Mélenchon et les juifs

Jean-Luc Mélenchon, homme politique français réputé pour son verbe tonitruant et haut en couleurs, s’est récemment rappelé au bon souvenir des médias après un certain passage à vide. Il est accusé d’antisémitisme pour avoir déclaré que le ministre de l’Economie Pierre Moscovici, d’origine juive, est “quelqu’un qui ne pense plus en français, mais dans la langue de la finance internationale”. Ces propos ont été considérés par le Parti Socialiste comme étant “inacceptables et relevant du vocabulaire des années 1930”. Pour mémoire, l’extrême-droite des années 1930 colportaient l’idée que les juifs étaient dangereux eu égard à leur conspiration cosmopolite visant l’effondrement des marchés, la récession et l’hyperinflation, tout cela étant bien entendu supposé leur bénéficier.

Mélenchon a déclaré qu’il ne connaissait pas la religion de Pierre Moscovici, ce qui n’est pas impossible, parce qu’être d’origine juive n’implique pas que l’on adhère au judaïsme en tant que religion. Il a donc été prudent dans sa formulation en disant “ignorer la religion de Pierre Moscovici”, mais cela ne signifie en rien qu’il ne savait pas que celui-ci fût juif. Quoi qu’il en soit, l’ignorance ambiguë de Mélenchon apparait comme une exception dans le monde médiatico-politique, dont une grande partie a immédiatement perçu le commentaire de Mélenchon comme ayant des relents nauséabonds.

Personne en France ne peut se permettre de se déclarer antisémite ou de s’en servir comme instrument politique, puisque c’est une infraction prévue au code pénal et passible d’amende ou de prison. Cependant il y a continuité troublante dans les attitudes de Mélenchon par rapport au monde juif. Il n’a pas jugé utile de suspendre sa campagne électorale lors du massacre de enfants juifs Toulouse, et avait des accointances insolites avec le dictateur antisémite du Venezuela Hugo Chavez, aujourd’hui décédé.

Peut-être que Mélenchon pense-t-il que l’Etat de Droit est un privilège à ne pas mettre entre toutes les mains. Peut-être même qu’au fond de lui il réprouve l’antisémitisme, mais qu’il considère que si des révolutionnaires à travers le monde s’en servent pour galvaniser les masses, alors c’est un prix acceptable pour que triomphe le socialisme. Ce point de vue rappelle le stalinisme, qui semble encore toujours être une référence pour cette extrême-gauche qui se cherche, qui ne trouve rien, mais qui finit par trouver les juifs. Rien de nouveau sous le soleil, disait déjà le roi Salomon il y a trois mille ans.

Le fait est que Mélenchon a pleuré la mort d’Hugo Chavez, lui-même allié à d’autres chefs d’Etat antisémites tels qu’Ahmadinejad l’iranien, Assad le syrien et Kadhafi le libyen.
Mélenchon est un politicien éprouvé, un érudit et un fin intellectuel. Il est néanmoins possible qu’il ait dérapé, mais quand bien même cela serait, il est difficile, étant donné les précédents où il s’est distingué, de résister à la tentation de voir là un acte manqué qui est tout sauf anodin. Ce qu’il aurait de mieux à faire serait de s’excuser sans ergoter afin d’épargner à l’opinion publique sa rhétorique oiseuse consistant à s’indigner de ce que l’on s’indigne de son indignité.

De ce point de vue-là Mélenchon n’est pas loin de Stéphane Hessel, ce autre clown indigne qui aimait à faire parler de lui aux dépens des juifs.

Le bijoutier d’Alep

Alep est une ville de Syrie située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière turque et à environ trois cents kilomètres de Damas. Elle a traversé les siècles depuis l’Antiquité, résistant aux vicissitudes de l’Histoire et aux envahisseurs successifs, ce qui en fait l’une des cités les plus anciennes encore habitées au monde.

Peu de régions peuvent se prévaloir d’une présence juive aussi ancienne et ininterrompue qu’Alep. La Bible évoque déjà la ville dans le Livre de Samuel et dans les Psaumes. La première grande vague d’immigration juive y remonte à 586 avant notre ère, à la suite de la destruction du Premier Temple de Jérusalem.

Au Moyen Âge, Alep connut une brève période d’autonomie relative, au cours de laquelle les Juifs jouèrent un rôle actif dans la vie de la cité. Mais au XIIIe siècle, les Mamelouks prirent le contrôle de la ville et imposèrent des restrictions sévères aux Juifs, limitant leur accès à la vie publique. La synagogue principale fut transformée en mosquée, et les Juifs furent relégués au statut de dhimmis, citoyens de seconde zone soumis à un impôt spécifique du simple fait de leur religion.

Au XVe siècle, les Mongols envahirent Alep. De nombreux Juifs furent massacrés, d’autres prirent la fuite. Mais l’arrivée des Ottomans apporta un tournant : l’Empire voyait dans la présence juive une richesse culturelle et économique favorable à son expansion. La communauté juive reprit vigueur, s’épanouit et se transforma, notamment grâce à l’arrivée des Juifs séfarades expulsés d’Espagne en 1492, qui parlaient le ladino et s’étaient établis, après bien des pérégrinations, dans les terres ottomanes.

Un manuscrit du Xe siècle, devenu au fil des siècles une autorité absolue pour le texte, la cantillation et l’orthographe de la Bible hébraïque, a traversé le temps : c’est le Codex d’Alep. Bien qu’il ait été rédigé à Tibériade, il porte ce nom car, après bien des péripéties, il fut confié à la garde de la communauté juive d’Alep, où il demeura pendant près de six siècles, sans qu’aucune copie n’en soit jamais faite. Maïmonide lui-même s’en inspira pour fixer la mise en page des rouleaux de la Torah tels qu’on les connaît aujourd’hui.

Les Juifs figurent parmi les plus anciens habitants d’Alep. Pourtant, après y avoir vécu sans discontinuité pendant près de deux mille cinq cents ans, il n’en reste plus depuis plus de soixante ans. La communauté s’est dispersée aux quatre coins du monde, mais les anciens en gardent un souvenir empreint d’émotion. Cette nostalgie nourrit une mémoire collective d’un Alep virtuel, qui continue d’unir les descendants autour d’un passé commun.

Que s’est-il donc passé pour qu’une communauté aussi enracinée disparaisse si radicalement ?

Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations Unies votait le plan de partage de la Palestine en deux États, l’un juif, l’autre arabe. Dès le lendemain, des émeutes éclatèrent à Alep : une foule en furie hurlait « mort aux Juifs », saccageant tout ce qui leur était associé, sous le regard passif des autorités. Un témoin se souvient : dans la nuit qui suivit, son père se rendit discrètement à sa bijouterie. À la lueur d’une bougie, il rassembla ses marchandises dans un sac et les mit à l’abri. En rentrant, il dit à son fils une phrase gravée à jamais dans sa mémoire : « Cette nuit, j’ai cambriolé mon propre magasin. » Quarante-huit heures plus tard, la communauté juive d’Alep devenait un cortège de réfugiés quittant la ville pour toujours.

Les tout premiers réfugiés du conflit israélo-palestinien furent donc les Juifs d’Alep, et non les Arabes de Palestine — et cela, avant même la création de l’État d’Israël. Ce fut le prélude à l’exode de plus de 800 000 Juifs issus du monde arabe, persécutés, spoliés, expulsés. Aucun d’eux ne bénéficia du statut de réfugié reconnu par les Nations Unies. Le Codex d’Alep disparut au cours de ces événements, pour réapparaître en Israël une dizaine d’années plus tard, partiellement endommagé, dans des circonstances qui restent encore troubles.

Aujourd’hui, la Syrie est dévastée par une guerre civile. Alep, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, est devenue ligne de front entre une armée fragmentée et des groupes rebelles. La vieille ville, joyau architectural, se désagrège sous les coups du conflit.

Le fils du bijoutier d’Alep est désormais un grand-père paisible, vivant en Israël. L’histoire a fait de lui, malgré lui, l’un des derniers témoins d’une communauté deux fois millénaire.

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