantiel à la judéité.

La fondation d’Israël bouleversa radicalement cette logique. En rompant avec l’assignation à l’impuissance, l’État juif fit naître une autre figure : celle d’un peuple maître de son destin, capable de se défendre, d’imposer sa présence et de garantir sa survie. Cette transformation n’était pas seulement politique ou militaire, elle recouvrait l’ancienne image d’une figure neuve, celle de la puissance retrouvée. Mais une représentation ne disparaît jamais complètement. Même recouverte, elle demeure en arrière-plan, prête à resurgir au moindre signe de vacillement.

Le 7 octobre fut ce moment. Le contraste entre la réputation d’invulnérabilité et l’évidence soudaine de la vulnérabilité réactiva l’imaginaire ancien. C’est dans cette brèche que s’est engouffré l’antisémitisme. La rapidité du déchaînement fut saisissante. Dès le lendemain, avant même que la riposte israélienne ne s’organise, l’antisémitisme se manifesta avec une violence inédite : dans les discours, dans les actes, sur les murs des villes et sur les réseaux sociaux. Ce n’était pas encore la guerre de Gaza qui servait de justification, mais un retournement de perception. Le fait qu’Israël, un instant, n’ait pas su ou pas pu protéger ses citoyens fut interprété comme la confirmation d’une fragilité structurelle. L’impression de vide, laissée par l’absence momentanée de protection, fonctionna comme une autorisation tacite : elle libéra une haine jusque-là contenue par la crainte de la force. Là où la puissance impose la retenue, la faiblesse, réelle ou supposée, appelle l’agression.

Cette désinhibition ne resta pas confinée aux marges radicales ou aux colères de rue. Elle atteignit jusqu’aux discours officiels. Lorsque le Secrétaire général de l’ONU déclara que les attaques du Hamas « n’avaient pas eu lieu dans le vide », en évoquant « cinquante-six ans d’occupation suffocante », Israël entendit moins une contextualisation qu’une relativisation. Même condamnée, l’horreur se voyait ainsi accompagnée d’explications susceptibles de la rendre compréhensible. L’instant de vulnérabilité fut retourné en procès : la victime se retrouva inscrite dans une narration qui inversait les rôles. Comme si, dès qu’elle cessait d’incarner la force, la figure juive redevenait suspecte, et sa faiblesse même se retournait contre elle.

Il faut comprendre que ce mécanisme n’est pas limité à l’antisémitisme, même s’il y trouve son expression la plus constante. La vulnérabilité peut susciter la compassion, mais elle attire aussi la violence. Les foules s’acharnent volontiers sur celui qui ne rendra pas les coups, et ce qui freine l’agression n’est pas tant le sens de la justice que la crainte de la rétorsion. Dans le cas des Juifs, cette logique anthropologique s’est greffée sur une mémoire longue, où l’impuissance fut érigée en image dominante. Israël avait recouvert cette figure, mais le 7 octobre, elle resurgit, rappelant qu’aucune puissance acquise ne suffit à effacer les représentations anciennes.

Ainsi s’explique le paradoxe de l’automne 2023 : ce n’est pas la guerre en elle-même qui a réveillé l’antisémitisme, mais l’instant où l’image d’Israël invulnérable s’est effondrée. Les vieux démons ont resurgi avec une rapidité qui dit leur permanence. Pourtant, il importe de lever l’illusion. Car les antisémites ont cru voir dans le 7 octobre l’annonce d’un déclin irréversible, la révélation d’une fragilité structurelle. Ils ont confondu un moment de surprise avec un signe d’effondrement. Or la réalité est tout autre : Israël n’est pas invulnérable, mais n’a jamais été aussi solide. Ses ressources militaires, économiques et sociales sont aujourd’hui à un sommet, et la faille du 7 octobre n’était pas une fissure irréparable, mais un rappel tragique que même les forces les mieux préparées ne sont pas à l’abri de l’imprévisible.

C’est là toute l’ironie de l’histoire : la haine a cru voir dans le 7 octobre l’annonce d’un effondrement, mais elle n’a saisi qu’un mirage. Elle a pris une brèche momentanée pour une vérité durable. Israël n’a pas flanché, car il n’y avait rien à flancher : l’attaque ne pouvait en aucune manière menacer l’existence de l’État ni ébranler sa force. Ce que les assaillants croyaient atteindre leur échappait dès l’origine. Ils ont projeté sur le présent l’image d’un passé révolu, celui du Juif impuissant livré aux pogroms et à la Shoah, sans comprendre que ce monde n’existe plus. L’émergence d’Israël a tourné cette page, définitivement.

La judéité comme nappe phréatique

La nappe phréatique est une réserve d’eau invisible, constituée au fil du temps. Elle se forme par infiltration lente, par accumulation, par sédimentation. Elle ne se donne pas à voir, elle n’offre pas la surface d’un lac ou le cours d’une rivière. Elle échappe au regard, et pourtant elle est là, tenace, gardienne d’une continuité souterraine. Elle témoigne que l’essentiel ne se manifeste pas toujours dans la clarté immédiate, mais se maintient dans les profondeurs, à l’abri des secousses telluriques.

La judéité, dans sa manière de traverser l’histoire, s’apparente à cette profondeur. Elle est une mémoire qui ne se laisse pas abolir, un flux qui se maintient en dépit des obstacles, un attachement qui se transmet sans se réduire à une répétition. Elle n’est pas seulement ce que l’on reçoit du passé, elle est aussi une manière d’habiter ce passé, de le faire vivre, de le réinventer dans le présent.

Cette constance n’est ni conservatisme ni inertie, mais vitalité intérieure. Elle sait se transformer sans se trahir, elle sait se déployer autrement sans renoncer à ce qui la constitue. C’est ce mouvement qui a toujours dérangé les héritiers qui ont voulu l’absorber, la dépasser ou l’effacer. Car une continuité qui se perpétue en dehors du récit dominant inquiète, elle résiste à l’intégration.

Lorsque de nouvelles traditions religieuses se sont constituées à partir d’elle, la judéité s’est trouvée prise dans leur regard. Le christianisme, en se constituant, a voulu proclamer l’accomplissement. Israël n’était qu’annonce, le Christ en serait l’achèvement. La lumière s’était levée, et ceux qui demeuraient attachés à la Torah furent accusés d’aveuglement, de rester dans l’ombre. Pour légitimer son propre récit, le christianisme dut réduire la judéité à une étape préparatoire, à un vestige dépassé dont la vérité n’était compréhensible qu’en fonction de ce qui venait après.

L’islam, de son côté, adopta une autre logique, celle de la restitution. Les patriarches, les prophètes de la Bible étaient, disait-on, musulmans avant l’heure. La judéité n’était alors qu’une déviation, une falsification, une trahison. La Torah n’avait pas gardé intact le dépôt de vérité, mais l’avait déformé. Les juifs contemporains devenaient les témoins corrompus de cette altération.

Deux logiques distinctes, mais une même structure : impossibilité d’accorder à la judéité sa vitalité propre, de lui laisser le droit de continuer d’exister par elle-même. Une telle reconnaissance aurait impliqué d’assumer une dette, d’accepter une filiation, de constater qu’il demeurait là une source intacte, jamais épuisée. Or ce serait ébranler la prétention fondatrice de ces traditions, qui voulaient être commencement absolu. Ainsi, pour se constituer, elles ont dû réduire, nier ce qui, malgré elles, survivait.

Mais une filiation refoulée ne disparaît pas. Elle revient sous la forme du soupçon, de l’inquiétude, de la menace diffuse. C’est pourquoi l’histoire de la judéité est aussi l’histoire des accusations qui l’ont poursuivie. Au Moyen Âge, on l’accusa d’empoisonner les puits, comme si cette ressource souterraine devenait métaphore de ce qu’on craignait. Plus tard, on parla des juifs comme de corrupteurs des nations par l’argent, la pensée, la culture, la morale.

Toujours le même imaginaire : ce qui échappe au contrôle devient toxique, dangereux. À travers les siècles, l’acharnement  de cette représentation frappe : l’hostilité change de forme, mais elle repose toujours sur la même incapacité à tolérer une vitalité autonome, une fidélité qui perdure.

La pérennité de la judéité, dans sa simplicité même, montre pourtant l’échec des logiques de substitution. Elle dément aussi bien l’idée d’un accomplissement définitif que celle d’un retour pur aux origines. Elle n’est ni dépassée, ni dévoyée, mais continue. Elle témoigne de ce qui ne se laisse pas gommer, de ce qui résiste à la proclamation des ruptures. Et c’est en cela qu’elle devient paradoxale : à la fois indispensable et insupportable. Indispensable, car d’elle procèdent les héritages qui l’ont contestée. Insupportable, parce qu’elle demeure alors même qu’on a voulu la réduire à l’état de vestige.

L’antisémitisme traduit ce paradoxe. Il ne se limite pas à une hostilité circonstancielle, il n’est pas seulement le produit d’un conflit religieux ou social : il exprime une structure plus profonde, faite de dépendance et de rejet, de filiation et de meurtre symbolique. On se nourrit de la judéité, mais on la proclame morte. On en hérite, mais on la déclare corruptrice.

Pourtant, malgré  ces tentatives, la judéité traverse l’histoire comme la nappe souterraine traverse les terres, invisible mais présente, silencieuse. Ni les exclusions, ni les condamnations, ni même les persécutions les plus extrêmes n’ont pu l’éteindre. Elle résiste à l’effacement, elle échappe aux substitutions. Sa force est précisément d’être mémoire vivante, transmise de génération en génération, parfois renforcée même par le rejet. Elle se perpétue jusque dans l’adversité, et c’est ce qui la rend à la fois inquiétante pour ceux qui voudraient l’éliminer, et singulière dans l’histoire humaine.

Cette singularité, pourtant, ne concerne pas seulement la judéité. Elle dit quelque chose de plus universel : que faisons-nous de ce qui persiste ? Comment traitons-nous l’héritage, lorsqu’il ne disparait pas malgré nos proclamations de nouveauté absolue ? Acceptons-nous de reconnaître ce qui nous précède, ou voulons-nous l’oublier pour mieux affirmer notre autonomie ? La judéité met en lumière cette tension fondamentale entre le désir de commencer à neuf et l’impossibilité d’échapper à la filiation. Elle rappelle que le temps humain n’est jamais table rase, qu’il ne se réduit pas à des ruptures spectaculaires.

C’est là, peut-être, le sens profond de cette persistance : attester que l’histoire n’est pas seulement faite de déchirures, mais qu’elle est portée par des fidélités qui se maintiennent. Des fidélités qui ne demandent pas à être proclamées, qui n’attendent ni reconnaissance ni validation, mais qui demeurent. Elles sont semblables aux nappes phréatiques : invisibles, silencieuses, mais indispensables. Sans elles, rien ne durerait. Avec elles, quelque chose continue, obstinément.

George Floyd, Charlie Kirk : deux morts, deux poids deux mesures

Deux tragédies, deux symboles, deux réactions diamétralement opposées. L’une a déclenché une indignation planétaire, l’autre n’a rencontré qu’un silence embarrassé. Ce contraste révèle moins les différences de circonstances que la fragilité de nos principes démocratiques.

La mort de George Floyd, survenue à Minneapolis en mai 2020, constitua un moment de rupture dans l’opinion publique mondiale. Les images montraient un policier maintenant son genou sur son cou, tandis que Floyd répétait qu’il ne pouvait pas respirer. Filmée par des témoins et diffusée sur les réseaux sociaux, cette scène provoqua un choc émotionnel dont l’onde se propagea bien au-delà des frontières américaines.

Très vite, le drame fut perçu comme le révélateur de tensions enfouies. De nombreux responsables politiques, ainsi qu’une large partie de l’opinion publique, y virent le signe d’une brutalité policière et d’un racisme systémiques aux États-Unis. Les médias internationaux, dans leur majorité, relayèrent cette lecture et insistèrent sur la portée symbolique de ce décès, élevé au rang de symptôme des fractures de la société. Ce fut le point de départ d’une mobilisation massive : d’abord aux États-Unis, où déferlèrent des manifestations d’ampleur inédite, puis dans le monde entier.

L’écho politique fut considérable. Des gouvernements étrangers exprimèrent leur solidarité avec les manifestants, tandis que des institutions internationales prirent position. Le Parlement européen observa une minute de silence en mémoire de George Floyd, traduisant la volonté d’accorder à cet évènement une signification dépassant la seule question américaine. Floyd devint ainsi, pour beaucoup, une figure symbolique : cette mort,  juridiquement qualifiée d’homicide, se trouva investie d’une portée quasi universelle.

Cinq ans plus tard, un autre événement secoue l’opinion publique : l’assassinat de Charlie Kirk, le 10 septembre 2025, à l’Université de l’Utah Valley. Âgé de 31 ans, fondateur de l’organisation conservatrice Turning Point USA, Kirk s’était imposé ces dernières années comme une figure montante de la droite américaine.

Turning Point USA mobilise les étudiants autour de thèmes conservateurs : défense de l’économie de marché, valorisation des libertés individuelles, critique du politiquement correct. Le mouvement a aujourd’hui une ampleur considérable et figure parmi les réseaux les plus visibles sur les campus. Pour ses partisans, TPUSA constitue un refuge offert à la liberté d’expression, dressé face à une culture universitaire perçue comme acquise au progressisme.

Orateur habile, doté d’un sens aigu de la communication médiatique, Charlie Kirk multipliait interventions, débats et interviews. Il s’était forgé l’image d’un agitateur intellectuel, n’hésitant pas à défier ses adversaires en se présentant comme défenseur de la liberté d’expression. Pour ses soutiens, il incarnait la capacité de la droite américaine à parler à la jeunesse et à contester l’hégémonie culturelle de la gauche. Pour ses opposants, il n’apparaissait que comme un provocateur nourrissant les fractures.

C’est dans ce rôle qu’il trouve la mort. Le 10 septembre 2025, alors qu’il s’adresse au public lors d’une rencontre académique devant des milliers de personnes, un tireur embusqué tire une balle au cou qui lui est fatale. L’acte est qualifié d’assassinat politique par le gouverneur de l’Utah. Le choc est immense dans les milieux conservateurs américains, qui perdent l’un de leurs porte-parole les plus populaires. Le président Donald Trump ordonne que les drapeaux soient mis en berne et annonce qu’il décernera à titre posthume à Kirk la médaille présidentielle de la liberté, distinction hautement symbolique.

Sur le plan international, la réaction est mitigée. Là où la mort de George Floyd avait suscité une mobilisation planétaire, l’assassinat de Kirk ne provoque rien de comparable. Certains gouvernements expriment leurs condoléances mais demeurent discrets. En France, les réactions officielles se limitent au protocole. Dans d’autres pays européens, l’événement est relayé par les médias sans entraîner de prises de position politiques fortes. Le Parlement européen illustre cette différence : une partie importante de ses députés refuse de se lever lors de l’hommage à Kirk, contraste saisissant avec l’unanimité, presque liturgique, manifestée cinq ans plus tôt pour George Floyd.

En 2020, la couverture de l’affaire Floyd fut homogène : les grands quotidiens américains insistèrent sur la dimension structurelle de l’événement, et la presse européenne reprit le récit d’une indignation universelle. Des éditoriaux réclamèrent des réformes et soulignèrent la nécessité d’un sursaut collectif. À l’inverse, en 2025, l’assassinat de Kirk donne lieu à une couverture fragmentée : certains médias conservateurs l’érigent en martyr de la liberté d’expression, tandis que d’autres soulignent la personnalité clivante du militant et rappellent ses polémiques. En Europe, l’attention se porte moins sur la défense d’un principe que sur la perception contrastée d’une figure politique.

En 2020, associations, collectifs et ONG se mobilisèrent autour du nom de George Floyd : marches, pétitions, prises de parole d’intellectuels et initiatives étudiantes donnèrent à sa mort une dimension universelle. En 2025, les réactions à la mort de Kirk demeurent circonscrites. Aux États-Unis, des associations proches de TPUSA organisent des veillées, mais ces initiatives restent confinées à un cercle militant. En Europe, rares sont les associations à se saisir de l’événement. Beaucoup d’intellectuels adoptent une posture prudente : là où des universitaires dénoncèrent unanimement la mort de Floyd comme révélatrice d’injustice, beaucoup se bornent à souligner l’horreur de l’assassinat de Kirk sans en tirer la moindre leçon.

En juin 2020, alors que l’Europe était en pleine épidémie de Covid-19 et que les grands rassemblements étaient interdits, le ministère de l’Intérieur français autorisa une manifestation en mémoire de Floyd, invoquant le caractère exceptionnel de l’événement. Cette décision marqua les esprits, car elle montrait que l’émotion collective pouvait prévaloir sur les impératifs de santé publique. Dans le même esprit, certains représentants de l’État posèrent même un genou à terre comme acte de soumission à l’air du temps.

Après la mort de George Floyd, de nombreuses universités prirent position : lettres ouvertes, déclarations d’enseignants, révisions de programmes, colloques et séminaires inscrivirent son nom dans leurs débats sur la justice sociale. Dans le cas de Charlie Kirk, le silence domine. Son assassinat s’étant produit dans une enceinte universitaire, on aurait pu attendre un sursaut en faveur de l’indépendance académique. En Europe, les campus restent muets, certains professeurs allant jusqu’à affirmer que l’assassinat, bien que condamnable, ne saurait faire oublier la charge polémique attachée au personnage.

Il faut enfin rappeler une distinction essentielle dans les circonstances mêmes de ces deux vies fauchées. George Floyd est décédé lors d’une interpellation policière, après un refus d’obtempérer et une tentative de fuite, dans un enchaînement de circonstances qui avait dégénéré. Charlie Kirk, à l’inverse, est tué alors qu’il se trouve sur une tribune universitaire, exposant ses idées, lorsqu’un criminel prémédite et exécute un assassinat. Dans ce second cas, il n’y a ni confrontation avec les forces de l’ordre ni contexte accidentel : il s’agit d’un acte délibéré visant à faire taire une voix politique. Cette dissemblance radicale rend plus énigmatique encore l’asymétrie des réactions.

Lorsqu’une victime incarne une cause perçue comme légitime, la mobilisation est unanime. Lorsqu’elle est assassinée pour ses opinions, les réactions se fragmentent. Ce double standard mine la cohérence du discours démocratique : il revient à conditionner la reconnaissance des droits fondamentaux à l’identité idéologique de la victime.

Une démocratie ne peut se maintenir que si ses principes sont appliqués sans distinction. Ils perdent toute consistance s’ils ne protègent que les voix jugées acceptables par la doxa du moment. Refuser à Charlie Kirk le statut de martyr de la liberté d’expression au motif que ses opinions divisent, c’est laisser entendre que certaines vies compteraient moins que d’autres.

La comparaison entre les morts de Floyd et de Kirk met en lumière la difficulté des sociétés contemporaines à traiter toutes les paroles avec une égale dignité. Si la défense des droits fondamentaux devient conditionnelle, elle se transforme en instrument partisan. Et c’est cette dérive, plus encore que les drames eux-mêmes, qui met en péril l’armature même du projet démocratique.

Raymond Aron contre De Gaulle : Israël, d’hier à aujourd’hui

Raymond Aron, philosophe, sociologue et chroniqueur politique, fut l’une des grandes figures intellectuelles françaises du XXe siècle. Libéral lucide dans un pays longtemps fasciné par les idéologies totalitaires, il se distingua par son refus des illusions et sa fidélité à la rigueur analytique. Juif assimilé, se disant lui-même « déjudaïsé », il n’en fut pas moins profondément touché par la question d’Israël et par la place des Juifs dans l’histoire contemporaine. C’est à ce titre qu’il publia, à la suite de la conférence de presse du général de Gaulle du 27 novembre 1967, un petit ouvrage intitulé De Gaulle, Israël et les Juifs. Dans ce texte, Aron exprime avec une rare vigueur son indignation et sa lucidité devant ce qu’il considère comme une faute politique et morale d’une gravité exceptionnelle.

La conférence de presse du 27 novembre 1967 est devenue un jalon de l’histoire politique et symbolique de la France contemporaine. Par une formule restée célèbre, Charles de Gaulle, au faîte de son autorité, qualifia le peuple juif de « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », inscrivant ainsi dans la mémoire nationale un moment où l’immense prestige du chef de la Résistance bascula vers l’ombre d’un soupçon. Ce fut une rupture dans les relations entre la France et Israël, mais aussi une blessure dans la conscience juive française. Aron, observateur lucide et souvent mesuré des affaires internationales, réagit avec une vigueur inhabituelle. C’est que les mots du général touchaient à quelque chose de plus profond que la seule diplomatie : ils réactivaient, derrière l’actualité, les fantômes du passé.

Pour comprendre l’indignation d’Aron, il faut rappeler le contexte. La guerre des Six Jours venait de bouleverser le Proche-Orient. Israël, encerclé et menacé, avait pris l’initiative militaire et, en six jours, écrasé ses adversaires. Cette victoire spectaculaire fut saluée par une large partie de l’opinion publique française, émue par la disproportion des forces et par la mémoire encore vive de la Shoah. Les Juifs de France vécurent cet élan de sympathie comme une réconciliation heureuse entre leur citoyenneté et leur appartenance mémorielle. Aron l’a exprimé dans une phrase d’une justesse poignante : Parce que les sympathies de la majorité des Français allaient à Israël, les Juifs éprouvaient une joie émerveillée, la réconciliation de leur citoyenneté française et de leur “judaïcité” : en manifestant leur attachement à Israël, ils ne se séparaient pas des Français, ils se mêlaient à eux. C’était trop beau pour durer : eux aussi croyaient au Père Noël. Dans ce climat, les mots du général résonnèrent comme une trahison.

De Gaulle avait choisi de condamner la riposte israélienne, en feignant de maintenir une position de neutralité. Mais Aron dévoile l’ambiguïté de ce langage : exiger d’Israël qu’il ne tire pas le premier coup, c’était, de fait, l’empêcher de se défendre. Un regard sur la carte permettait de prévoir, sans grand risque d’erreur, celui qui, logiquement, devait tirer le premier coup, écrit-il avec ironie. En réalité, la France abandonnait sa posture d’arbitre et se rangeait du côté arabe. Ce qui heurtait Aron n’était pas seulement ce choix, mais l’explication que de Gaulle crut devoir en donner : l’impérialisme israélien serait imputable à l’instinct dominateur du peuple juif.

Ici, Aron s’élève avec force. Il ne s’agit plus seulement d’une erreur d’analyse géopolitique, mais d’une dérive rhétorique lourde de conséquences. Appeler “sûr de lui et dominateur” le peuple des ghettos me paraît, aujourd’hui encore, aussi dérisoire qu’odieux, affirme-t-il. En quelques mots, de Gaulle réactivait un imaginaire qui n’avait rien à faire dans la bouche d’un homme d’État occidental après 1945. Aron le souligne : Aucun homme d’État occidental n’avait parlé des Juifs dans ce style, ne les avait caractérisés comme “peuple” par deux adjectifs. Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras, non pas à Hitler et aux siens. Le diagnostic est implacable. De Gaulle, sans franchir le seuil d’un antisémitisme exterminateur, puisait néanmoins à la source du vieil antisémitisme nationaliste français, celui qui avait nourri l’affaire Dreyfus et formé les catégories mentales de générations entières.

Aron est d’autant plus choqué que cette phrase était inutile au raisonnement du général. Elle n’apportait rien à la démonstration. Pourquoi donc ce coup bas ? Je ne sais, avoue-t-il, tout en s’interrogeant : était-ce pour punir Israël de son indépendance militaire ? Pour flatter les régimes arabes dans l’espoir de contrats pétroliers ou d’influence stratégique ? Pour se démarquer des États-Unis en frappant indirectement leurs alliés ? Ou encore pour interdire toute velléité de double allégeance des Juifs de France ? Aron pose les questions sans y répondre, mais leur simple énumération révèle combien il perçoit ce geste comme calculé, prémédité, et non comme une simple maladresse.

Il en tire une conséquence grave : Le général de Gaulle a, sciemment, volontairement, ouvert une nouvelle période de l’histoire juive et peut-être de l’antisémitisme. Tout redevient possible. Tout recommence. Pas question, certes, de persécution : seulement de “malveillance”. Pas le temps du mépris : le temps du soupçon. Cette formule résume l’intuition centrale d’Aron : un simple mot, dans la bouche d’un homme d’État de ce rang, suffit à rendre de nouveau salonfähig — c’est-à-dire « acceptable dans les salons », fréquentable dans la bonne société — des préjugés que l’on croyait disqualifiés. L’antisémitisme, désormais, pouvait se dire de nouveau, se justifier par référence au Général, se glisser dans la conversation cultivée. En politique, les mots ne sont jamais neutres : ils fabriquent un climat.

À cette critique morale s’ajoute une analyse stratégique d’une remarquable lucidité. Aron rappelle que l’existence d’Israël est d’une fragilité sans équivalent. Les Arabes, dit-il, peuvent perdre bataille après bataille et garder intacte la perspective d’une victoire finale, parce qu’ils disposent de la démographie, de l’espace et du temps. Israël, lui, ne peut perdre une seule guerre, car la défaite signifierait la disparition pure et simple de l’État. David, une troisième fois, abattit Goliath mais il demeure David, momentanément supérieur par ce que l’on appelle aujourd’hui intelligence, la maîtrise des techniques, mais, après comme avant, sans réserves, sans position de repli. Cette vision, Aron la formule au lendemain de la guerre des Six Jours, mais elle reste d’une actualité saisissante : Israël vit comme une garnison assiégée, contrainte à la vigilance permanente.

Ce réalisme stratégique se double chez Aron d’un aveu existentiel. Je n’ai jamais été sioniste, d’abord et avant tout parce que je ne m’éprouve pas juif, écrit-il avec franchise. Et pourtant, il reconnaît : Je sais aussi, plus clairement qu’hier, que l’éventualité même de la destruction de l’État d’Israël (qu’accompagnerait le massacre d’une partie de la population) me blesse jusqu’au fond de l’âme. Tout est dit : l’intellectuel qui s’était voulu extérieur à la question juive se découvre, dans la menace contre Israël, atteint au plus profond. L’histoire rattrape ceux qui croient pouvoir s’en tenir à distance.

Cette ambivalence traverse toute sa réflexion. Aron refuse le nationalisme juif, mais il mesure que la survie d’Israël est indissociable de la mémoire de la Shoah et de l’avenir des Juifs partout dans le monde. C’est pourquoi il voit dans la phrase de de Gaulle un danger qui dépasse la conjoncture diplomatique. Elle fragilise le lien déjà précaire entre les Juifs de France et leur patrie, en rappelant que leur loyauté peut toujours être suspectée. La réconciliation joyeuse qu’ils avaient ressentie en juin 1967, en voyant la société française partager leur sympathie pour Israël, se trouvait brutalement brisée. Le soupçon revenait, et avec lui l’inquiétude d’un retour du refoulé antisémite.

Aron, en philosophe politique, sait que les nations se construisent aussi sur des mythes et des images. En associant l’État juif à une prétendue nature dominatrice du peuple juif, de Gaulle réintroduisait dans l’imaginaire collectif une équation pernicieuse : l’impérialisme israélien ne serait pas un choix politique, mais l’expression d’une essence éternelle. C’est précisément ce type de glissement qui a nourri les pires persécutions, de l’accusation de déicide à l’antisémitisme racial moderne. Qu’un chef d’État français l’ait repris, même atténué, était pour Aron une faute politique et morale d’une gravité exceptionnelle.

Pour autant, Aron ne cède pas à la tentation de réduire de Gaulle à cette faute. Son jugement final témoigne d’une tension entre admiration et désillusion : Le général de Gaulle a sa place dans l’histoire de France : tout Français, gaulliste ou non, juif ou non, souhaite passionnément que pour l’homme du 18 juin la vieillesse ne soit pas un naufrage. L’homme du 18 Juin reste le héros fondateur, le garant de la dignité nationale. Mais en 1967, ce héros a terni sa gloire en choisissant d’humilier les Juifs et de fragiliser Israël au nom d’intérêts obscurs ou de calculs stratégiques contestables.

Cet épisode, en définitive, éclaire durablement l’attitude française au Proche-Orient. Depuis de Gaulle, une ligne de méfiance à l’égard d’Israël, tempérée mais constante, s’est transmise de président en président, jusqu’à Emmanuel Macron lui-même. Derrière les oscillations de langage et de style, la matrice demeure : la France se veut l’interlocuteur privilégié du monde arabe, et pour cela, Israël doit toujours être tenu à distance. Aron, en 1967, avait déjà compris que ce choix diplomatique se paierait d’un prix moral, celui du soupçon réintroduit à l’égard des Juifs.

C’est ici que son analyse rejoint notre présent. La guerre de Gaza, les débats sur la légitimité d’Israël à se défendre, les critiques répétées de la colonisation ou des gouvernements israéliens successifs, tout cela s’inscrit dans une continuité où la France se montre toujours plus sévère envers l’État juif qu’envers ses adversaires. Certes, la condamnation du terrorisme est désormais explicite et les mots sont choisis avec prudence. Mais la tonalité demeure : Israël reste suspect de « disproportion », comme hier il était suspect d’« instinct dominateur ». L’héritage gaullien, consciemment ou non, continue de peser sur la diplomatie française.

Aron, s’il vivait aujourd’hui, verrait dans ces attitudes la confirmation de son intuition : ce qui semblait un simple « coup bas » en 1967 a ouvert une longue séquence où la critique politique d’Israël se double toujours, plus ou moins explicitement, d’une suspicion envers les Juifs eux-mêmes. Les formes ont changé, la rhétorique s’est adaptée, mais la structure demeure. Ce n’est pas seulement Israël qui est jugé : c’est le peuple juif qui, par ricochet, redevient objet de soupçon.

L’essai d’Aron sur De Gaulle, Israël et les Juifs conserve ainsi une portée prophétique. En dénonçant la dangerosité d’une formule, il avait pressenti la permanence d’un climat. Il nous rappelle que l’histoire n’avance pas en ligne droite : les blessures peuvent se rouvrir, les soupçons renaître, les stéréotypes se recycler. En ce sens, lire Aron aujourd’hui, c’est comprendre que la parole d’État a le pouvoir de protéger ou d’exposer, de cicatriser ou de rouvrir des plaies. Et c’est mesurer combien la dignité d’Israël et la sécurité symbolique des Juifs restent, un demi-siècle plus tard, liées au poids des mots prononcés par les grandes voix politiques.

Le palestinisme, miroir contemporain du nazisme

Le nazisme et le palestinisme apparaissent, à première vue, comme deux phénomènes distincts, nés dans des contextes historiques différents. L’un est issu de l’Europe de l’entre-deux-guerres, porté par le projet national-socialiste articulé autour de la race ; l’autre est né dans le sillage du conflit israélo-arabe, nourri par l’islamisme et par l’idéologie anticoloniale. Pourtant, si l’on dépasse la surface des discours pour examiner leur logique interne, leurs mécanismes et leurs objectifs, on s’aperçoit que ces idéologies sont structurellement équivalentes. Pour un esprit moderne attaché à la liberté, à la démocratie et à la dignité humaine, elles se présentent comme des expressions jumelles du même mal politique.

Le premier point de convergence est l’antisémitisme constitutif. Dans Mein Kampf, Hitler écrivait que « l’élimination des Juifs est la condition de la régénération de l’humanité »¹. Le nazisme ne pouvait concevoir un monde réorganisé sans leur disparition : l’ennemi juif était présenté comme un poison génétique qu’il fallait éradiquer pour restaurer l’ordre du monde. Le palestinisme, adossé à l’islamisme, puise la même logique d’extermination dans des sources religieuses. Le Coran et certains hadiths contiennent des passages qui décrivent les Juifs comme perfides (sourate 2:61), maudits et transformés en singes ou en porcs (sourate 5:60), et annoncent leur destruction à la fin des temps². Ces textes, relus et radicalisés par les idéologues du djihad contemporain, alimentent une vision où l’anéantissement des Juifs n’est pas une option politique mais un impératif religieux.

Ainsi, de la même manière que le nazisme fondait son antisémitisme sur une prétendue loi de la nature, le palestinisme islamiste le fonde sur une prétendue loi divine. Dans les deux cas, l’idéologie se légitime par une « vérité » supérieure, indiscutable — qu’elle soit génétique ou théologique — et transforme la haine en devoir. Le modus operandi est identique : désigner le Juif comme mal absolu, le déshumaniser par un récit fondateur, et justifier son élimination comme condition de la rédemption universelle.

Ces idéologies partagent aussi une vocation universaliste et totalitaire. Le nazisme ne visait pas seulement à réorganiser l’Allemagne : il voulait imposer un ordre racial à l’Europe, puis au monde. La vision hitlérienne d’un Reich de mille ans reposait sur l’idée d’une expansion infinie, où les peuples conquis devaient être soumis ou exterminés³. De son côté, le palestinisme, en s’adossant à l’islamisme et au djihadisme global, dépasse la seule revendication territoriale. Hajj Amin al-Husseini, grand mufti de Jérusalem et allié du Reich, déclarait en 1943 : « Tuez les Juifs où que vous les trouviez. Cela plaît à Dieu, à l’histoire et à la religion »⁴. Le Hamas, dans sa charte de 1988, proclame : « L’islam doit régner sur toutes les terres »⁵. Derrière la bannière palestinienne s’exprime donc un projet d’islamisation universelle, où la Palestine devient le symbole d’un combat planétaire contre l’Occident, contre les démocraties libérales et, en premier lieu, contre les Juifs.

Autre trait commun : la valorisation de la violence extrême. Le nazisme a institutionnalisé le carnage comme instrument politique : les camps d’extermination, la Nuit de cristal, la terreur de masse, la guerre totale⁶. La propagande nazie glorifiait la brutalité comme une vertu nécessaire pour régénérer le monde. Le palestinisme, quant à lui, a légitimé les attentats-suicides et l’usage délibéré de la terreur. Le génocide du 7 octobre 2023 en Israël, où hommes, femmes et enfants furent assassinés ou torturés, n’était pas une dérive, mais l’expression d’une idéologie qui considère la violence comme un instrument sacré de libération⁷. Dans les deux cas, tuer des innocents est la norme.

On retrouve une même inversion accusatoire dans le nazisme et le palestinisme. Le nazisme présentait les Juifs comme agresseurs occultes, responsables des guerres et des crises économiques, justifiant leur persécution. Goebbels déclarait en 1941 : « Les Juifs voulaient la guerre, ils l’ont »⁸. Le palestinisme, de son côté, présente Israël — et par extension le peuple juif — comme colonisateur et oppresseur. La conférence de Khartoum en 1967, avec ses « trois non » (pas de paix, pas de reconnaissance, pas de négociations), a scellé cette logique : Israël ne pouvait être qu’un intrus criminel⁹. Dans ce cadre, la violence terroriste n’est plus un crime mais devient une réparation, une réponse à un prétendu mal originel. Ici comme là, l’idéologie efface la frontière morale et transforme le meurtre en acte vertueux.

Ces deux idéologies partagent une puissance mobilisatrice qui dépasse leur terrain d’origine. Le nazisme séduisit bien au-delà de l’Allemagne, suscitant des mouvements fascistes dans toute l’Europe et attirant jusqu’à des intellectuels occidentaux. Le palestinisme, lui, s’est diffusé en Occident, dans les universités, les ONG, les réseaux militants. Edward Saïd, en érigeant le Palestinien en figure paradigmatique du colonisé, a mondialisé la cause et lui a conféré une aura morale¹⁰. De la même manière que le nazisme s’était donné un vernis intellectuel avec des penseurs comme Carl Schmitt ou Alfred Rosenberg, le palestinisme a trouvé ses relais dans les milieux académiques occidentaux, où il sert désormais de matrice à une vision manichéenne du monde.

Il est toutefois essentiel de préciser que la comparaison entre nazisme et palestinisme islamiste porte sur les idéologies, et non sur des peuples. De nombreux pays musulmans, qu’il s’agisse du Maroc, de l’Égypte, de la Jordanie ou, plus récemment, des Émirats arabes unis et du Bahreïn dans le cadre des accords d’Abraham, entretiennent des relations pacifiées avec Israël et refusent l’extrémisme djihadiste. Des individus, des communautés, des nations au sein du monde musulman se tiennent à distance de cette idéologie de haine. Mais cela ne change rien à la nature du palestinisme islamiste lui-même, qui doit être analysé pour ce qu’il est : une construction totalitaire et criminelle.

Cette idéologie est centrale dans la conscience collective palestinienne, et non une dérive minoritaire. Comme le nazisme en Allemagne, le palestinisme se retrouve dans toutes les strates sociales, scolaires, culturelles et religieuses, jusqu’à en devenir le cadre mental. Les manuels scolaires, les médias officiels, les discours religieux répètent inlassablement les thèmes de l’irréductible hostilité à Israël, de la glorification des martyrs et du refus de toute coexistence¹¹. À Gaza et en Judée-Samarie le Hamas jouit d’une hégémonie idéologique où la violence contre les Juifs est exaltée comme le but ultime de la vie elle-même.

Il serait illusoire à ce stade de croire que le palestinisme peut être amadoué par des concessions ou désamorcé par l’émergence de figures modérées. Comme le nazisme dans les années 1930, il traverse une phase d’ancrage massif, où l’adhésion de la quasi-totalité des Palestiniens lui donne une vitalité impressionnante malgré les revers militaires ou diplomatiques. Tant que cette idéologie structure l’imaginaire, toute négociation politique demeure impossible : on ne négocie pas avec une doctrine qui nie par principe le droit à l’existence de l’autre.

L’anéantissement du palestinisme est d’abord un combat interne au peuple juif. Il se joue sur le terrain conceptuel : tous les Juifs du monde doivent comprendre que la nature profonde du palestinisme est identique à celle du nazisme. Dès lors, aucun Juif ne peut, sous aucun prétexte, s’accommoder de cette idéologie. La logique qui en découle est claire. Sur le plan pratique, cela implique de reconnaître que l’aspiration du palestinisme n’est pas territoriale. Traduit en langage politique, cela signifie qu’il est inconcevable d’accepter un État palestinien entre le Jourdain et la mer. La seule voie possible pour les Palestiniens, s’ils veulent un jour être considérés comme des voisins acceptables, est d’admettre que leur État se trouve en Jordanie.

Il existe bien entendu des différences de contexte, de vocabulaire et de symbolique entre le nazisme et le palestinisme. Le nazisme s’exprimait dans le langage de la race et du sang, le palestinisme dans celui de la religion et de la décolonisation. Mais ces différences sont secondaires. Pour un observateur moderne, démocrate et libéral, ces mouvements sont équivalents dans leur essence. Tous deux rejettent la coexistence pacifique, tous deux transforment l’autre en ennemi absolu, tous deux légitiment l’extermination comme horizon. Ce ne sont pas des idéologies de libération, mais des idéologies de mort.

Notes

  1. Adolf Hitler, Mein Kampf (1925–1926), Livre I, chap. XI.
    2. Coran, sourate 2:61 ; sourate 5:60. Hadith rapporté par Muslim : « Le Jour du Jugement ne viendra pas tant que les musulmans ne combattront pas les Juifs et que la pierre ne dira pas : Ô musulman, il y a un Juif derrière moi, viens le tuer. »
    3. Adolf Hitler, discours au Reichstag, 30 janvier 1939.
    4. Déclaration du grand mufti de Jérusalem, Hajj Amin al-Husseini, à Berlin, 1943 (archives de Nuremberg).
    5. Charte du Hamas, articles 6 et 11 (1988).
    6. Ian Kershaw, Hitler, 1936-1945: Nemesis, Penguin, 2001.
    7. Témoignages et enquêtes sur les massacres du 7 octobre 2023 (rapports de l’ONU et du gouvernement israélien).
    8. Joseph Goebbels, éditorial dans Das Reich, 16 novembre 1941.
    9. Déclaration finale de la conférence de Khartoum, 1er septembre 1967.
    10. Edward Saïd, Orientalism, Pantheon Books, 1978.
    11. Études sur les manuels scolaires de l’Autorité palestinienne et du Hamas : IMPACT-se, rapports 2019–2022.

Quand Macron imite De Gaulle : la diplomatie française à l’ombre de l’antisémitisme

Lorsque Raymond Aron, philosophe et sociologue français, publie en 1968 son livre De Gaulle, Israël et les Juifs, il se fait à la fois historien, témoin et procureur. Analyste rigoureux, Aron ne se contente pas de commenter la politique étrangère : il en mesure la portée morale et politique. La conférence de presse du 27 novembre 1967, qui suit la guerre des Six Jours, marque à ses yeux une césure. De Gaulle y dénonce l’occupation des territoires, impose un embargo sur les armes à destination d’Israël, mais surtout prononce cette formule qui résonne encore : « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ». Pour Aron, ce ne sont pas des mots jetés au hasard, mais l’introduction d’un imaginaire ancien dans le discours officiel. Il note que « la conférence de presse autorisait solennellement un nouvel antisémitisme », et que par cette parole « le général de Gaulle, par une demi-douzaine de mots, chargés de gravité, l’avait solennellement réhabilité ».

Cette réhabilitation est d’autant plus sérieuse qu’elle ne s’exprime pas dans la brutalité ou l’injure, mais dans la solennité d’un langage présidentiel. Aron écrit avec gravité : « En accusant ‘les Juifs’ éternels et non l’État d’Israël, De Gaulle réhabilite […] un antisémitisme bien français : ‘Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras…’ » L’effet est double : à l’intérieur, on confère à nouveau une respectabilité au vieux préjugé ; à l’extérieur, on offre au monde arabe un signe de connivence, une manière de parler son langage en confirmant que le Juif est bien le problème, et non le conflit lui-même.

Aron souligne donc que l’antisémitisme, dans ce cas, n’est pas une dérive individuelle mais un instrument politique. Il devient la monnaie d’échange qui permet de tourner le dos à Israël et de séduire le monde arabe. Derrière la rupture stratégique – affirmer l’indépendance française vis-à-vis de Washington, sécuriser l’approvisionnement énergétique – se cache une mise en scène diplomatique : l’usage du stéréotype antisémite pour servir la diplomatie. C’est cela, pour Aron, qui est le plus inquiétant. Car ce n’est plus un ressentiment populaire qui s’exprime, mais une rationalité d’État qui intègre l’antisémitisme dans ses codes implicites.

Si l’on considère aujourd’hui la position d’Emmanuel Macron, la filiation saute aux yeux. Le président actuel, à l’instar de De Gaulle, cherche à se poser en arbitre, en puissance équilibrée capable de parler à la fois à Israël et au monde arabe. Il le fait au nom de la paix et du multilatéralisme, mais en réalité selon un schéma déjà tracé : critiquer Israël plus durement que d’autres, reconnaître un État palestinien comme acte de reconnaissance, exiger d’Israël une retenue supérieure à celle demandée à ses ennemis. Derrière le vernis moral, c’est la même sévérité asymétrique qui transparaît, la même suspicion à l’égard d’Israël.

De Gaulle avait parlé du « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur » ; Macron parle de la responsabilité d’Israël dans la spirale de violence. Mais le mécanisme est identique : désigner le Juif – cette fois sous la forme étatique – comme l’excès à contenir, le responsable du désordre. Ce glissement, Aron l’avait déjà diagnostiqué : il ne s’agit pas de juger seulement l’État israélien sur ses actes, mais de faire du peuple juif une entité coupable par essence. C’est cela qu’il appelait la réhabilitation d’un antisémitisme latent, par la voie la plus respectable qui soit, celle de la raison d’État.

On ne dira pas qu’Emmanuel Macron est antisémite, pas plus qu’on ne pouvait dire que De Gaulle l’était à titre personnel. Mais l’un et l’autre se sont servis d’un vieux langage pour construire une politique : offrir au monde arabe la critique d’Israël comme gage, et donner à l’Europe une posture d’indépendance face aux États-Unis. L’héritage gaullien, prolongé par Macron, consiste donc à instrumentaliser un préjugé ancien, à peine voilé, pour servir une stratégie géopolitique. C’est cette continuité qu’Aron, dès 1968, avait mise en lumière et que l’actualité vient confirmer.

On reproche à Emmanuel Macron son art de l’« en même temps », ce mélange d’ambiguïtés et de contradictions qui rend sa ligne politique insaisissable. Mais sur ce point précis Macron ne tâtonne pas, il est parfaitement lisible. Et ce qu’il donne à voir, c’est une continuité directe avec le gaullisme diplomatique de 1967.

Macron n’est pas De Gaulle, et il n’a en rien sa stature historique. Sur presque tous les autres plans, il en est même l’antithèse. Mais sur ce dossier singulier, il singe le Général, reprend ses mots et gestes. Comme De Gaulle, il choisit de parler durement à Israël tout en envoyant des signaux de bonne volonté au monde arabe. Comme De Gaulle, il enveloppe cette politique dans le langage de l’équilibre et de l’universel, alors qu’elle repose sur une asymétrie tournée contre Israël. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, qu’il est « gaullien » : non par grandeur, mais par reproduction d’une logique que Raymond Aron avait déjà dénoncée comme la réhabilitation implicite de l’antisémitisme mis au service de la diplomatie française.

Le 24 juillet 2025, Macron annonce que « la France reconnaîtra l’État de Palestine » et qu’il le fera « solennellement » lors de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre. Le 11 août, il qualifie le plan israélien de prendre le contrôle de Gaza de « désastre d’une gravité sans précédent et fuite en avant vers une guerre permanente », appelant à un cessez-le-feu et à une mission de l’ONU à Gaza. Le 20 août, face aux accusations de Benjamin Netanyahu selon lesquelles cette reconnaissance aurait provoqué une montée de l’antisémitisme, Macron rétorque que ces critiques sont « erronées, abjectes » et qu’il faut faire preuve de « sérieux et de responsabilité, pas de manipulation ». Ces prises de position forment un ensemble cohérent : critique d’Israël, geste fort en faveur du monde arabe, invocation d’un universalisme de façade. Exactement la mécanique gaullienne, telle que décrite par Aron en 1968.

Cette continuité n’est pas sans conséquence. Car à force de vouloir se poser en arbitre, la France se retrouve piégée dans une posture doublement fragile. À l’international, elle perd en crédibilité auprès d’Israël, qui y voit moins une neutralité qu’une partialité dissimulée. Or Israël ne peut pas faire confiance à un allié qui lui renvoie une image de délinquant. En même temps, le monde arabe, que Paris prétend séduire par cette rigueur affichée, n’est pas dupe : il sait que derrière les grands mots subsiste l’alliance stratégique de la France avec l’Occident. La diplomatie française se réduit alors à une gesticulation sans effet, mais dont le prix est de tendre chaque fois un peu plus ses relations avec l’État juif.

À l’intérieur, cette logique a aussi un effet délétère. En donnant à nouveau une légitimité implicite à un discours de soupçon envers les Juifs, en montrant que l’on peut, du sommet de l’État, désigner Israël comme l’élément perturbateur, on alimente un climat qui fragilise les communautés juives en France et en Europe. Déjà, Raymond Aron avait vu juste lorsqu’il écrivait que De Gaulle avait « solennellement réhabilité » un antisémitisme latent, en l’arrachant à la marginalité pour l’inscrire dans la dignité du discours présidentiel. Aujourd’hui, quand Macron reprend ce langage il ravive une suspicion qui nourrit la montée des actes antisémites et le sentiment d’isolement des Juifs français.

Loin de constituer une politique d’équilibre, cette diplomatie est une politique d’ombre. Elle fragilise les relations internationales de la France, elle ébranle sa cohésion intérieure, et elle perpétue un héritage intellectuel que Raymond Aron avait dénoncé. Il ne s’agit pas seulement d’un débat conjoncturel sur le Proche-Orient, mais d’un choix historique : continuer à utiliser, fût-ce de manière subliminale, les stéréotypes antisémites comme instrument politique, ou bien rompre avec cet héritage pour inventer une diplomatie qui assume son refus de tout soupçon porté sur un peuple ou un État en tant que tel.

De Gaulle, par calcul stratégique, avait rouvert la boîte de l’antisémitisme respectable. Macron, en reprenant ce langage sous une autre forme, montre que cette boîte n’a jamais été refermée. Reste à savoir si la France veut sortir de ce piège historique, ou si elle préfère perpétuer une tradition qui, sous couvert de grandeur et d’équilibre, reconduit les mêmes préjugés et les mêmes ambiguïtés.

Tzedek, tzedek tirdof : la quête de justice dans la Torah

« Tzedek, tzedek tirdof » – « La justice, la justice tu poursuivras » (Deutéronome 16,20) – est l’un des appels les plus saisissants de la Torah. En quelques mots, ce verset condense une éthique qui traverse les siècles et imprime sa marque sur la conscience juive. Sa force tient autant à son contenu – l’exigence de justice – qu’à sa forme : la répétition du mot tzedek, qui résonne comme une insistance, une sommation, une urgence. Elle rappelle qu’il ne saurait y avoir de demi-mesure : la quête de justice doit être poursuivie sans relâche, dans sa rigueur comme dans sa pureté.

Le terme tzedek ne désigne pas seulement la justice au sens légal. Il évoque aussi la droiture, l’équité, la fidélité à une vérité morale. Quant au verbe tirdof, il ne signifie pas simplement « chercher », mais « poursuivre », « courir après ». C’est une démarche active, exigeante, parfois épuisante, car la justice est mouvante, toujours menacée par les intérêts, les passions et les compromis. Les commentateurs se sont interrogés : pourquoi répéter tzedek ? Certains disent : « Par des moyens justes, poursuis la justice » – autrement dit, la fin ne justifie pas les moyens. D’autres y voient deux dimensions : la rigueur de la loi et la recherche du compromis qui répare et apaise. Dans tous les cas, la redondance souligne l’importance de ce commandement : il ne s’agit pas d’une injonction abstraite, mais d’un principe structurant de la vie collective.

Ce verset se situe dans un passage consacré à l’institution des juges et des tribunaux, protégés de la corruption, du favoritisme et de l’abus de pouvoir. La Torah veut des magistrats irréprochables, appliquant la loi avec équité. Mais « Tzedek, tzedek tirdof » va plus loin : la justice embrasse un ensemble d’obligations qui instituent une société juste. Ne pas fausser les poids et mesures, payer le salaire en temps voulu, protéger la vie par des garde-fous même dans l’espace privé, respecter le repos des terres et l’effacement des dettes pour prévenir l’accumulation d’inégalités. La justice n’est pas seulement punitive ou procédurale ; elle est aussi préventive et réparatrice.

À tzedek s’ajoute une autre notion, issue de la même racine : tzedakah. On la traduit souvent par « charité », mais ce mot est réducteur, car il suggère un geste facultatif. Or tzedakah est une obligation, un devoir de justice sociale. Elle unit droit et justice. Le droit, comme système, ne peut pas couvrir toutes les formes d’injustice. La tzedakah, inscrite dans la loi, donne à la compassion une forme normative. Ainsi, « Tzedek, tzedek tirdof » ne demande pas seulement de juger équitablement, mais de construire une société où l’attention aux plus vulnérables est un prolongement naturel de la justice.

La justice biblique est une quête infinie. Chaque époque amène de nouveaux défis : inégalités, abus de pouvoir, discriminations, atteintes à la dignité humaine, menaces contre l’environnement. Dans tous ces domaines, l’injonction garde sa pertinence. Mais « poursuivre » signifie aussi anticiper : ne pas attendre qu’un litige éclate pour réagir, mais instaurer en amont des pratiques qui limitent la tentation et la possibilité du tort. La justice est une culture, un rythme collectif, une discipline de vie.

On pourrait voir dans cette injonction une valeur universelle, et il est vrai que la question de la justice concerne l’humanité entière. Mais il faut rappeler que la Torah, dans son intention première, s’adresse au peuple juif, appelé à vivre sur sa terre, avec un cadre national, légal et spirituel qui lui est propre. C’est ce que dit le verset complet :

צֶ֥דֶק צֶ֖דֶק תִּרְדֹּ֑ף לְמַעַן תִּֽחְיֶה וְתִירַשׁ אֶת־הָאָ֔רֶץ אֲשֶׁר־יְהוָ֖ה אֱלֹהֶ֥יךָ נֹתֵֽן־לָֽךְ׃

« La justice, la justice tu poursuivras, afin que tu vives et que tu possèdes la terre que l’Éternel ton Dieu te donne. »

Autrement dit, la justice n’est pas une vertu abstraite, mais la condition même de la vie du peuple juif et de son lien à la terre. C’est de cette particularité que peut jaillir une lumière susceptible d’inspirer d’autres nations. De même que la Grèce antique a façonné l’art et la philosophie, et Rome le droit, la Torah s’adresse d’abord à Israël ; mais c’est à travers cette vocation singulière qu’elle peut rayonner au-delà.

Chez Platon, la justice se définit comme l’harmonie des parties de l’âme et de la cité : chacun accomplit sa fonction, et l’ordre qui en résulte réalise une perfection à prétention universelle. La Torah, elle, parle autrement : non pas contemplation d’un ordre idéal, mais impératif adressé au peuple dans son quotidien — juger, commercer, protéger les faibles, instituer des règles qui freinent la violence et la pauvreté. L’une tend vers l’idée, l’autre vers l’action : non pour s’opposer, mais pour se répondre, comme deux regards complémentaires portés sur une même exigence.

Le caractère « poursuivi » de la justice biblique lie la fin et le chemin : non seulement le but doit être juste, mais la manière d’y parvenir aussi. La justice suppose une éthique des moyens : transparence, honnêteté, impartialité, capacité à suspendre son intérêt pour écouter le faible. La répétition du mot tzedek avertit aussi contre l’unilatéralité : une application inflexible de la loi, sans souci de réparation, peut briser ; une quête de paix qui sacrifie la vérité peut corrompre. La Torah appelle à maintenir l’équilibre entre vérité et droit, paix et rigueur, compromis et miséricorde.

Poursuivre la justice, c’est bâtir des institutions qui la rendent possible : un système intègre, des mécanismes qui limitent l’emprise du plus fort, des règles d’urbanisme qui protègent la vie, une éducation qui forme les consciences. C’est aussi une parole publique : ne pas rester spectateur, refuser l’indifférence, prendre le risque de témoigner. La justice se tisse à travers d’innombrables gestes : payer à temps, peser juste, dire vrai, accueillir dignement, réparer au-delà de ce que la loi exige lorsque le lien social l’appelle. Aller au-delà de la lettre, non pour abolir la loi, mais pour en accomplir l’esprit.

Ce qui se dessine est une dynamique. « Tzedek, tzedek tirdof » signifie que la justice est à la fois un horizon et un chemin : les situations changent, les rapports de force se transforment, de nouvelles fragilités apparaissent. Elle demande la mémoire des torts passés et l’inventivité des remèdes. Elle est à la fois promesse — celle que la justice est possible — et exigence : la Torah la place au cœur de la vie humaine.

La justice ne se rêve pas dans l’abstrait, elle s’incarne dans la vie du peuple juif, au fil d’institutions et de pratiques. Que d’autres traditions la nomment autrement n’efface rien : le dialogue souligne au contraire la singularité de la voix biblique, qui rappelle inlassablement que la justice n’est pas un état figé mais une poursuite ; non un slogan mais un engagement ; non une façade mais un chemin de vie.

Réparer la société israélienne après le 7 octobre : une lecture leibowitzienne

Yeshayahu Leibowitz, disparu il y a une trentaine d’années, fut professeur de philosophie des sciences, de chimie organique, de biologie, de neurophysiologie et de pensée juive aux universités de Jérusalem et de Haïfa. Il fut également rédacteur en chef de l’Encyclopaedia Hebraïca, dont de nombreux articles scientifiques, philosophiques, historiques et théologiques sont de sa plume. À la fois juif pratiquant et penseur intransigeant, il alliait rigueur scientifique et radicalité religieuse.

Concernant le conflit avec les Palestiniens, Leibowitz pensait qu’aucune paix n’était envisageable, même à long terme. Il souhaitait certes la fin de l’occupation, mais était intimement convaincu que cela ne mettrait en aucune manière fin au palestinisme.

Un aphorisme attribué à Raymond Aron affirme que « la civilisation repose sur une mince pellicule, que le choc de l’Histoire peut déchirer à tout instant, laissant surgir la barbarie ».

C’est littéralement ce qui s’est produit le 7 octobre. Israël, persuadé que ses murailles électroniques, son excellence sécuritaire et sa puissance dissuasive suffiraient à le protéger, a vu s’abattre une déferlante de sauvagerie. En quelques heures, des centaines d’innocents ont été massacrés, des familles anéanties, des enfants enlevés, des vieillards traînés hors de chez eux, des femmes violées. Une barbarie sans nom, portée par le palestinisme, doctrine d’une inversion morale : le terrorisme présenté comme résistance, la haine travestie en colère légitime, la destruction d’Israël élevée au rang de combat pour la justice.

Israël a le droit de se défendre, mais l’enjeu dépasse la riposte armée : éliminer des terroristes et détruire leurs infrastructures est évidemment nécessaire, mais insuffisant. Il faut aussi interroger ce que cette catastrophe a révélé et comprendre comment Israël peut se protéger en identifiant ce qui menace sa survie. C’est là que Leibowitz peut, dans toute sa sécheresse, offrir un fil conducteur pour orienter la douleur vers une lucidité agissante.

Il faut préciser que Leibowitz rejetait toute théodicée, c’est-à-dire toute intervention divine dans l’Histoire. Il disait que Dieu se tait dans le malheur, et que c’est précisément ce silence qui fonde la responsabilité humaine. Ce retrait de Dieu est un appel au discernement. Ce n’est pas un hasard si l’un des textes favoris de Leibowitz était le Livre de Job : l’homme y est seul face à l’épreuve, et sa foi se passe des explications lénifiantes de ses amis.

Dès lors, une question brûlante : comment réparer l’âme d’Israël, tétanisée dans le nœud du deuil, de la terreur et de la souffrance ? On entend souvent dire qu’« on ne tue pas une idée », à propos du palestinisme. Mais cette formule, ressassée, finit par servir d’alibi. En réalité, certaines idées doivent être tuées, car elles ne relèvent pas de la pensée mais de la pathologie. Une idée qui fait de la destruction de l’autre la condition de sa propre existence n’est pas une politique, mais un délire criminel. La tolérer, serait se résigner à l’inhumanité.

C’est dans ce sens que Leibowitz aurait sans doute invoqué le mythe d’Amalek. Dans la Torah, Amalek désigne ce peuple qui, à la sortie d’Égypte, attaque Israël en traître, frappe les plus faibles, les retardataires, les vulnérables. Amalek ne représente pas l’ennemi le plus fort, mais le plus abject : celui qui frappe sans raison, avec une cruauté sacralisée. Amalek représente le mal radical. Le commandement de la Torah à son sujet est clair : תִּמְחֶה אֶת־זֵכֶר עֲמָלֵק מִתַּחַת הַשָּׁמָיִם — « Tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous le ciel ».

Mais les Sages du Talmud ont compris plus tard qu’il ne s’agissait pas seulement de sévir contre des ennemis, mais contre tout discours qui exalte le crime. Amalek est ainsi, dans la tradition juive, la figure typologique du mal récurrent dans l’Histoire.

À ce titre, le palestinisme doit être appréhendé comme une incarnation d’Amalek. Il ne s’agit pas d’essentialiser les Palestiniens, mais de nommer ce qui, dans leur culture, érige l’anéantissement d’Israël en idéal. Certains aspirent à vivre dans la dignité et la paix : ils doivent être respectés. Mais cela ne fonde pas pour autant une « cause palestinienne ». Rien ne saurait légitimer une idéologie construite sur la haine de l’autre. Ce qu’on appelle « cause palestinienne » n’est pas une revendication politique, mais une véritable théologie génocidaire, sorte de déclinaison contemporaine de la Solution finale.

Il n’y a pas de cause palestinienne.

En Occident, le palestinisme agit comme un écran moral, un filtre insensé qui inverse les rôles, efface les responsabilités et fige les identités. Le Palestinien y est exalté comme icône archétypale de l’innocence, victime christique par excellence, tandis qu’Israël est désigné comme oppresseur, vestige colonial, survivance d’un passé impérialiste. Cette grille de lecture séduit parce qu’elle offre une posture vertueuse, confortable : s’ériger en défenseur des faibles tout en désignant les coupables — Israël en particulier, les Juifs en général.

L’Europe ne s’est pas reconstruite après la Seconde Guerre mondiale seulement par la défaite des armées du Troisième Reich, mais par l’éradication du nazisme en tant qu’idée. Vaincre Hitler ne suffisait pas : il fallait détruire ce qu’il incarnait.

De même, l’avenir d’Israël ne dépend pas seulement de son armée, mais aussi de sa capacité à dénoncer le palestinisme comme une irréductible monstruosité. La résurgence d’Amalek sous cette forme est proprement inhumaine, parce qu’elle s’arroge le droit de déterminer qui, sur cette planète, a le droit de vivre. Continuer à plaider pour une « cause palestinienne » comme s’il s’agissait d’un projet légitime revient à s’en rendre complice, consciemment ou non.

Il n’y a pas de cause palestinienne.

La prescription de la Torah concernant Amalek s’accompagne d’une double injonction : zakhor — « Souviens-toi » — et lo tishkah — « n’oublie pas ». La première injonction appelle à une mémoire tournée vers l’action ; la seconde, à une vigilance perpétuelle. Ce qui doit guider la société israélienne après le 7 octobre, c’est nommer le mal. Et le mal, aujourd’hui, c’est le palestinisme.

Après la Shoah, le philosophe et mélomane Vladimir Jankélévitch refusa de pardonner. Il cessa de parler allemand, de se rendre en Allemagne et même d’écouter la musique allemande. À ses yeux, le mal avait atteint un degré tel qu’il échappait à toute dialectique du pardon. Il mettait en pratique zakhor et lo tishkah. Il voulait marquer à jamais du sceau d’infamie l’abîme moral dans lequel le peuple allemand s’était engouffré.

Leibowitz dénonçait le pacifisme à tout crin, posture qui tergiverse quand il s’agit de nommer la barbarie, d’opposer le bien au mal, et qui, en fin de compte, se retourne contre ceux-là mêmes qui se revendiquent du camp du bien. Il voulait ainsi désigner ce qui menace l’humanité dans son essence. Le Talmud, dans sa grande sagesse, distingue les guerres existentielles (milhemet mitsva) et les guerres contingentes (milhemet reshut). Depuis le 7 octobre, nous sommes dans une milhemet mitsva.

Leibowitz estimait que le nazi Eichmann n’aurait pas dû être jugé, mais abattu d’une balle dans la tête. Dans le même souffle, il affirmait que c’est le christianisme — pour avoir théorisé la haine des Juifs — qui aurait dû comparaître devant le tribunal du monde. Il énonçait ainsi un principe : certaines ignominies, comme  la persécution des Juifs accusés de déicide, échappent au débat rationnel.

Le palestinisme n’est pas une vision du monde, mais une entreprise de négation du réel au profit d’un système clos. Il ambitionne de refaçonner la Palestine historique en érigeant la liquidation des Juifs en principe de régulation. Une telle entreprise doit être déconstruite sur le plan conceptuel et combattue jusqu’au bout. Tant que la matrice idéologique du palestinisme persistera, elle fera obstacle à la guérison d’Israël.

Souviens-toi. N’oublie pas.

Sur une note plus personnelle, cette injonction m’accompagne depuis mon enfance. La paracha qui évoque Amalek fut celle de la bar-mitsva de mon frère, de cinq ans mon aîné. Je n’avais que sept ans, mais il m’avait associé à l’étude de ce texte essentiel. Pendant des mois, nous l’avions appris ensemble, si bien que, le jour venu, je le connaissais aussi bien que lui. Depuis, cette paracha est restée pour moi liée à une mémoire à la fois fraternelle et spirituelle.

Ainsi, lorsque je parle d’Amalek, ce n’est pas seulement par référence à l’injonction biblique. C’est aussi parce que ce mot, cette image, ont traversé mes jeunes années, quand on me traitait de « sale Juif » en Belgique, dans ma bonne ville d’Anvers. Voilà pourquoi je m’y accroche avec intensité au moment d’interroger ce qui menace Israël dans son existence.

Survivre au mal ne suffit pas. Là où le monde chancelle, la pensée doit se dresser. Là où l’oubli s’installe, la mémoire doit parler. Et peut-être est-ce là que se joue — au sens le plus leibowitzien — la forme ultime de la lucidité : ne pas composer avec le mal.

Il est des idées qu’on ne réfute pas : on les réduit au néant. Le palestinisme en fait partie. Peut-être qu’emprunter cette voie constitue, en un sens, un premier pas vers la réparation du 7 octobre.

Il n’y a pas de cause palestinienne.

RAPPEL – Conférence Daniel Sibony samedi soir 4 octobre 2025

Chers amis,

J’ai le plaisir de vous inviter à une conférence exceptionnelle du professeur Daniel Sibony, psychanalyste, docteur d’État en philosophie et en mathématiques.

Daniel Sibony est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages portant sur l’identité, les religions, la création artistique, le rire, la question de l’être, l’islam et le Proche-Orient. Daniel Sibony maîtrise l’arabe et l’hébreu, et il est lecteur aussi bien de la Bible que du Coran. Il se définit comme un chercheur d’être et de vérité.

L’événement se tiendra à mon domicile le samedi soir 4 octobre 2025 à partir de 19h30. l’adresse: Michael Ne’eman 8, Tel-Aviv, (secteur Glilot). Parking gratuit.   

Le conférencier  nous entretiendra de son ouvrage Les non-dits d’un conflit : Le Proche-Orient après le 7 octobre. Il proposera une lecture du conflit intégrant des dimensions inconscientes et symboliques, souvent ignorées des médias et du grand public. L’objectif est de mieux comprendre les nombreux paradoxes de cette situation et d’éclairer les possibles à venir.

À l’issue de la conférence, l’auteur dédicacera ses ouvrages, qu’il apportera de Paris.

L’entrée est gratuite. L’événement débutera par un buffet, et la conférence commencera vers 20h00.

Le nombre de places étant limité, merci de réserver par mail à daniel@danielhorowitz.com ou par Whatsapp au +972546438944

A bientôt j’espère,

Daniel Horowitz

De la Torah au Talmud : du mythe de la continuité à la réalité de la réforme

La Torah, c’est-à-dire le Pentateuque, n’est pas une doctrine universelle ni une spéculation métaphysique, mais une charte nationale, une constitution destinée à organiser la vie du peuple juif dans son rapport à Dieu. « Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte » (Exode 19,6), déclare le récit du Sinaï, et le Deutéronome insiste : « Voici les commandements que vous observerez dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne » (6,1).

Le cadre est concret et terrestre : il s’agit de maintenir l’alliance par les sacrifices, de faire vivre la justice interne de la communauté, de cultiver la terre promise. Cette loi n’est pas universelle, comme le souligne Spinoza dans son Traité théologico-politique : elle avait pour fin la survie et l’unité d’Israël, et non l’établissement de normes valables pour toutes les nations.

Le Tanakh, ensemble des vingt-quatre livres du canon biblique, qui inclut la Torah, les Prophètes et les Écrits, tous rédigés avant la destruction du Temple — ne développe pas de doctrine sur l’âme ni sur la vie après la mort. Le vocabulaire reste ancré dans la corporéité : néfesh signifie le souffle, la vie animée, la personne vivante ; rouah désigne le vent, l’esprit qui traverse ; neshama l’haleine insufflée par Dieu à l’homme. En aucun cas ces mots ne désignent une substance spirituelle immortelle distincte du corps.

Quant au destin post mortem, il se réduit au Shéol, ce lieu d’ombre et de silence où « il n’y a ni œuvre, ni projet, ni connaissance, ni sagesse » (Ecclésiaste 9,10), et où « ceux qui descendent dans la fosse n’espèrent plus en ta fidélité » (Isaïe 38,18). Le Shéol est un monde des morts sans clarté, où les justes ne se distinguent pas des méchants, loin de l’eschatologie développée ultérieurement. Le mot machiah, lui, ne désigne pas un sauveur universel, mais un oint, roi ou prêtre consacré : David est appelé messie, Cyrus aussi (Isaïe 45,1), mais jamais il n’est question d’une figure rédemptrice unique, venue instaurer un règne final.

La destruction du Second Temple en l’an 70 de notre ère marque une rupture radicale. Le centre vital du culte disparaît, les sacrifices cessent, le Temple est détruit et avec lui tout l’édifice religieux ancien. La survie du judaïsme passe alors par une réinvention. La Mishnah et la Guemara, qui  ensemble forment le Talmud, deviennent les piliers d’un nouveau système, lequel extrapole à partir de la Torah mais invente aussi de toutes pièces un ensemble de règles, de rituels et de doctrines — prière quotidienne, bénédictions, catégories interdites du shabbat, érouv, résurrection des morts, monde à venir — qui n’existaient pas dans le texte biblique.

Le shabbat, prescrit comme jour de repos biblique, se transforme en un réseau de trente-neuf catégories d’interdits minutieusement définis (Mishnah Shabbat 7,2). Les téfilines et les mezouzot, mentionnés dans la Torah, sont codifiés dans leurs formes, leurs textes, leur usage par la tradition rabbinique. L’érouv, qui permet de transporter pendant le shabbat dans un espace symboliquement clôturé, n’existe pas dans le Tanakh. La prière quotidienne, qui structure aujourd’hui la vie juive, ne figure pas dans la Torah ; le verset « servir Dieu de tout ton cœur » (Deutéronome 11,13) est lu comme un ordre de prier, et le Talmud fixe les offices du matin, de l’après-midi et du soir, avec leurs bénédictions.

Le culte sacrificiel est remplacé par un culte de la parole, et la liturgie, inexistante dans la Bible, devient l’axe du judaïsme. À cela s’ajoute l’élaboration d’une théologie nouvelle : la Mishnah proclame que « tout Israël a part au monde à venir » (Sanhédrin 10,1), le Talmud discute du jugement des âmes, de l’Olam haba, c’est-à-dire du monde à venir, et de la résurrection des morts (Techiyat hametim), devenue article de foi. Le Messie devient une figure centrale, attendue à la fin des temps, dont les traits et la venue sont discutés longuement (Sanhédrin 97a-99a). Ce déplacement n’est pas un prolongement, mais une véritable réforme. D’un système cultuel lié au Temple et à la terre, on passe à un judaïsme diasporique fondé sur l’étude, la halakha et l’espérance eschatologique.

Au Ier siècle, l’historien juif Flavius Josèphe, auteur des Antiquités juives et de La Guerre des Juifs, décrit la divergence entre sadducéens, attachés à la lettre de la Torah et refusant toute croyance en la résurrection, et pharisiens, qui affirment au contraire la survie des âmes. Philon d’Alexandrie, imprégné de philosophie grecque, transpose les concepts platoniciens dans la lecture de la Torah, parlant de l’immortalité et du Logos, concepts étrangers au Tanakh mais annonciateurs des développements rabbiniques et chrétiens. Plus tard, Spinoza insistera sur cette distinction entre la Loi mosaïque, qui était politique, et les spéculations postérieures, qui n’appartiennent pas au texte biblique. Tout montre que le judaïsme rabbinique est une invention née de la nécessité historique, et qu’il constitue une véritable refondation.

Ce même contexte a vu naître le christianisme. Paul, l’apôtre qui a diffusé le message de Jésus dans le monde gréco-romain, proclame que la circoncision n’est plus obligatoire, que la Loi n’est plus l’apanage d’Israël mais une exigence morale universelle. Là où les rabbins ont reconstruit un judaïsme pour survivre sans Temple, les chrétiens ont universalisé le message en l’adressant à toutes les nations. Deux voies divergentes sont nées de la même crise : l’une codifie et intègre l’espérance messianique dans un cadre juif renouvelé, l’autre universalise et fonde une nouvelle religion. Ni l’une ni l’autre ne sont de simples filiations,  mais des créations.

Au XIXe siècle, le judaïsme réformé reprend cette logique de réinvention. L’émancipation, l’ouverture de la vie juive dans les sociétés laïques, imposent une transformation. Le judaïsme réformé relativise les prescriptions rituelles, supprime certaines obligations, met en avant l’éthique universelle et cherche la compatibilité avec la vie citoyenne. Les courants orthodoxes y voient une rupture, mais il s’agit au fond d’une démarche analogue à celle qui donna naissance au Talmud : inventer un nouveau judaïsme adapté aux conditions historiques, en le faisant passer pour fidélité à la tradition. Après la destruction du Temple, les rabbins avaient transposé les sacrifices dans la prière ; après la sortie du ghetto, les réformateurs ont transposé la halakha dans l’éthique. Chaque fois, la survie du judaïsme passe par une transformation qui prend qui prend les habits de la fidélité ou de la transmission, mais constitue en réalité une réforme.

L’histoire du judaïsme n’est donc pas celle d’une ligne droite mais d’une succession de réinventions. La Torah fut une constitution nationale ; le judaïsme rabbinique, une refondation née de la destruction du Second Temple de Jérusalem par les Romains; le christianisme, une universalisation née du même socle ; le judaïsme réformé, une adaptation moderne aux sociétés ouvertes. À chaque étape, la fidélité est proclamée, mais c’est une rupture qui assure la survie. L’illusion d’un enchaînement fluide masque la vérité des métamorphoses. C’est peut-être là, paradoxalement, la fidélité la plus profonde : ne jamais se figer, se réinventer à chaque crise, tout en affirmant que rien n’a changé.

Haïm Korsia, rabbin de cour

Le grand rabbin de France Haïm Korsia occupe une position singulière : lorsqu’il prend la parole, ce n’est pas seulement un citoyen qui s’exprime, mais celui qui, par sa fonction, est censé incarner une voix juive dans l’espace public. C’est précisément pour cela que ses interventions, loin d’être neutres, engagent un poids symbolique et moral. Or, à plusieurs reprises, ses prises de position ont trahi un inquiétant décalage entre la dignité qu’exige sa charge et la servilité qu’il manifeste envers le regard majoritaire ou politique.

On se souvient de sa réaction à l’incendie de Notre-Dame de Paris. Nul doute qu’il ait pu éprouver de l’émotion devant la destruction d’un monument majeur du patrimoine français et mondial : compatir en tant que citoyen à un désastre architectural et historique est légitime. Mais il est allé beaucoup plus loin. Non seulement il a écrit à Mgr Aupetit qu’il « pleurait avec lui », mais il a déclaré se sentir « chez lui » à Notre-Dame, il a décrit la cathédrale comme « une part de ce que nous sommes », allant jusqu’à citer le prophète Isaïe pour présenter ce lieu comme une « maison de prière pour tous les peuples ».

En adoptant un tel langage, il a franchi une ligne rouge : il a effacé la mémoire juive, il a oublié que cette cathédrale fut l’un des symboles dominants de la chrétienté qui, durant des siècles, a persécuté les juifs. Notre-Dame, ce fut le théâtre des sermons antijuifs, le lieu depuis lequel furent prêchés des discours qui menèrent au bûcher du Talmud à Paris. En prétendant que ce lieu était « le nôtre », Korsia a trahi une mémoire qui exige au contraire de garder une distance lucide. On peut compatir à la perte patrimoniale, mais un rabbin ne peut s’identifier à une cathédrale dont la pierre porte les stigmates de la haine antijuive.

Plus récemment, ses propos sur Benjamin Netanyahou témoignent de la même confusion. Invité à commenter l’actualité israélienne, il n’a pas hésité à affirmer que « personne ne peut être d’accord avec lui ». Une telle déclaration est non seulement outrancière, mais factuellement fausse. Netanyahou a été élu démocratiquement, il dispose d’une majorité confortable à la Knesset et il bénéficie du soutien d’une partie substantielle du peuple israélien.

Que Korsia ait une opinion critique à son égard, cela lui appartient, mais en tant que rabbin français, il n’a pas à caricaturer la vie politique israélienne et à nier la légitimité du suffrage. Son rôle devrait l’appeler à la prudence, à reconnaître la pluralité des voix juives, et non pas à ériger son jugement personnel en vérité absolue. En opposant à Netanyahou une sentence aussi catégorique, il se substitue au peuple israélien et se place dans le registre de la polémique politicienne, alors qu’il devrait incarner une voix de vérité et de rassemblement.

Quant à son évaluation de l’action du président Macron face à l’antisémitisme, elle relève de la flagornerie. Affirmer que « la détermination du président de la République a toujours été absolue » et que « tout a été fait » est intenable au regard des faits. L’antisémitisme a explosé depuis le 7 octobre, et loin d’avoir « tout fait », Macron a manqué un geste essentiel et symbolique en refusant de  participer à la marche contre l’antisémitisme. Ce refus d’être présent aux côtés des juifs de France lors d’un moment décisif ne peut être balayé d’un revers de main. Et pourtant, Korsia, au lieu de rappeler cette vérité et d’exiger de la grandeur du pouvoir, préfère couvrir le président d’éloges, au risque de réduire la voix juive à un relais de communication gouvernementale.

Il est d’ailleurs ironique de constater que Korsia lui-même revendique que « être rabbin, c’est dire les choses en vérité, même avec fermeté ». Mais de quelle vérité s’agit-il, si elle se plie à l’émotion de l’opinion majoritaire devant une cathédrale, si elle caricature un Premier ministre israélien élu par son peuple, si elle flatte sans nuance un président français qui a failli dans ses gestes symboliques les plus élémentaires? À chaque fois, la fonction rabbinique se trouve compromise.

On ne peut s’empêcher de rappeler l’attitude du grand rabbin Jacob Kaplan, en 1967, lorsque le général de Gaulle évoqua les Juifs,  « …peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur ». Kaplan avait répondu avec gravité, sans chercher à séduire, mais en défendant la mémoire et l’honneur des juifs. La comparaison est cruelle : là où son illustre prédécesseur avait incarné le réel, Korsia s’abandonne à la complaisance. Là où l’on attendait un porte-parole du judaïsme, c’est un serviteur du pouvoir qui apparaît.

Alors oui, Haïm Korsia, rabbin de cour.

L’illusion de l’harmonie du monde

Le monde donne à première vue l’impression d’être harmonieux. Le retour des saisons, la régularité du jour et de la nuit, le ciel étoilé qui paraît immuable donnent l’image d’un ordre stable, comme si la nature obéissait à une mécanique parfaitement réglée. Cette impression, profondément ancrée dans l’expérience humaine, a conduit depuis l’Antiquité certains philosophes à penser qu’il existait une harmonie universelle, et que la tâche de l’être humain consistait à s’y conformer. Chez les stoïciens par exemple, la sagesse se définissait comme une insertion dans le Cosmos, considéré comme cohérent et équilibré.

Mais cette image repose sur une illusion. Rien dans le monde n’est stable. Les climats se transforment, les glaciers reculent ou avancent, les continents dérivent, les montagnes s’effritent et disparaissent. Ce que nous appelons stabilité n’est qu’un effet d’échelle, lié à la brièveté de notre regard. Le lever quotidien du soleil ou l’alternance des saisons nous donnent l’impression d’un cycle immuable, mais à l’échelle des siècles ou des millénaires, ces régularités elles-mêmes se modifient et s’effondrent. Même le ciel nocturne, qui semble figé, est traversé de bouleversements : des étoiles naissent et meurent, des galaxies se rencontrent et se brisent, des trous noirs engloutissent la matière et la lumière.

La vie elle-même ne dément pas cette logique. On pourrait croire que la nature se renouvelle sans cesse et qu’elle compense chaque disparition par de nouvelles formes. Mais l’histoire du vivant raconte autre chose. La plupart des espèces qui ont existé a disparu. Les archives fossiles révèlent une succession de mondes perdus : des êtres qui ont dominé la Terre pendant des millions d’années se sont éteints définitivement. La biodiversité n’est pas un équilibre stable, mais un flux où les extinctions massives l’emportent de loin sur les créations. Si une harmonie existait, les espèces trouveraient une place durable et s’y maintiendraient. Or il n’en est rien : elles apparaissent, se développent, puis disparaissent. La règle est la disparition, et non la permanence.

L’histoire humaine illustre la même loi. Les civilisations, comme les espèces, naissent, s’élèvent, atteignent un sommet puis déclinent et disparaissent. L’Égypte pharaonique, Babylone, la Grèce antique, Rome : toutes ces sociétés qui semblaient éternelles ne sont plus que des ruines. Les langues qui portaient leur mémoire se sont éteintes, les savoirs qu’elles avaient accumulés se sont en partie perdus. Même nos cultures actuelles, que nous croyons solides, ne sont qu’un épisode dans une histoire plus vaste. Rien n’échappe à ce mouvement de naissance et de disparition.

À l’échelle individuelle, la logique est identique. L’homme lui-même est pris dans un devenir irréversible : il naît, grandit, vieillit et meurt. Son corps change à chaque instant, ses pensées, ses désirs et même sa mémoire se transforment et s’effacent. Ce que nous appelons notre identité n’est jamais qu’une continuité fragile, toujours menacée de dissolution.

À toutes les échelles, donc — de l’individu aux civilisations, des espèces aux étoiles —, ce que l’on retrouve n’est pas l’image d’un ordre stable, mais celle d’une instabilité généralisée. Les catastrophes naturelles en sont la manifestation la plus évidente : des séismes effacent ce que des siècles avaient bâti, des volcans ensevelissent des villes entières, des changements climatiques provoquent l’effondrement de sociétés ou l’extinction de formes vivantes. L’univers tout entier est un théâtre de transformations et de destructions.

On comprend alors que l’idée d’une harmonie universelle repose sur une illusion liée à la perspective limitée de notre expérience. Nous retenons les régularités visibles à notre échelle — le lever du soleil, l’alternance des saisons — et nous oublions qu’elles-mêmes sont provisoires, destinées à disparaître totalement. Nous confondons l’apparence du cycle avec la réalité du devenir. Dans ces conditions, fonder une philosophie sur l’harmonie supposée du monde, c’est bâtir sur du sable. Il n’existe pas d’ordre universel qui pourrait servir de modèle à l’homme. Il n’y a que du changement, de la perte et des transformations irréversibles.

Dès lors, la bascule est nécessaire. On ne peut pas se contenter d’une vision du monde qui ne correspond pas aux faits. Si l’on veut philosopher sérieusement, il faut renoncer à l’idée d’une harmonie cosmique et prendre pour point de départ la seule chose que l’expérience confirme : le monde est instable, chaotique, indifférent. C’est seulement en affrontant ce constat qu’il devient possible de dégager une orientation pour l’existence. Si le monde ne fournit pas d’ordre auquel se conformer, c’est à l’homme d’introduire un ordre que l’univers ne contient pas.

L’homme peut penser un ordre éthique. La nature ne connaît ni bien ni mal, mais l’homme, par ses choix, peut établir une hiérarchie de valeurs et orienter sa conduite en conséquence. Il peut aussi chercher un ordre de connaissance : la science et la philosophie n’abolissent pas l’instabilité du monde, mais elles la rendent intelligible en mettant au jour des repères, des ordres relatifs qui permettent de s’y retrouver. Enfin, il peut créer : par l’art, la littérature et, plus largement, par ses œuvres, l’homme fait surgir du sens et des formes là où le monde ne présente que désordre.

Ainsi, face à un univers instable et chaotique, l’homme n’a pas à se fondre dans une harmonie inexistante. Il lui revient au contraire d’opposer au désordre du réel un ordre humain, fragile mais réel, qu’il construit par l’éthique, par la connaissance et par la création. C’est là seulement que peut commencer une véritable philosophie de la vie.

Emmanuel Macron ou le Bourgeois gentilhomme au pouvoir

En 2017, Emmanuel Macron surgit sur la scène politique comme un jeune premier, sorti des coulisses avec l’assurance de celui à qui tout paraît promis. Diplômé de l’ENA, nourri de philosophie, fort de succès précoces dans la banque puis au gouvernement, il s’impose comme l’enfant prodige de la République. Sa victoire est perçue comme l’avènement d’un sens politique triomphant des lourdeurs partisanes et des routines usées. On voit en lui l’esprit supérieur, un président visionnaire, réconciliant le sérieux technocratique et le souffle intellectuel. Tout semble neuf, brillant, irrésistible.

Mais déjà, cela relève du théâtre. Macron n’est pas un homme d’État au sens classique : il est un acteur qui occupe une scène. La politique, pour lui, n’est pas une pratique, c’est une représentation. Ce penchant vient sans doute de sa jeunesse : avant d’imaginer l’Élysée, il rêve de planches et de projecteurs. Il ne s’en est jamais départi. Ce n’est pas un détail, mais la clé : il garde l’art de la pose, le goût du rôle, le besoin du spectateur.

Et comme Monsieur Jourdain — le bourgeois mis en scène par Molière, ridicule et vaniteux, qui croit s’élever au rang des savants parce qu’il découvre qu’il fait de la prose sans le savoir — Macron se croit doué d’un art naturel, tombé du ciel, dispensé de tout apprentissage. Là où Jourdain s’émerveille de « faire de la prose », Macron s’émerveille de « faire de la politique ». Et la vanité, chez lui, tient lieu d’esprit.

Il parle, beaucoup, toujours. Ses discours n’ont pas de fin, ses phrases en cascade saturent l’espace public. Sa maestria oratoire relève de l’art du prestidigitateur : donner l’illusion qu’il y a du sens là où il n’y a que des mots. Il ne s’agit pas de dire, mais de meubler. Ses tirades verbeuses rappellent ces personnages de comédie qui, croyant briller, ne font que fatiguer le public.

Quand il proclame qu’une gare est le lieu où se croisent « ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien », il s’imagine prononcer une vérité profonde. Mais il ne fait que livrer une platitude, élevée au rang de maxime par la seule assurance de sa diction. C’est le cabotin qui croit au poids de sa voix, comme Monsieur Jourdain croyait au génie de sa prose. Le rire que suscite une telle sortie est un rire de pitié : on rit du ridicule travesti en grandeur.

La diplomatie, elle aussi, devient théâtre. On se souvient de cette table interminable à Moscou, en février 2022 : Macron, raide et solitaire, croit incarner le négociateur suprême face à Vladimir Poutine. Mais le décor parle plus fort que lui : il n’est pas le héros, seulement un figurant qu’on tient à l’écart.

Et pourtant, il se persuade d’avoir inventé une diplomatie nouvelle. Comme Monsieur Jourdain persuadé qu’il vient d’entrer dans la république des lettres, Macron s’imagine grand stratège parce qu’il occupe un décor. Le tragique de l’histoire se double du comique d’une illusion.

Le même théâtre se rejoue en politique intérieure. La dissolution de 2024 doit apparaître comme une manœuvre brillante, une audace de Machiavel. Elle ne produit qu’un Parlement éclaté, ingouvernable, transformé en théâtre du désordre. La prétendue ruse fait apparaître une impréparation crasse.

On retrouve la même logique dans ses absences, censées être significatives mais qui sonnent creux. Son refus de participer à la manifestation contre l’antisémitisme à Paris est une erreur de jugement autant qu’une faute symbolique. Macron choisit de regarder le cortège à la télévision, persuadé qu’il maîtrise l’art des entrées et des sorties. Mais le public n’est pas dupe : il attend sa présence et ne voit qu’un saltimbanque qui se dérobe.

Tout son mandat ressemble à une pièce à un seul personnage. Hyperprésidentiel, centralisateur, Macron occupe seul le devant de la scène. Ministres, députés, alliés : tous réduits au rôle de figurants. C’est lui qui parle, lui qui décide, lui qui commente. Le pouvoir devient représentation, et la représentation, pouvoir. Dans cette comédie, il n’y a pas de dialogue : seulement un monologue, où l’acteur s’écoute parler avec ravissement.

Comme Monsieur Jourdain, il s’éblouit de sa propre évidence. Ce qu’il prend pour intelligence politique n’est rien d’autre que la fascination qu’il éprouve pour lui-même.

Et c’est là que réside la véritable farce. On veut voir en Macron l’homme éclairé qu’il n’est pas. On l’a pris pour un homme d’action, il n’est qu’un histrion. On croit à une pensée, il n’y a qu’un discours. Tout son mandat n’est qu’un spectacle où il se persuade d’être auteur, metteur en scène et premier rôle, alors qu’il n’est que simulacre.

Le public, las, cesse d’applaudir. Il voit désormais la vanité derrière l’intelligence supposée, le bateleur derrière le président. Macron se croit tragédien : il n’est qu’un acteur de farce.

En croyant penser, il ne fait que parler ; en croyant gouverner, il ne fait que jouer. Il ne faut pas aller jusqu’à dire que Macron est bête, mais on peut le penser.

L’indignation française face à l’ingérence américaine ou le déni face au réel

Le Quai d’Orsay a convoqué l’ambassadeur américain à Paris, Charles Kushner, après ses propos reprochant à Emmanuel Macron de ne pas agir suffisamment contre l’antisémitisme. La diplomatie française a qualifié ces critiques d’« inacceptables » et parlé d’« ingérence », invoquant une prétendue violation du droit international et du principe de non-intervention. Ce vocabulaire n’est pas neutre : il permet de détourner l’attention, d’éluder le fond et de masquer une réalité gênante. Car ce qui s’est joué là n’était pas un incident diplomatique, mais une mise en lumière : celle d’un pouvoir politique – et du Quai d’Orsay en particulier – incapable d’assumer sa faillite.

La France est le pays européen où vit la plus grande communauté juive – et c’est aussi celui où elle est la plus menacée. Les incidents antisémites dans les écoles ont quadruplé en un an. À Courbevoie, une fillette de 12 ans a été violée au son d’insultes antijuives ; à Rouen, une synagogue a été incendiée ; à La Grande-Motte, une autre attaquée ; à Paris, des cimetières profanés et des graffitis nazis.

Moins de 1 % de la population française est juive, mais elle concentre plus de la moitié des violences racistes. Faute de confiance envers leurs dirigeants et les institutions censées les protéger, certains choisissent l’émigration vers Israël. Kushner n’a fait que rappeler ces faits. Ce qui a mis en fureur le Quai d’Orsay, ce n’est pas l’antisémitisme, mais le fait qu’on ose le nommer.

Emmanuel Navon, docteur en sciences politiques, universitaire et intellectuel israélien d’origine française, connaît intimement les deux cultures. Il souligne l’incohérence du Quai d’Orsay : comment ce ministère peut-il dénoncer l’ingérence américaine alors qu’il pratique lui-même, depuis des années, une ingérence obsessionnelle à l’égard d’Israël ? Comment peut-il invoquer le droit international quand il passe son temps à le manipuler pour condamner Israël et exiger la création d’un État palestinien au cœur de la terre d’Israël ?

Navon résume ce paradoxe par une formule un rien cruelle : « Seul un pays qui s’est proclamé vainqueur de la Seconde Guerre mondiale après quatre ans d’occupation allemande peut souffrir d’un tel manque de lucidité. » Par cette remarque, il rappelle la contradiction française : bâtir un récit national glorieux sur la fiction d’une victoire continue, alors même que le pays a connu la débâcle, l’Occupation et Vichy. Cette mythologie, héritée du gaullisme, a longtemps servi de paravent, mais elle nourrit aussi une posture diplomatique pétrie d’orgueil et de déni : la France se croit investie d’une autorité morale qu’elle n’a pas véritablement conquise. C’est ce déficit de lucidité historique que Navon dénonce – et qui éclaire l’aveuglement actuel du Quai d’Orsay face à l’antisémitisme et face à Israël.

Cette duplicité n’est pas seulement celle du Quai d’Orsay : elle est incarnée par Emmanuel Macron lui-même. Le président français multiplie les ingérences : il condamne Israël chaque fois qu’il se défend, répète qu’il faut reconnaître un État palestinien. Il a apporté un soutien appuyé au Liban, au moment même où ce pays bombardait Israël sans relâche. Paris s’oppose donc à Washington au nom de la « non-ingérence », tout en cautionnant ceux qui attaquent Israël, le tout en s’érigeant en donneur de leçons.

Macron distribue des gages à la gauche et à l’extrême-gauche en reprenant leur grille idéologique. Il diabolise la droite française comme si l’antisémitisme n’avait pas changé de camp. Or ce ne sont pas les militants d’extrême-droite qui profanent les synagogues ou agressent les élèves juifs, mais des islamistes tolérés par clientélisme, et une mouvance pour qui l’antisionisme a pour fonction de masquer la haine des Juifs. En rejouant sans cesse la rengaine de « la menace fasciste », Macron détourne le regard du réel.

La convocation de l’ambassadeur américain n’est donc pas une marque d’autorité, mais un aveu de faiblesse. Le Quai d’Orsay, en croyant se défendre, se ridiculise et révèle son impuissance. Ce pouvoir, incapable d’endiguer l’antisémitisme qui mine le pays, expose sa fragilité. La France n’est pas un pays antisémite, mais ses élites jettent de l’huile sur le feu – à commencer par son Président, qui n’a même pas le courage politique de participer à une manifestation contre l’antisémitisme à Paris.

Le scandale n’est pas dans la lettre de Kushner ni dans la virulence de Navon, mais dans la posture d’un Quai d’Orsay et d’un président qui ont fait de la lâcheté un principe de politique étrangère.

En 1945, au sortir de l’Occupation, la France s’était inventé une victoire qu’elle n’avait pas vraiment remportée. Aujourd’hui, elle s’invente une autorité morale qu’elle n’exerce plus. De Gaulle maquillait une défaite en gloire ; Macron maquille une impuissance en vertu. Et dans les deux cas, la fiction compte davantage que la vérité. Mais pas pour tout le monde, en France, heureusement.

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