Le judaïsme rabbinique et la civilisation occidentale sont deux formes de pensée issues d’une rupture commune mais étrangères l’une à l’autre. On parle pourtant, à propos de figures comme Spinoza, d’un « apport juif » à la modernité, comme si le judaïsme avait fécondé la pensée européenne. Mais cette idée relève d’un malentendu. Ce ne sont pas les structures spirituelles ou intellectuelles du judaïsme qui ont pénétré la culture occidentale : ce sont des juifs, individuellement, qui s’y sont intégrés et qui, à travers elle, ont produit des œuvres décisives¹.
Spinoza en offre un exemple emblématique. Philosophe juif de naissance, formé à la langue et à l’Écriture hébraïques, il n’en demeure pas moins un penseur de la modernité occidentale, non un penseur du judaïsme. Son œuvre n’est pas la continuation du judaïsme rabbinique, mais le fruit d’une rupture. Pour comprendre ce qu’il représente, il faut d’abord mesurer la transformation radicale qu’a connue le judaïsme après la destruction du Second Temple¹¹.
Le judaïsme qui s’est constitué après cet événement n’est pas la continuation de celui de l’Antiquité, mais en constitue la refondation. Privé de Temple, de culte sacrificiel et de sacerdoce, le peuple juif a déplacé le centre de gravité de sa vie religieuse : la parole, l’interprétation et l’étude ont pris le pas sur le rituel antique. C’est dans cette transformation qu’est né le judaïsme rabbinique, fondé sur la mise par écrit de la Torah orale — la Mishna et la Gemara — puis sur le travail des codificateurs et commentateurs : Maïmonide, Joseph Caro, et beaucoup d’autres².
Ce judaïsme-là, celui du Talmud et de la halakha³, est le judaïsme historique, c’est-à-dire celui de l’Exil, qui a structuré l’existence juive pendant près de deux millénaires jusqu’à nos jours. Il s’est développé hors du pouvoir politique et en marge de la civilisation occidentale, dans une continuité textuelle et spirituelle, loin du christianisme et de la philosophie.
Mais l’Occident, au travers du christianisme, s’est nourri d’un autre judaïsme : celui du Temple et des prophètes, celui de l’Antiquité. Entre le judaïsme rabbinique et la civilisation occidentale, il n’y eut jamais de véritable échange d’idées ou d’influence réciproque. Le premier s’est développé dans la fidélité à la Loi et à la tradition orale, le second dans la quête d’un universalisme philosophique et théologique étranger à cette logique. L’expression même de « civilisation judéo-chrétienne » est, à cet égard, un abus de langage : il n’existe pas de civilisation judéo-chrétienne, car le christianisme s’est constitué en se séparant du judaïsme, non en le prolongeant¹⁰. C’est pourquoi on ne peut voir dans Spinoza une passerelle entre ces mondes.
Spinoza n’est pas un héritier du judaïsme talmudique. Il n’en avait ni la connaissance ni les catégories. Dans toute son œuvre, et notamment dans le Traité théologico-politique, le Talmud n’apparaît pratiquement jamais. Ce silence n’est pas fortuit. Spinoza cite le texte hébraïque du Tanakh (c’est-à-dire la Bible hébraïque, ou Ancien Testament⁴) avec une précision remarquable, mais ne manifeste aucune familiarité avec la logique rabbinique ni avec le mode d’interprétation du Talmud. Il ne l’a probablement pas étudié, et ne devait en avoir qu’une connaissance limitée et indirecte, par imprégnation culturelle¹².
L’éducation qu’il avait reçue dans la communauté d’Amsterdam portait essentiellement sur la Bible et sur la philosophie médiévale, pas sur la casuistique talmudique. Les Juifs portugais d’Amsterdam étaient bibliquement orientés plutôt que talmudiques : leur enseignement privilégiait l’Écriture et la langue hébraïque⁵. Ce qui domine alors dans son œuvre, c’est la maîtrise du texte biblique. Elle s’explique autant par son éducation initiale que par le milieu dans lequel il vécut après son excommunication¹³.
L’Amsterdam du XVIIᵉ siècle appartenait à une République protestante où la lecture de la Bible constituait le cœur de la culture savante. La Réforme avait fait de l’Écriture — l’ensemble formé par l’Ancien et le Nouveau Testament — la référence suprême en matière de foi et de savoir religieux, au détriment de la tradition ecclésiastique⁶. Spinoza adopta les méthodes philologiques et critiques des humanistes protestants : analyse grammaticale, contextualisation historique, lecture rationnelle du texte⁷. Sa démarche s’inscrit dans cette tradition du libre examen plus que dans celle du commentaire rabbinique.
Spinoza traite ainsi le judaïsme exclusivement comme une loi révélée, non comme la religion talmudique vivante⁸. Son univers intellectuel est celui du Tanakh relu à la lumière de la raison, non celui du Talmud interprété dans la fidélité à la Révélation. Son silence à l’égard du corpus talmudique ne résulte pas d’un choix, mais d’une absence de contact avec ce monde. Il ne pouvait critiquer ce qu’il ne connaissait pas. En ce sens, Spinoza n’est pas un relais entre judaïsme et Occident, mais un penseur juif inscrit dans la culture occidentale. Son rapport au texte hébraïque est celui d’un humaniste formé dans un contexte protestant, pas celui d’un juif fidèle à la tradition rabbinique. Il rompt non seulement avec la foi, mais avec la forme même du judaïsme réel — celui du Talmud, de la Loi, du commentaire vivant. Il n’en procède pas ; il en sort. Spinoza n’a pas transmis le judaïsme à la modernité.
Cette rupture inaugure un type nouveau de relation entre juifs et civilisation occidentale. Spinoza est l’un des premiers de ces esprits juifs qui, sortis du monde rabbinique, participent à la culture européenne. Après lui, d’autres suivront des voies analogues : Einstein, Freud, ou encore Mahler et Schönberg dans le domaine artistique — tous des juifs qui ont contribué à la science, à la pensée ou à la culture européennes, mais sans que leurs œuvres procèdent du judaïsme talmudique⁹. Il ne s’agit pas de nier la part juive de leur identité, mais de rappeler que leur apport ne provient pas du judaïsme mais s’en détache. Leur participation à la modernité suppose l’appropriation des catégories, des méthodes et des valeurs de l’Occident — rationalité, universalité, critique.
Ainsi, la civilisation occidentale n’a pas intégré le judaïsme : elle a intégré des juifs. Et le judaïsme, de son côté, n’a pas exporté sa logique propre dans la culture moderne. Il est demeuré un monde parallèle, fondé sur l’étude, la Loi et la transmission d’une vie spirituelle qui s’est développée en dehors des catégories de la philosophie et de la science occidentales. Ce n’est donc pas du judaïsme que la modernité a hérité, mais de juifs qui en sont issus. C’est dans cet écart que s’inscrit la contribution juive à l’histoire intellectuelle de l’Europe.
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1. Sur cette distinction entre contribution de juifs et contribution du judaïsme, voir par exemple Isaiah Berlin, The Power of Ideas, Princeton University Press, 2000, chap. 4.
2. Mishna : recueil rédigé vers 200 ap. J.-C., compilant la tradition orale juive transmise depuis Moïse. Gemara : commentaires rabbiniques de la Mishna, composés entre le IIIᵉ et le VIᵉ siècle, formant avec elle le Talmud. Maïmonide (1138–1204) : philosophe et décisionnaire juif, auteur du Guide des égarés et du Mishneh Torah. Joseph Caro (1488–1575) : codificateur de la Loi juive, auteur du Shoulkhan Aroukh, code de référence du droit rabbinique.
3. Halakha : ensemble des lois religieuses et juridiques du judaïsme, issues de la Torah écrite et orale, régissant la vie quotidienne.
4. Le Tanakh correspond à ce que la tradition chrétienne appelle l’Ancien Testament. Il comprend trois parties : la Torah (Pentateuque), les Prophètes (Nevi’im) et les Écrits (Ketouvim).
5. Yirmiyahu Yovel, Spinoza and Other Heretics, vol. I : The Marrano of Reason, Princeton University Press, 1989, p. 43–44.
6. La Réforme protestante (XVIᵉ siècle), initiée par Martin Luther, reposait sur le principe du Sola Scriptura : l’Écriture seule comme autorité ultime en matière de foi. Cette Écriture, pour les réformés, comprend à la fois l’Ancien et le Nouveau Testament, lus directement en langues vernaculaires.
7. Jonathan Israel, Radical Enlightenment: Philosophy and the Making of Modernity 1650–1750, Oxford University Press, 2001, p. 159–160.
8. Leo Strauss, Spinoza’s Critique of Religion, University of Chicago Press, 1965 [1930], p. 24.
9. Sur cette idée d’une modernité juive hors du judaïsme, voir Gershom Scholem, La Kabbale et sa symbolique, Payot, 1960, conclusion, et Hannah Arendt, La tradition cachée, Gallimard, 1987, introduction.
10. L’expression « judéo-chrétienne » ne renvoie pas à une réalité historique ou culturelle : il n’existe pas de civilisation judéo-chrétienne. Le christianisme s’est constitué en rupture avec le judaïsme, non dans sa continuité.
11. Le Second Temple fut détruit en l’an 70 de notre ère par les troupes romaines de Titus, marquant la fin du culte sacrificiel à Jérusalem et l’exil définitif du peuple juif. Cet événement fonde la période dite du judaïsme rabbinique.
12. Spinoza appartenait à la communauté des juifs portugais d’Amsterdam, issue de marranes — juifs d’Espagne et du Portugal convertis de force au catholicisme, puis revenus au judaïsme après leur exil. Leur formation religieuse restait souvent lacunaire, centrée sur la Bible plus que sur la tradition talmudique.
13. Spinoza fut excommunié en 1656 (herem) par la communauté juive d’Amsterdam pour ses positions jugées hérétiques. Il avait alors vingt-quatre ans.