Raymond Aron, philosophe, sociologue et chroniqueur politique, fut l’une des grandes figures intellectuelles françaises du XXe siècle. Libéral lucide dans un pays longtemps fasciné par les idéologies totalitaires, il se distingua par son refus des illusions et sa fidélité à la rigueur analytique. Juif assimilé, se disant lui-même « déjudaïsé », il n’en fut pas moins profondément touché par la question d’Israël et par la place des Juifs dans l’histoire contemporaine. C’est à ce titre qu’il publia, à la suite de la conférence de presse du général de Gaulle du 27 novembre 1967, un petit ouvrage intitulé De Gaulle, Israël et les Juifs. Dans ce texte, Aron exprime avec une rare vigueur son indignation et sa lucidité devant ce qu’il considère comme une faute politique et morale d’une gravité exceptionnelle.
La conférence de presse du 27 novembre 1967 est devenue un jalon de l’histoire politique et symbolique de la France contemporaine. Par une formule restée célèbre, Charles de Gaulle, au faîte de son autorité, qualifia le peuple juif de « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », inscrivant ainsi dans la mémoire nationale un moment où l’immense prestige du chef de la Résistance bascula vers l’ombre d’un soupçon. Ce fut une rupture dans les relations entre la France et Israël, mais aussi une blessure dans la conscience juive française. Aron, observateur lucide et souvent mesuré des affaires internationales, réagit avec une vigueur inhabituelle. C’est que les mots du général touchaient à quelque chose de plus profond que la seule diplomatie : ils réactivaient, derrière l’actualité, les fantômes du passé.
Pour comprendre l’indignation d’Aron, il faut rappeler le contexte. La guerre des Six Jours venait de bouleverser le Proche-Orient. Israël, encerclé et menacé, avait pris l’initiative militaire et, en six jours, écrasé ses adversaires. Cette victoire spectaculaire fut saluée par une large partie de l’opinion publique française, émue par la disproportion des forces et par la mémoire encore vive de la Shoah. Les Juifs de France vécurent cet élan de sympathie comme une réconciliation heureuse entre leur citoyenneté et leur appartenance mémorielle. Aron l’a exprimé dans une phrase d’une justesse poignante : Parce que les sympathies de la majorité des Français allaient à Israël, les Juifs éprouvaient une joie émerveillée, la réconciliation de leur citoyenneté française et de leur “judaïcité” : en manifestant leur attachement à Israël, ils ne se séparaient pas des Français, ils se mêlaient à eux. C’était trop beau pour durer : eux aussi croyaient au Père Noël. Dans ce climat, les mots du général résonnèrent comme une trahison.
De Gaulle avait choisi de condamner la riposte israélienne, en feignant de maintenir une position de neutralité. Mais Aron dévoile l’ambiguïté de ce langage : exiger d’Israël qu’il ne tire pas le premier coup, c’était, de fait, l’empêcher de se défendre. Un regard sur la carte permettait de prévoir, sans grand risque d’erreur, celui qui, logiquement, devait tirer le premier coup, écrit-il avec ironie. En réalité, la France abandonnait sa posture d’arbitre et se rangeait du côté arabe. Ce qui heurtait Aron n’était pas seulement ce choix, mais l’explication que de Gaulle crut devoir en donner : l’impérialisme israélien serait imputable à l’instinct dominateur du peuple juif.
Ici, Aron s’élève avec force. Il ne s’agit plus seulement d’une erreur d’analyse géopolitique, mais d’une dérive rhétorique lourde de conséquences. Appeler “sûr de lui et dominateur” le peuple des ghettos me paraît, aujourd’hui encore, aussi dérisoire qu’odieux, affirme-t-il. En quelques mots, de Gaulle réactivait un imaginaire qui n’avait rien à faire dans la bouche d’un homme d’État occidental après 1945. Aron le souligne : Aucun homme d’État occidental n’avait parlé des Juifs dans ce style, ne les avait caractérisés comme “peuple” par deux adjectifs. Ce style, ces adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras, non pas à Hitler et aux siens. Le diagnostic est implacable. De Gaulle, sans franchir le seuil d’un antisémitisme exterminateur, puisait néanmoins à la source du vieil antisémitisme nationaliste français, celui qui avait nourri l’affaire Dreyfus et formé les catégories mentales de générations entières.
Aron est d’autant plus choqué que cette phrase était inutile au raisonnement du général. Elle n’apportait rien à la démonstration. Pourquoi donc ce coup bas ? Je ne sais, avoue-t-il, tout en s’interrogeant : était-ce pour punir Israël de son indépendance militaire ? Pour flatter les régimes arabes dans l’espoir de contrats pétroliers ou d’influence stratégique ? Pour se démarquer des États-Unis en frappant indirectement leurs alliés ? Ou encore pour interdire toute velléité de double allégeance des Juifs de France ? Aron pose les questions sans y répondre, mais leur simple énumération révèle combien il perçoit ce geste comme calculé, prémédité, et non comme une simple maladresse.
Il en tire une conséquence grave : Le général de Gaulle a, sciemment, volontairement, ouvert une nouvelle période de l’histoire juive et peut-être de l’antisémitisme. Tout redevient possible. Tout recommence. Pas question, certes, de persécution : seulement de “malveillance”. Pas le temps du mépris : le temps du soupçon. Cette formule résume l’intuition centrale d’Aron : un simple mot, dans la bouche d’un homme d’État de ce rang, suffit à rendre de nouveau salonfähig — c’est-à-dire « acceptable dans les salons », fréquentable dans la bonne société — des préjugés que l’on croyait disqualifiés. L’antisémitisme, désormais, pouvait se dire de nouveau, se justifier par référence au Général, se glisser dans la conversation cultivée. En politique, les mots ne sont jamais neutres : ils fabriquent un climat.
À cette critique morale s’ajoute une analyse stratégique d’une remarquable lucidité. Aron rappelle que l’existence d’Israël est d’une fragilité sans équivalent. Les Arabes, dit-il, peuvent perdre bataille après bataille et garder intacte la perspective d’une victoire finale, parce qu’ils disposent de la démographie, de l’espace et du temps. Israël, lui, ne peut perdre une seule guerre, car la défaite signifierait la disparition pure et simple de l’État. David, une troisième fois, abattit Goliath mais il demeure David, momentanément supérieur par ce que l’on appelle aujourd’hui intelligence, la maîtrise des techniques, mais, après comme avant, sans réserves, sans position de repli. Cette vision, Aron la formule au lendemain de la guerre des Six Jours, mais elle reste d’une actualité saisissante : Israël vit comme une garnison assiégée, contrainte à la vigilance permanente.
Ce réalisme stratégique se double chez Aron d’un aveu existentiel. Je n’ai jamais été sioniste, d’abord et avant tout parce que je ne m’éprouve pas juif, écrit-il avec franchise. Et pourtant, il reconnaît : Je sais aussi, plus clairement qu’hier, que l’éventualité même de la destruction de l’État d’Israël (qu’accompagnerait le massacre d’une partie de la population) me blesse jusqu’au fond de l’âme. Tout est dit : l’intellectuel qui s’était voulu extérieur à la question juive se découvre, dans la menace contre Israël, atteint au plus profond. L’histoire rattrape ceux qui croient pouvoir s’en tenir à distance.
Cette ambivalence traverse toute sa réflexion. Aron refuse le nationalisme juif, mais il mesure que la survie d’Israël est indissociable de la mémoire de la Shoah et de l’avenir des Juifs partout dans le monde. C’est pourquoi il voit dans la phrase de de Gaulle un danger qui dépasse la conjoncture diplomatique. Elle fragilise le lien déjà précaire entre les Juifs de France et leur patrie, en rappelant que leur loyauté peut toujours être suspectée. La réconciliation joyeuse qu’ils avaient ressentie en juin 1967, en voyant la société française partager leur sympathie pour Israël, se trouvait brutalement brisée. Le soupçon revenait, et avec lui l’inquiétude d’un retour du refoulé antisémite.
Aron, en philosophe politique, sait que les nations se construisent aussi sur des mythes et des images. En associant l’État juif à une prétendue nature dominatrice du peuple juif, de Gaulle réintroduisait dans l’imaginaire collectif une équation pernicieuse : l’impérialisme israélien ne serait pas un choix politique, mais l’expression d’une essence éternelle. C’est précisément ce type de glissement qui a nourri les pires persécutions, de l’accusation de déicide à l’antisémitisme racial moderne. Qu’un chef d’État français l’ait repris, même atténué, était pour Aron une faute politique et morale d’une gravité exceptionnelle.
Pour autant, Aron ne cède pas à la tentation de réduire de Gaulle à cette faute. Son jugement final témoigne d’une tension entre admiration et désillusion : Le général de Gaulle a sa place dans l’histoire de France : tout Français, gaulliste ou non, juif ou non, souhaite passionnément que pour l’homme du 18 juin la vieillesse ne soit pas un naufrage. L’homme du 18 Juin reste le héros fondateur, le garant de la dignité nationale. Mais en 1967, ce héros a terni sa gloire en choisissant d’humilier les Juifs et de fragiliser Israël au nom d’intérêts obscurs ou de calculs stratégiques contestables.
Cet épisode, en définitive, éclaire durablement l’attitude française au Proche-Orient. Depuis de Gaulle, une ligne de méfiance à l’égard d’Israël, tempérée mais constante, s’est transmise de président en président, jusqu’à Emmanuel Macron lui-même. Derrière les oscillations de langage et de style, la matrice demeure : la France se veut l’interlocuteur privilégié du monde arabe, et pour cela, Israël doit toujours être tenu à distance. Aron, en 1967, avait déjà compris que ce choix diplomatique se paierait d’un prix moral, celui du soupçon réintroduit à l’égard des Juifs.
C’est ici que son analyse rejoint notre présent. La guerre de Gaza, les débats sur la légitimité d’Israël à se défendre, les critiques répétées de la colonisation ou des gouvernements israéliens successifs, tout cela s’inscrit dans une continuité où la France se montre toujours plus sévère envers l’État juif qu’envers ses adversaires. Certes, la condamnation du terrorisme est désormais explicite et les mots sont choisis avec prudence. Mais la tonalité demeure : Israël reste suspect de « disproportion », comme hier il était suspect d’« instinct dominateur ». L’héritage gaullien, consciemment ou non, continue de peser sur la diplomatie française.
Aron, s’il vivait aujourd’hui, verrait dans ces attitudes la confirmation de son intuition : ce qui semblait un simple « coup bas » en 1967 a ouvert une longue séquence où la critique politique d’Israël se double toujours, plus ou moins explicitement, d’une suspicion envers les Juifs eux-mêmes. Les formes ont changé, la rhétorique s’est adaptée, mais la structure demeure. Ce n’est pas seulement Israël qui est jugé : c’est le peuple juif qui, par ricochet, redevient objet de soupçon.
L’essai d’Aron sur De Gaulle, Israël et les Juifs conserve ainsi une portée prophétique. En dénonçant la dangerosité d’une formule, il avait pressenti la permanence d’un climat. Il nous rappelle que l’histoire n’avance pas en ligne droite : les blessures peuvent se rouvrir, les soupçons renaître, les stéréotypes se recycler. En ce sens, lire Aron aujourd’hui, c’est comprendre que la parole d’État a le pouvoir de protéger ou d’exposer, de cicatriser ou de rouvrir des plaies. Et c’est mesurer combien la dignité d’Israël et la sécurité symbolique des Juifs restent, un demi-siècle plus tard, liées au poids des mots prononcés par les grandes voix politiques.