Israël entre messianisme et politique

Cet article propose une lecture du rôle croissant du nationalisme religieux dans la vie politique israélienne. Il ne cherche pas à juger, mais à décrire la manière dont la référence religieuse s’articule à la souveraineté, à la citoyenneté et au rapport au territoire. L’enjeu est d’avoir une compréhension aussi fidèle que possible d’un courant idéologique en mutation, et de laisser à chacun le soin d’en tirer sa propre lecture.

Le nationalisme religieux à travers les figures de Ben-Gvir et Smotrich occupe aujourd’hui une place centrale dans la vie politique israélienne. Longtemps marginal, il s’est affirmé comme une force capable d’infléchir le langage, les priorités et les fondements idéologiques de l’État¹. Son influence dépasse les équilibres parlementaires : elle touche à la définition même de la citoyenneté, de la souveraineté et de la démocratie.

Ce courant, né du croisement entre messianisme et pragmatisme politique², revendique une souveraineté fondée moins sur la volonté humaine que sur la promesse biblique. La démocratie y est envisagée non comme une fin universelle, mais comme un instrument au service d’une identité collective. C’est dans ce contexte que se sont imposées deux figures majeures : Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich. Leurs parcours et leurs discours diffèrent, mais ils traduisent, chacun à sa manière, une même tension entre l’ordre national et la référence religieuse.

La question territoriale

Le rapport à la terre constitue le cœur symbolique de ce nationalisme religieux. Là où une partie de l’opinion publique israélienne justifie la maîtrise des territoires conquis en 1967 par des arguments stratégiques ou historiques — continuité du peuplement juif, invalidation des lignes d’armistice de 1949, ou droit de se défendre face à des agressions répétées —, Ben-Gvir et Smotrich invoquent une légitimité d’un autre ordre.

Pour eux, la Cisjordanie — désignée par son nom biblique de Judée-Samarie — n’est pas un espace disputé, mais une composante inaliénable de la terre d’Israël. Leur revendication n’est pas d’abord politique : elle est théologique. Ces territoires sont envisagés comme relevant d’un droit divin antérieur à tout traité, à toute ligne de cessez-le-feu ou à tout compromis diplomatique.

Cette conception s’étend également à Gaza, perçue comme une partie intégrante de la promesse biblique. Tous deux considèrent le retrait israélien de 2005 comme une erreur historique, voire comme une faute morale : non seulement il aurait compromis la sécurité nationale, mais il aurait aussi, selon eux, contredit l’ordre spirituel assignant au peuple juif la responsabilité de toute la terre d’Israël¹¹.

Cette approche transforme la question territoriale en enjeu spirituel : renoncer à une portion de terre ne signifierait pas seulement céder un avantage stratégique, mais contredire une mission perçue comme sacrée. Ce déplacement — du domaine de la sécurité vers celui de la foi — confère à leur discours sa force mobilisatrice autant que sa dimension radicale.

Toutefois, Ben-Gvir et Smotrich n’en tirent pas les mêmes implications politiques. L’un, Ben-Gvir, fait de la fidélité à la nation l’expression concrète de cette souveraineté biblique : il politise la loyauté. L’autre, Smotrich, cherche à inscrire cette souveraineté dans la loi elle-même : il théologise l’autorité. Deux voies donc, issues d’un même principe, mais orientées l’une vers la mobilisation populaire, l’autre vers la réforme institutionnelle. C’est dans ce cadre, où la souveraineté s’identifie à l’accomplissement d’une promesse biblique, que se déploient leurs trajectoires.

Itamar Ben-Gvir

Itamar Ben-Gvir, né en 1976 à Jérusalem, est l’une des personnalités les plus en vue de la droite israélienne. Avocat de formation et ministre de la Sécurité nationale, il a bâti sa carrière sur un discours centré sur l’ordre, la force et la loyauté nationale. Longtemps tenu à la marge pour ses positions jugées radicales, il a su transformer cette image en ressource politique, devenant l’un des représentants les plus identifiés du nationalisme religieux. Son ascension – de la périphérie idéologique aux hautes fonctions de l’État – illustre une évolution du discours public israélien : la place croissante donnée à la fidélité envers la nation dans la définition de la citoyenneté.

Le système israélien reconnaît la coexistence de plusieurs communautés – juive, arabe, druze, tcherkesse, bahaïe – dont la légitimité s’inscrit dans un principe d’égalité civique³. Cette reconnaissance autorise la pluralité des statuts et des fidélités au sein d’un même cadre politique. Le fait qu’un Arabe ne soit pas soumis au service militaire tandis qu’un Druze puisse l’accomplir résulte d’un compromis historique entre l’État et ses minorités, et traduit un pragmatisme institutionnel fondé sur la différenciation sans hiérarchie.

Ben-Gvir reformule cette différenciation en critère d’ordre. Là où la loi distingue pour équilibrer, il distingue pour classer. Le pluralisme cesse alors d’être un mécanisme d’équilibre et devient un instrument de structuration identitaire. Le principe civique se redéfinit à travers une logique d’appartenance.

Cette approche s’inspire au moins en partie de la pensée du rabbin Meir Kahana⁴, fondateur du mouvement Kach, assassiné en 1990. Kahana prônait une séparation stricte entre Juifs et Arabes, position jugée incompatible avec les principes de l’État, ce qui entraîna l’interdiction de son mouvement. Ben-Gvir revendique une filiation avec cet héritage tout en en modifiant le registre : il remplace la notion de pureté ethnique par celle de loyauté politique. Ce déplacement du vocabulaire vers le patriotisme lui permet d’inscrire son discours dans le cadre légal.

La distinction qu’il opère repose moins sur l’origine que sur l’adhésion à une identité religieuse ou culturelle. Dans cette perspective, la conversion au judaïsme constitue une voie d’intégration. La pluralité est reformulée comme différenciation spirituelle, qui devient le critère d’inclusion. Ainsi, Ben-Gvir transforme une doctrine de séparation en modèle d’ordre fondé sur la fidélité. Il ne transgresse pas la loi, mais en redéfinit l’esprit.

Pendant plusieurs années, Ben-Gvir conserva, bien en vue dans son salon, un portrait de Baruch Goldstein, auteur du massacre d’Hébron en 1994⁵. L’image, visible de tous ceux qu’il recevait – journalistes, visiteurs ou soutiens politiques – tenait lieu de signe d’appartenance et de fidélité idéologique⁶. Il déclarait alors que Goldstein avait été son ami et son médecin, mais disait aussi publiquement qu’il le considérait comme un héros. Mais à l’approche d’échéances électorales, il fit retirer ce portrait en précisant que Goldstein n’était après tout « pas son modèle ». Cet épisode illustre le passage d’un symbole d’affirmation à un geste de prudence politique.

Le discours de Ben-Gvir ne repose pas sur l’exclusion explicite, mais sur une gradation des appartenances. En donnant à l’identité juive une valeur hiérarchique, il redéfinit la citoyenneté en termes de conformité à une norme communautaire.

Bezalel Smotrich

Bezalel Smotrich, né en 1980 à Haspin, sur le plateau du Golan, s’inscrit dans la tradition du sionisme religieux. Juriste, idéologue et homme politique, il dirige le parti Sionisme religieux et exerce la fonction de ministre des Finances. Issu du mouvement des implantations, il se distingue par une conception théologique de la souveraineté. Son objectif est de fonder la légitimité de l’État sur la loi juive (halakha)⁷, inscrivant ainsi la politique dans une perspective messianique.

Dans cette conception, la souveraineté nationale constitue l’expression d’un dessein providentiel. Là où Ben-Gvir politise la loyauté, Smotrich théologise l’autorité. Tous deux appartiennent au même courant, mais leurs démarches diffèrent : l’un privilégie la rhétorique populaire, l’autre l’élaboration doctrinale.

En 2016, Smotrich avait suscité une controverse après avoir déclaré, à propos de la naissance de son enfant, qu’il lui paraissait « naturel » que son épouse ne partage pas sa chambre d’hôpital avec une femme arabe⁸, ajoutant que « l’enfant de cette femme pourrait, dans vingt ans, vouloir tuer le sien ». L’incident, relayé dans les médias, prit une portée emblématique, illustrant une conception où la séparation entre Juifs et Arabes relève d’un ordre spirituel⁹.

Smotrich ne distingue pas la religion de la politique : la première fonde la seconde. Selon lui, la légitimité de l’État découle de la continuité d’une alliance biblique. La démocratie n’a de valeur que si elle sert la mission spirituelle du peuple juif. Loin d’opposer la Torah à la modernité, il propose une hiérarchie où la loi religieuse encadre la loi civile. La halakha devient la norme politique : c’est à la démocratie de refléter la religion, non l’inverse.

Dans cette perspective, le pluralisme est repensé à partir d’une logique théologique. Les distinctions entre citoyens sont envisagées non comme des inégalités, mais comme des expressions d’un ordre spirituel : le peuple juif occupe une position singulière, et les non-Juifs sont appelés à reconnaître cette vocation sur la terre d’Israël.

Smotrich agit sur le plan institutionnel. Là où Ben-Gvir se sert du droit, lui souhaite en redéfinir les fondements. Son projet vise à introduire dans le système juridique la notion d’une loi sacrée – une « Torah constitutionnelle » – appelée à compléter ou à réinterpréter la Déclaration d’indépendance. L’État devient, dans cette vision, un vecteur de sanctification plus qu’un cadre de coexistence. Le citoyen n’est plus seulement détenteur de droits, mais porteur d’une vocation collective.

Smotrich maîtrise les limites du cadre légal et cherche à les étendre sans les franchir. Il emploie un langage qui conjugue le religieux et l’administratif, parlant de « restauration de la souveraineté juive » ou d’« accomplissement de la promesse ». Ce lexique illustre une stratégie d’imprégnation du droit par la référence religieuse.

Cette conception aboutit à une vision hiérarchisée de la démocratie : légitime tant qu’elle sert la mission spirituelle du peuple, elle devient problématique lorsqu’elle s’en écarte. La souveraineté du peuple est perçue comme temporaire, celle de Dieu comme pérenne. Là où Ben-Gvir valorise la loyauté civique, Smotrich érige la souveraineté en principe sacré. Le nationalisme devient une forme de liturgie.

Conclusion

Ben-Gvir et Smotrich participent, par leur légitimité électorale, au fonctionnement des institutions. Les controverses qu’ils suscitent – en Israël comme à l’étranger – soulignent la portée de leurs positions. Tous deux ont été critiqués, voire sanctionnés, pour certaines déclarations ou prises de position¹⁰. Ces critiques ne les écartent pas pour autant du champ politique : elles rappellent que la discussion sur les limites de la souveraineté, de la religion et de la citoyenneté relève du débat démocratique. C’est dans ce cadre – celui des institutions, de la loi et du suffrage – que doivent se résoudre les tensions qu’ils incarnent. La démocratie israélienne, traversée par ces contradictions, en tire sa vitalité.

En filigrane, les parcours de Ben-Gvir et de Smotrich rappellent que la démocratie israélienne se construit dans la tension entre foi et raison d’État. Ce qui pourrait apparaître comme une contradiction — entre souveraineté religieuse et légitimité civique — constitue peut-être l’un des moteurs mêmes de sa vitalité politique. L’observation de ce débat éclaire non seulement Israël, mais plus largement les défis des sociétés où la croyance continue d’habiter l’espace public.

***

  1. Le nationalisme religieux s’est imposé sur la scène politique israélienne à partir des années 1970, notamment avec la création du mouvement Gush Emunim après la guerre des Six Jours (1967).
  2. Le messianisme désigne ici la croyance en une rédemption nationale du peuple juif sur la terre d’Israël ; le pragmatisme politique, la volonté d’agir dans le cadre des institutions pour concrétiser cette vision.
  3. La reconnaissance de la pluralité communautaire s’appuie sur la Déclaration d’indépendance de 1948 et la Loi fondamentale : Dignité humaine et liberté (1992).
  4. Le rabbin Meir Kahana (1932-1990), fondateur du mouvement Kach, prônait la séparation stricte entre Juifs et Arabes. Le mouvement fut interdit en 1994 et classé organisation terroriste par Israël, les États-Unis et l’Union européenne.
  5. Baruch Goldstein, médecin et militant du mouvement Kach, a perpétré le massacre d’Hébron le 25 février 1994, tuant 29 fidèles musulmans.
  6. Le maintien, puis le retrait en 2020, du portrait de Goldstein dans le salon de Ben-Gvir ont été rapportés par de nombreux médias israéliens, dont Haaretz et The Times of Israel, comme un symbole d’appartenance idéologique puis de repositionnement politique.
  7. La halakha (loi religieuse juive) désigne l’ensemble des règles issues de la Torah et du Talmud. L’expression « Torah constitutionnelle » traduit l’idée d’une norme religieuse inspirant la loi civile.
  8. Déclaration de Bezalel Smotrich lors de la naissance de son enfant en 2016, citée par plusieurs médias israéliens et reprise notamment par The Jerusalem Post et Haaretz.
  9. L’incident de 2016 suscita une large condamnation publique, y compris de la part de responsables politiques du Likoud et de rabbins du courant national-religieux.
  10. Bezalel Smotrich a été déclaré persona non grata en France en mars 2023. Itamar Ben-Gvir a été critiqué à l’étranger pour des propos jugés discriminatoires et pour ses liens passés avec le mouvement Kach.
  11. Le désengagement de Gaza, décidé en 2005 sous le gouvernement d’Ariel Sharon, a entraîné l’évacuation de toutes les colonies juives de la bande de Gaza. Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich s’y sont opposés avec virulence, y voyant un reniement du projet sioniste et une transgression de la promesse biblique. Tous deux plaident, depuis, pour une « restauration de la souveraineté » sur Gaza et la Judée-Samarie, envisagée comme condition du redressement moral et politique d’Israël.

Translate