Donald Trump ou la fausse incohérence

Mosaïque est une émission diffusée sur YouTube et animée par Antoine Mercier. Ancien journaliste à France Culture, Mercier s’impose aujourd’hui comme l’une des voix les plus attentives aux questions israéliennes et juives dans l’espace francophone. Son émission, à la fois exigeante et ouverte, se distingue par la qualité de ses invités et la liberté de ton qu’elle cultive : intellectuels, historiens, diplomates et écrivains y abordent sans détour les grands enjeux contemporains à la lumière de l’histoire et de la pensée.

Récemment, le philosophe Michel Onfray s’est exprimé à propos de Donald Trump dans l’émission d’Antoine Mercier. Sa lecture du président américain — celle d’un homme sans pensée, sans vision, mû uniquement par l’ego — est courante dans le débat public. De nombreux observateurs décrivent Trump comme imprévisible, inconstant, incapable d’inscrire son action dans le temps long. Cette vision, devenue un lieu commun médiatique, tend à réduire le phénomène à une caricature : celle d’un agitateur étranger à toute philosophie politique.

Mais cette lecture ne tient pas à l’épreuve des faits. Elle méconnaît la continuité d’une ligne qui, depuis près d’une décennie, ne s’est jamais démentie. Les actes de Trump se répondent, s’articulent et composent une véritable doctrine, dont la cohérence se manifeste avec une netteté particulière dans sa politique moyen-orientale.

Trump a été l’artisan des Accords d’Abraham, signés entre Israël, les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan¹ : une normalisation qui a transformé des décennies d’hostilité en coopération politique, économique et technologique. Ces accords ont ouvert la voie à des échanges concrets et à un basculement du monde arabe vers une reconnaissance de fait d’Israël.

Dans leur sillage, un rapprochement avec l’Arabie saoudite, puissance centrale du monde musulman et gardienne des Lieux saints de l’islam, s’est amorcé : ouverture de l’espace aérien, coordination sécuritaire, échanges entre états-majors. Plusieurs pays asiatiques, dont l’Indonésie, se sont rapprochés d’Israël à la faveur de ce nouvel équilibre régional.

À ces gestes diplomatiques se sont ajoutés des actes symboliques mais décisifs : la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël et le transfert de l’ambassade américaine — promesse formulée par tous ses prédécesseurs mais tenue par lui seul ; la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le Golan. Ces initiatives traduisent une ligne politique consistant à renforcer Israël afin de stabiliser le Moyen-Orient.

Face à la menace iranienne, Trump a rompu avec quarante ans de rhétorique creuse. Là où ses prédécesseurs se contentaient de déclarations d’intention, il a autorisé des frappes sur des installations stratégiques iraniennes². Ce faisant, il n’a pas cherché la confrontation, mais établi une dissuasion crédible.

Cette cohérence se retrouve dans sa lutte contre l’antisémitisme, menée avec une remarquable constance. Il a imposé des sanctions financières aux universités tolérant les dérives antisémites : gels de subventions, enquêtes administratives, contrôle des associations étudiantes. Plusieurs présidents d’université ont dû démissionner ; des étudiants étrangers ont vu leurs visas suspendus³. L’ambassadeur américain à Paris a adressé à Emmanuel Macron une lettre dénonçant le laxisme face à la recrudescence des actes antisémites. Convoqué par le Quai d’Orsay, il a refusé de s’y rendre — avec l’aval probable de Trump⁴.

Sous l’administration Biden, les États-Unis avaient multiplié les dispositifs de diversité, d’équité et d’inclusion⁵. Présentes dans les universités comme dans les agences fédérales, ces structures prétendaient corriger les discriminations par une surveillance idéologique et la gestion bureaucratique des identités. Trump a démantelé leurs bureaux, aboli les formations sur la « diversité raciale » et suspendu les financements en rapport.

Cette réforme s’inscrit dans son combat contre le wokisme¹⁰. Pour Trump, il s’agit d’un puritanisme visant à culpabiliser les majorités et à redéfinir la société selon des critères identitaires. Il s’oppose au transsexualisme, qu’il considère comme une dérive anthropologique et culturelle¹¹. Ce refus du constructivisme identitaire s’accorde avec sa méfiance envers toute idéologie prétendant modeler la nature humaine au nom du progressisme.

Trump a une intuition orwellienne. Il comprend que la langue peut devenir un instrument de contrôle, que la vertu imposée engendre la peur, et que la moraline administrative prépare la censure. Il n’a peut-être pas lu 1984¹², mais son combat est une manière de prévenir la création d’un Ministère du Bien.

Lors de la Conférence de Munich en février 2025, le vice-président Vance a fustigé au nom de Trump les politiques migratoires européennes, mettant en garde contre « la menace intérieure »⁶. Il a accusé les élites du Vieux Continent de confondre compassion et faiblesse, exhortant l’Europe à défendre ses frontières.

À la tribune des Nations unies, Trump a dénoncé les migrations incontrôlées et fustigé ce qu’il appelle « la plus grande arnaque de l’histoire » : la croisade climatique devenue religion séculière⁷. On peut débattre du fond, mais non de la continuité : depuis son premier mandat, Trump rejette les injonctions globalisantes qui délitent la souveraineté.

On compare parfois la guerre d’Israël à Gaza à celle que les États-Unis menèrent jadis au Vietnam. La comparaison ne tient pas. Les Américains combattaient à quinze mille kilomètres de chez eux, dans un environnement culturel et géographique étranger ; Israël, lui, affronte l’ennemi à ses portes, à quelques centaines de mètres de ses agglomérations, sur un territoire qui le frappe depuis près de vingt ans, avec pour point culminant le 7 octobre.

Confondre ces deux réalités, c’est faire l’impasse sur la géographie et sur l’histoire. Gaza abritait depuis l’Antiquité une communauté juive, expulsée dans les années 1920⁸. La résolution de l’ONU sur le partage de la Palestine en 1947 aurait d’ailleurs pu inclure Gaza dans le futur État juif⁹. Gaza est un territoire contigu, intimement lié à l’histoire du peuple juif depuis plus de deux millénaires. Penser qu’Israël ne peut venir à bout de la guérilla urbaine à Gaza revient à renoncer à réduire une menace génocidaire dans le sous-sol de son voisinage immédiat.

La critique souvent adressée à Trump — celle d’un dirigeant brouillon, égocentrique et dépourvu de cohérence — ne résiste pas à l’examen. Elle confond le désordre verbal du personnage avec la continuité de ses actes. Ce que beaucoup interprètent comme une agitation de tempérament relève en réalité d’un pragmatisme assumé et décomplexé. Trump imprime à la politique américaine une logique d’action inscrite dans la durée : de Washington à Jérusalem, de la diplomatie moyen-orientale à la lutte contre l’État profond américain, une même ligne traverse sa gouvernance — des actes plutôt qu’une rhétorique élégante.

Derrière la flamboyance du personnage émerge une doctrine. Au-delà du tumulte, une politique enracinée dans le réel.

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  1. Accords d’Abraham (2020), processus de normalisation entre Israël et plusieurs États arabes, sous médiation américaine.
  2. Frappe autorisée sur des infrastructures liées au programme nucléaire iranien, janvier 2020.
  3. Rapport du Département d’État sur l’antisémitisme dans les universités américaines (2021).
  4. Lettre de l’ambassadeur des États-Unis à Emmanuel Macron, février 2022.
  5. Executive Order 14035 sur la « Diversity, Equity and Inclusion », signé en 2021.
  6. Discours du vice-président J. D. Vance à la Conférence sur la sécurité de Munich, février 2025.
  7. Intervention de Trump à l’Assemblée générale de l’ONU, septembre 2024.
  8. Expulsion de la communauté juive de Gaza par les autorités britanniques du mandat, 1929.
  9. Projet initial du plan de partage de la Palestine (ONU, 1947), mentionnant une possible inclusion de Gaza dans le territoire juif.
  10. Executive Order 13950 (2020) sur la lutte contre l’endoctrinement idéologique dans les administrations fédérales.
  11. Déclaration de Trump lors du Faith and Freedom Coalition Forum, juin 2023.
  12. 1984 est un roman de George Orwell qui décrit une société totalitaire où la surveillance, la propagande et la censure contrôlent tous les aspects de la vie des individus.

De l’anarchie au libéralisme : une même défiance du pouvoir

Tout semble opposer Pierre-Joseph Proudhon et Moshe Feiglin : l’un, penseur français du XIXᵉ siècle, naît dans une Europe encore monarchique et traversée par l’essor du capitalisme industriel ; l’autre, homme politique israélien du XXIᵉ siècle, agit dans un État moderne en proie à des tensions religieuses et identitaires. Pourtant, à travers le temps et les contextes, un même souffle les anime : la foi dans la liberté comme principe d’ordre et de vie.

Proudhon voulait délivrer la société du joug de l’État et du capital ; Feiglin cherche à libérer les individus de la tutelle du pouvoir et de la régulation bureaucratique. Tous deux refusent de concevoir la politique comme l’art de commander. Chez Proudhon, l’« anarchie positive » désigne un ordre fondé sur la réciprocité et la coopération ; chez Feiglin, le « libéralisme intégral » renvoie à une société responsable, capable de s’autoréguler par la conscience.

La liberté proudhonienne s’incarne dans le fédéralisme : chaque commune, chaque association administre ses affaires et s’unit aux autres sans tutelle centrale. Feiglin transpose cette idée dans un Israël décentralisé, où les communautés et les écoles gèrent leurs institutions tandis que l’État se limite à la sécurité, à la justice et à la souveraineté. Chez l’un comme chez l’autre, la société est un organisme vivant, capable d’équilibre et d’innovation dès qu’on lui restitue son autonomie.

Mais cette proximité de forme masque une divergence profonde. Pour Proudhon, la liberté n’a de sens que si elle s’accompagne de justice : l’échange doit être équitable, la coopération doit remplacer la compétition. Son mutualisme propose une économie morale fondée sur la réciprocité, où la prospérité naît de la solidarité.

Feiglin, lui, mise sur la responsabilité éclairée par la conscience individuelle. Là où Proudhon veut équilibrer la liberté par la justice, Feiglin veut l’élever par l’éthique. Le premier l’enracine dans la relation sociale ; le second, dans la dignité intérieure de l’individu.

Leur rapport à l’État traduit cette opposition. Proudhon y voit un instrument d’oppression à dissoudre dans un réseau d’institutions fédératives ; Feiglin défend un État resserré sur ses fonctions régaliennes — garant de la sécurité et de la souveraineté, mais neutre à l’égard de la société civile. Chez Proudhon, la politique se résorbe dans l’économie sociale ; chez Feiglin, elle s’élève dans la sphère morale. L’un cherche à collectiviser la liberté sans la dénaturer, l’autre veut la sanctifier sans la restreindre.

Et pourtant, un même élan les unit : la confiance dans la capacité de l’homme à s’ordonner sans maître. Proudhon voyait dans la fédération des producteurs le remède à l’injustice sociale ; Feiglin voit dans la libération des énergies individuelles la promesse d’une société robuste et digne. L’un voulait délivrer la communauté de la servitude, l’autre veut affranchir l’homme de la peur — et tous deux rappellent qu’il n’est pas de pouvoir plus fort que la conscience libre.

Conférence « Israël: sécurité, diplomatie et innovation » 23 novembre

 Chers amis,

A l’initiative de Dr Marie-Lyne Smadja, fondatrice du Collectif Raison Garder Israel, j’ai le plaisir de vous convier à une conférence avec pour thème « Israël: sécurité, diplomatie et innovation ».

 Raison Garder Israël offre un espace d’expression aux francophones  au-delà des clivages politiques.

L’événement aura lieu à mon domicile dimanche 23 novembre 2025 à 19:30 heures.  

Nous aurons l’honneur d’accueillir deux intervenants de qualité, connus pour leur engagement et leur expertise.

Dona Raz Levy a été directrice des affaires publiques de Google pour les marchés émergents.  Elle a exercé dans le domaine diplomatique et a été porte-parole à la Knesset auprès de la députée Ruth Calderon. Basée en Israël, elle est membre du Forum Dvorah, réseau de femmes leaders dans les domaines de la diplomatie, de la sécurité et de la technologie. Dona Raz Levy est officier de réserve de Tsahal.

Dr Meir Masri est docteur en géopolitique de l’Université Paris VIII et maître de conférences à l’Université hébraïque de Jérusalem. Ses travaux de recherche portent notamment sur les relations secrètes entre Israël et les minorités du Moyen-Orient. Il participa à l’Opération Épées de fer, en tant que réserviste, pendant plus de deux ans..

L’entrée est gratuite et sera précédée d’un buffet, mais le nombre de places étant limité, merci de le faire par mail à daniel@danielhorowitz.com ou via Whatsapp au +972546438944.

L’adresse : Michael Ne’eman 8, Tel-Aviv, (secteur Glilot). Parking gratuit.

A bientôt j’espère,

Daniel Horowitz

De Maïmonide à Camus : l’homme qui s’empêche

La sagesse juive enseigne, dans le Traité des Pères¹, que « le fort est celui qui maîtrise son yetser²» (l’inclination intérieure, le penchant du désir). Maïmonide, dans les Huit Chapitres³, éclaire cette formule d’une lumière rationnelle : il ne s’agit pas de détruire le désir, ni de le purifier, mais de le gouverner. L’homme, dit-il, n’est pas vertueux parce qu’il ne désire pas le mal, mais parce qu’il le désire et s’en abstient. La perfection morale n’est pas un état de pureté naturelle, mais un équilibre conquis, une victoire intérieure. Celui qui ne ressent plus la tentation n’est qu’un être tranquille ; celui qui la ressent et choisit pourtant le bien devient libre.

Le yetser n’est pas, chez Maïmonide⁴, une force maléfique. Il est la puissance même du vivant : le flux d’énergie qui pousse à vouloir, à créer, à jouir, à posséder. La Torah ne demande pas qu’on l’étouffe, mais qu’on l’oriente. Dominer son yetser, c’est apprendre à transformer la pulsion en choix, l’instinct en conscience. La raison n’éteint pas la flamme du désir, elle en fait une lumière. Ainsi, le gibor, le « fort », n’est pas celui qui terrasse un ennemi extérieur, mais celui qui se gouverne lui-même : celui qui se retient, qui s’empêche.

C’est précisément là que la parole de Camus vient faire écho. Dans Le Premier Homme⁵, il évoque son père, qu’il n’a presque pas connu, mais dont il garde une phrase : « Un homme, ça s’empêche. » Cette phrase à la fois rude et claire, porte toute une morale du geste retenu. S’empêcher, c’est refuser la violence que le monde inspire, ne pas répondre au mal par le mal, se contenir devant l’injustice sans céder à la rage. Chez Camus, la grandeur de l’homme n’est pas dans l’action héroïque, mais dans la mesure. L’homme juste ne triomphe pas, il tient ; il oppose à l’absurde du monde une dignité silencieuse.

Entre le yetser de la tradition juive et l’« homme qui s’empêche » de Camus, une même vérité se glisse : la force humaine ne réside pas dans la démesure, mais dans la retenue. Maïmonide et Camus partent de mondes différents — l’un théologien et rationnel, l’autre tragique et laïque — mais ils se rejoignent dans l’idée que la dignité de l’homme se fonde sur la limite librement consentie. Chez l’un, refuser, c’est écouter la raison qui modère le désir ; chez l’autre, c’est opposer à la tentation de la violence ou du désespoir une fidélité à un bien obscur, mais reconnu comme tel. Dans les deux cas, il s’agit de s’arracher à la spontanéité brute de l’instinct.

S’empêcher, c’est se conquérir. Et c’est peut-être là que se trouve la frontière ténue entre l’éthique et la grâce : dans cet instant où l’homme, capable du pire, choisit de ne pas le faire. Ce refus, cette maîtrise, n’est pas la négation du désir, mais la naissance d’une liberté. L’homme qui domine son yetser et celui qui s’empêche sont frères : tous deux savent que la vraie puissance consiste à ne pas tout permettre, à poser une limite là où la vie brute pousserait à l’excès. Et c’est dans ce frein, dans cette mesure fragile mais choisie, que se loge la grandeur humaine.

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¹ Pirkei Avot (en hébreu « Chapitres des Pères »), traité éthique du Talmud de Jérusalem et de Babylone, composé entre le IIᵉ et le IIIᵉ siècle. Le passage cité est au chapitre IV, michna 1 : « Qui est fort ? Celui qui maîtrise son yetser. »

² Le terme hébreu yetser (יצר) désigne littéralement une « formation intérieure », un penchant ou une inclination du cœur humain. Dans la tradition rabbinique, il existe le yetser hatov (penchant au bien) et le yetser hara (penchant au mal).

³ Les Huit Chapitres (Shemonah Perakim), introduction au commentaire de Maïmonide sur le Traité des Pères, forment une synthèse d’éthique inspirée d’Aristote. Maïmonide (Moshe ben Maïmon, 1138-1204), né à Cordoue et mort au Caire, est à la fois philosophe, médecin et législateur. Figure majeure du judaïsme médiéval, il a cherché à concilier la foi et la raison, la Loi mosaïque et la philosophie grecque. Dans les Huit Chapitres, il expose la doctrine du juste milieu et la maîtrise rationnelle des passions comme condition de la vertu.

⁴ Dans sa pensée, notamment dans le Guide des Égarés (Moreh Nevukhim, Livre III, chap. 8-12), le yetser est compris non comme un mal, mais comme la faculté imaginative et désirante de l’âme humaine, que la raison doit ordonner.

⁵ Albert Camus, Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994 (posthume). La phrase « Un homme, ça s’empêche » est attribuée au père de Camus, évoqué par l’auteur comme figure de droiture silencieuse.

Le devoir de réserve en Diaspora : la parole juive face à Israël

Être juif aujourd’hui, en Diaspora, c’est vivre avec Israël au cœur, mais hors de son souffle immédiat. C’est éprouver une solidarité de mémoire, d’histoire et de destin — sans pour autant partager, au quotidien, la fragilité et la survie d’un pays. Dans ce décalage entre attachement et distance, une question se pose : a-t-on, lorsqu’on n’y vit pas, le droit de juger Israël ? Peut-on, depuis le confort relatif de la Diaspora, s’ériger en conscience critique d’une réalité dont on ne porte pas les risques ?

Cinq grandes voix juives contemporaines — André Neher, Georges Steiner, Elie Wiesel, Vladimir Jankélévitch et Emmanuel Lévinas — ont, chacune à leur manière, répondu à cette question par la retenue, au nom d’une éthique de la responsabilité.

André Neher, dans L’Exil de la parole, souligne qu’il est impossible de juger Israël sans en partager le destin. Pour lui, le Juif de Diaspora « vit l’écho d’Israël ; il ne parle pas à sa place »¹. Cette formule résume une position existentielle : la parole juive n’a de légitimité que lorsqu’elle s’inscrit dans une communauté de destin. Tant qu’on ne partage pas les angoisses, les choix et les contradictions d’Israël, la critique demeure abstraite. Neher ne prône pas le silence par soumission, mais par conscience de la distance — celle qui sépare l’observateur du témoin, celui qui commente de celui qui assume.

Georges Steiner, écrivain, figure majeure de la pensée européenne, s’est longtemps montré sévère envers Israël. Il n’hésitait pas à interroger le sionisme, la politique israélienne et, plus largement, le rapport entre judaïsme et pouvoir. Avec le temps, il en est venu à une forme de sagesse. Dans Un long samedi, un entretien avec Laure Adler, il confie : « J’ai beaucoup de mépris pour les sionistes de salon, qui pratiquent le sionisme sans jamais vouloir y mettre les pieds [en Israël]. Tant qu’on n’y est pas, qu’on n’est pas immergé dans la vie là-bas, il vaut mieux se taire. Dire que Netanyahou a tort, c’est facile quand on est assis dans un beau salon à Cambridge. C’est là-bas qu’il faut le dire. Et tant qu’on n’y est pas, plongé dans la vie quotidienne de là-bas, je crois qu’il vaut mieux se taire. »²

Ces mots ont valeur d’autocritique : parler d’Israël depuis l’extérieur, c’est déjà rompre avec une part de solidarité. Pour Steiner, le mot juste se mérite par l’expérience — et, en Israël, la parole engage le corps autant que l’esprit.

Elie Wiesel, pour sa part, traduisait ce scrupule avec une douloureuse réserve : « N’étant pas Israélien, je ne me sens pas le droit de critiquer et, certainement pas, de condamner l’État hébreu. »³ Lui qui avait fait de la parole un acte sacré — l’opposé du silence coupable — reconnaissait qu’il est des silences nécessaires. Ce silence n’est pas renoncement mais respect pour un peuple qui vit et meurt pour sa terre. Wiesel ne renonçait pas à la conscience morale ; il la situait ailleurs, dans la fidélité. En refusant de juger Israël, il ne se taisait pas sur les valeurs — il se taisait sur ce qu’il ne vivait pas dans sa chair.

Vladimir Jankélévitch, enfin, éclaire ce scrupule d’une lumière singulière. Dans L’Imprescriptible et Le Pardon, il rappelle qu’il est des paroles qu’on ne peut prononcer sans trahir leur objet : « On ne parle pas du malheur des autres comme d’une idée. »⁴ Pour lui, le silence n’est pas absence de pensée, mais forme suprême de fidélité. Parler sans avoir souffert, c’est risquer l’indécence morale. De même, juger Israël sans partager son épreuve, c’est oublier que toute parole juste suppose la proximité, la participation, la compassion vécue. Chez Jankélévitch comme chez Lévinas, la morale naît du visage de l’autre — de la rencontre, non de l’opinion.

Ce scrupule trouve une formulation philosophique chez Emmanuel Lévinas. Dans Difficile liberté, il affirme que l’existence d’Israël est, pour le Juif de Diaspora, « un événement éthique »⁵. Le rapport à Israël relève donc moins du débat que de la responsabilité. Israël n’est pas un objet de jugement politique : c’est le visage d’un frère exposé dont on a à répondre. Juger Israël depuis la Diaspora reviendrait à manquer à cette obligation d’être pour l’autre.

Certains rétorquent que la critique formulée depuis l’extérieur peut naître de bonnes intentions : qu’elle serait animée par le souci d’Israël, par le désir de le rendre meilleur. Cet argument mérite d’être interrogé. L’intention ne suffit pas à garantir la justesse d’une parole. L’histoire a montré combien les discours, même fraternels, peuvent être arrachés à leur contexte et retournés contre ceux qu’ils prétendaient défendre. Celui qui parle au nom du bien d’Israël depuis un lieu protégé oublie que toute parole publique, en temps d’épreuve, s’expose à la déformation, au détournement, à la récupération. On ne parle pas à la légère d’un peuple dont la parole est sans cesse scrutée, tronquée, condamnée avant même d’être entendue.

C’est pourquoi la retenue doit relever de la lucidité. Elle est une manière d’assumer la gravité de la situation : Israël est un pays assiégé, confronté à une hostilité qui ne se dément pas. Dans ce contexte, chaque mot prononcé depuis la sécurité de la Diaspora pèse davantage, parce qu’il ne porte pas le risque qu’il impose à d’autres. Le devoir de réserve devient alors une forme de solidarité silencieuse.

Israël, du reste, n’a pas besoin qu’on parle pour lui : il possède les ressources intellectuelles, spirituelles et morales pour se corriger lui-même. Sa démocratie en témoigne, avec ses débats, ses controverses, ses oppositions et ses révoltes. La critique légitime naît de l’intérieur — de ceux qui vivent le risque, affrontent l’insécurité et portent la responsabilité des décisions. C’est là que se forme la parole authentique : celle qui connaît la peur, la guerre et la responsabilité du lendemain.

Cette retenue s’incarne dans la Loi du Retour. Ce droit crée un devoir de réserve. Israël tend la main à tous les Juifs ; il n’est donc que juste que ceux de la Diaspora s’abstiennent de la mordre. C’est là que s’énonce l’injonction talmudique : כָּל יִשְׂרָאֵל עֲרֵבִים זֶה־בָּזֶה — Kol Yisra’el arevim zeh ba-zeh — « tous les Juifs sont responsables les uns des autres »⁶.

C’est aussi là que la parole de Ben-Gurion prend tout son sens : « Le seul véritable allié que nous ayons, c’est notre peuple, le peuple juif, partout où il vit. »⁷ Israël, fidèle à son peuple ; le peuple juif, fidèle à Israël. Entre les deux, la conscience qu’ils dépendent l’un de l’autre — non par la politique, mais par le destin.

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  1. Parole rapportée dans des entretiens oraux, Strasbourg, env. 1983. Voir aussi André Neher, L’Exil de la parole, Paris, Seuil, 1970.
  2. Georges Steiner, Un long samedi. Entretiens avec Laure Adler, Paris, Seuil, 2014, p. 154-156.
  3. Elie Wiesel, propos recueilli en français, cité dans The Canadian Jewish News.
  4. Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1966, p. 25.
  5. Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1963, p. 36.
  6. Kol Yisra’el arevim zeh ba-zeh (« tous les Juifs sont garants les uns des autres »), Talmud Bavli, traité Shevuot.
  7. David Ben-Gurion, En faveur du messianisme : L’État d’Israël et l’avenir du peuple juif, coll. « Bibliothèque sioniste », Éditions de l’Éléphant, 2004, p. 112.

Israël entre morale et raison d’État face au chantage terroriste

L’un des dilemmes les plus persistants auxquels Israël se heurte dans sa lutte contre le terrorisme concerne le sort des criminels capturés et la portée réelle de leur incarcération. Derrière la solidité apparente d’un verdict de justice se cache une fragilité structurelle : en Israël, une condamnation d’un terroriste ne garantit pas qu’il purgera sa peine. L’expérience a montré qu’il n’est jamais entièrement soustrait au champ de bataille : sa détention n’est souvent qu’une parenthèse, un temps suspendu avant un possible retour à la violence, si un échange vient l’arracher à la prison.

Cette réalité exerce un effet corrosif. Dans la conscience collective, la prison cesse d’incarner la protection de la société ; elle devient un maillon vulnérable, exposé au chantage. Chaque libération d’otage dans le cadre d’un échange apparaît comme une concession qui réintroduit la menace dans l’espace public. Pour les soldats de Tsahal, cette tension est à la fois intime et institutionnelle : risquer sa vie pour capturer un terroriste, c’est savoir que cette capture pourrait entraîner une prise d’otages pour obtenir sa libération.

Aux débuts de l’État, une doctrine à la fois morale et stratégique s’était imposée. D’un côté, le devoir de sauver les captifs (pidyon shvuyim), hérité de la tradition juive, était tenu pour un impératif quasi sacré ; de l’autre, prévalait le principe de ne jamais négocier avec les ravisseurs. Israël voulait affirmer sa souveraineté retrouvée par l’action et non par la transaction : tout devait être tenté pour sauver les otages, sans jamais céder au chantage. Transposée à la réalité d’une guerre asymétrique, cette ligne de conduite s’est heurtée à un adversaire pour qui l’attachement d’Israël aux siens est devenu un levier stratégique.

Sous la pression de l’opinion publique, l’État a peu à peu infléchi sa position. L’affaire Gilad Shalit a constitué un tournant : un soldat détenu cinq ans échangé contre plus d’un millier de terroristes, dont beaucoup condamnés pour des crimes atroces. Parmi eux, Yahya Sinwar, futur chef du Hamas et l’un des architectes du 7 octobre. Ce précédent concentre tout le dilemme : sauver une vie, mais contribuer à un cycle de rapt et de meurtre.

Le 7 octobre a ravivé cette tension entre devoir moral et sécurité nationale. Plus de deux cent cinquante personnes furent enlevées ; certaines assassinées en captivité, d’autres libérées au prix d’accords douloureux et controversés. Chaque échange pose une double question : comment honorer l’obligation de sauver des vies sans alimenter la mécanique qui rend ce chantage possible ? Comment préserver la morale du secours sans affaiblir la sécurité collective ?

Dans un monde idéal, la perpétuité suffirait : elle neutraliserait sans tuer. Mais l’expérience israélienne montre que la prison n’est pas un sanctuaire tant que subsiste la possibilité du chantage. Lorsque les ravisseurs savent qu’un otage vaut plus qu’un verdict, l’emprisonnement devient réversible et alimente le cycle de la violence. Dès lors, il existe des situations extrêmes où la dangerosité d’un individu est telle que, s’il n’est pas neutralisé de manière létale — c’est-à-dire liquidé —, sa capture déclenchera à coup sûr une spirale d’enlèvements et de représailles.

Refuser le chantage ne peut constituer un principe absolu, mais y renoncer conduit au chaos moral. Entre l’inhumanité d’un renoncement et la faiblesse d’un compromis sans garde-fous, un équilibre démocratique doit être recherché. Cet équilibre pourrait prendre la forme d’une doctrine de neutralisation ciblée. L’élimination d’Oussama ben Laden a symbolisé cette rationalité de dissuasion létale ; transposée à des acteurs moins emblématiques, elle pourrait devenir un instrument de prévention, à condition d’être strictement encadrée sur les plans éthique et juridique.

C’est pour de tels cas, précisément circonscrits et définis par la loi, qu’il faudrait envisager un dispositif de neutralisation létale encadrée : un pouvoir exceptionnel réservé à des services spécialisés dans la lutte antiterroriste et capables de décisions sur le terrain. Cette faculté devrait être subordonnée à des critères établissant la dangerosité irréversible, l’impossibilité d’une arrestation sans risque et le respect du principe de nécessité. Le cadre légal devrait reposer sur une autorisation préalable, lorsque les circonstances le permettent, et sur un contrôle a posteriori par des organes judiciaires. Des mécanismes de traçabilité accompagneraient chaque usage de cette prérogative. L’objectif ne serait pas de légaliser l’arbitraire, mais de doter la démocratie d’un instrument de dernier recours, applicable là où le danger extrême rend la capture et la détention illusoires.

Il ne s’agit donc pas seulement de répondre au terrorisme, mais de préserver la cohérence d’un ordre moral qui refuse de se dissoudre dans la peur. Israël vit, plus qu’aucun autre État, la contradiction entre la fidélité aux vivants et la responsabilité envers les morts. Tenir ensemble l’impératif de sauver les siens et la sauvegarde de la collectivité, refuser le commerce de l’otage sans renoncer à l’action pour le libérer : c’est dans cette tension que se mesure la grandeur d’une démocratie.

Jabotinsky ou la foi dans l’Histoire

Il est des pensées qu’on croit ensevelies dans un autre temps et qui reviennent nous interroger. Dans les débats qui traversent Israël — la guerre, la sécurité, les frontières, la tenue face à l’ennemi — le nom de Jabotinsky réapparaît : souvent invoqué, rarement compris. Sa doctrine tenait en un mot : la lucidité. Aucune sécurité durable ne peut naître de la faiblesse, pensait-il, et un peuple menacé doit d’abord affermir son identité pour déjouer toute tentative d’anéantissement. La fermeté n’est pas l’antonyme de la paix, mais sa condition.

Ze’ev (Vladimir) Jabotinsky fut l’une des grandes figures du sionisme politique du XXᵉ siècle. Fondateur du courant révisionniste¹, il incarna le visage le plus volontaire, le plus intransigeant du mouvement national juif. Journaliste, romancier, orateur redoutable, homme d’action, il portait en lui une énergie ardente, une impatience devant l’Histoire. Dans un monde encore déchiré par les empires et les idéologies, il rêvait d’un peuple juif souverain, libre, parlant sa langue et tenant tête à ceux qui doutaient de son droit à exister. Rien, ni dans sa pensée ni dans son style, ne relevait du compromis : Jabotinsky voulait redonner à la judéité une existence politique.

Né à Odessa en 1880, il grandit dans un milieu juif cultivé et russifié, où dominait l’esprit européen. Journaliste, traducteur, polémiste, il s’imposa très tôt comme une voix. Son judaïsme était celui de la mémoire. Il ne croyait pas au Dieu d’Abraham, mais à la permanence du peuple juif. Pour lui, la question juive n’était pas théologique, mais nationale : non plus la Loi, mais l’Histoire ; non la promesse messianique, mais la conscience d’une continuité.

Dans La Muraille de fer (1923), son texte le plus connu, il affirmait que le sionisme n’avait nul besoin de justifications mystiques : il reposait sur le droit de tout peuple à vivre libre sur sa terre. Là où d’autres voyaient dans le retour à Sion l’accomplissement d’une promesse divine, Jabotinsky discernait un principe politique. Le sionisme, disait-il, devait être l’affirmation d’une souveraineté juive.

La Muraille de fer, dans son esprit, n’était pas une forteresse matérielle, mais une métaphore de la volonté. Les Juifs devaient se construire une position de force si solide qu’aucun ennemi ne tenterait plus de les anéantir. Ce n’était pas l’apologie de la violence, mais la reconnaissance d’une loi morale : tant que le peuple juif paraîtrait fragile, il ne serait pas respecté ; dès qu’il se montrerait indélogeable, le dialogue deviendrait possible. La force, pour Jabotinsky, n’était pas une fin : elle était la condition de la reconnaissance.

C’est là qu’il se heurta à David Ben-Gourion, son double inverse. L’un incarnait la volonté nationale, l’autre la construction sociale. Jabotinsky rêvait d’un État, Ben-Gourion d’une société. Le premier parlait de frontières et d’armée ; le second de kibboutzim et d’institutions. Leur opposition était autant morale que politique : Jabotinsky voyait dans le socialisme une atteinte à la liberté individuelle, Ben-Gourion voyait dans le nationalisme sans justice sociale un péril. L’un voulait forger le peuple par la détermination, l’autre par le travail.

Lorsque Jabotinsky fonda le Betar², Ben-Gourion y vit une dérive autoritaire ; Jabotinsky, lui, une école de courage et de discipline. Deux visages d’un même rêve, qui finirent par se compléter malgré eux : Ben-Gourion bâtit l’État que Jabotinsky avait imaginé, et Jabotinsky donna à Ben-Gourion la flamme qui manquait parfois à la raison politique.

Jabotinsky tenait la Tradition pour le socle de l’identité juive. Même le Juif le plus sceptique, pensait-il, respirait la Torah comme l’air de son enfance. Mais la Torah n’était pas pour lui un catalogue de commandements : c’était une archive nationale, un texte de mémoire et de grandeur. Il séculiarisait le sacré, transformant la religion en culture et la culture en levier politique.

Ses relations avec les milieux religieux illustrent cette tension entre héritage et rupture. Les rabbins orthodoxes virent en lui un provocateur, un rhétoricien plus qu’un homme de foi. Ils lui reprochaient de vouloir reconstruire Jérusalem sans attendre le Messie, de substituer la volonté humaine à la promesse divine. Mais pour lui, le messianisme passif relevait de la résignation. Le peuple juif devait cesser d’attendre la rédemption et se mettre à l’œuvre pour la réaliser de ses propres mains — comme si, en un écho lointain à Spinoza, il reprenait à son compte l’intuition du Traité théologico-politique, selon laquelle le peuple juif pourrait, si les circonstances l’y poussaient, retrouver un jour sa souveraineté sur sa terre.

Avec le courant du Mizrahi³, qui cherchait à concilier sionisme et religion, les désaccords furent plus nuancés. Jabotinsky respectait la foi de ses interlocuteurs, mais refusait que la Torah devienne la Constitution du futur État juif. Elle était le patrimoine d’Israël, pas son code civil. Fidélité à la tradition comme mémoire collective, rupture avec toute prétention à faire régner la Halakha⁴ sur le politique.

Dans l’éducation du Betar², il affirmait la primauté du civisme et du courage sur la piété. Les rabbins l’accusèrent de former une génération de jeunes sans Dieu ; il répondit qu’il voulait une jeunesse capable de défendre la dignité du peuple juif, non de réciter ses lamentations. Le Betar devait être une école d’honneur et de discipline, pas une yeshiva⁵.

Cependant Jabotinsky ne voulait pas la guerre avec la religion. Il la respectait, mais la jugeait impuissante à libérer la nation. Il voulait unir le peuple juif par l’action. Entre le Temple et la Cité, il choisit la Cité.

Son rêve d’État juif, qu’il n’eut pas le temps de voir naître, n’était pas celui d’une théocratie. Il concevait un État moderne, libéral, démocratique, où l’hébreu serait la langue commune. Il rejetait toute unité fondée sur la religion, tout en reconnaissant son rôle de ciment. Dans son esprit, la foi relevait de l’individu, tandis que la nation appartenait à tous.

Son influence, paradoxalement, s’étend aujourd’hui autant chez les laïcs que chez les croyants. Les mouvements issus du révisionnisme oscillent encore entre nationalisme laïc et fidélité à la tradition. Jabotinsky a laissé une doctrine du courage : celle d’un peuple qui doit se dresser. Il avait remplacé la messianité par la volonté. Il croyait en la force morale d’un peuple décidé à se prendre en main. Jabotinsky fut un homme du XXᵉ siècle, habité par une certaine idée du peuple juif.

Il mourut en exil, en 1940, loin de la terre qu’il avait rêvée libre. Son corps ne fut rapatrié qu’en 1964, lorsque Israël, devenu souverain, décida enfin d’accueillir celui qu’il avait longtemps tenu à distance. Ben-Gourion, qui s’y était d’abord opposé, salua alors « un grand patriote juif ». Ainsi, la nation qu’il avait voulue lui rendit justice. En déplaçant la foi de Dieu vers l’Histoire, Jabotinsky ne perdit pas la ferveur : il la transforma. Ce qu’il voulait, au fond, c’était que le peuple juif cesse de croire pour exister, et commence à exister pour croire à nouveau.

***

  1. Courant révisionniste — Tendance du mouvement sioniste fondée par Jabotinsky dans les années 1920, prônant une ligne nationaliste ferme, la création rapide d’un État juif et une défense militaire organisée, en opposition au sionisme travailliste de Ben-Gourion.
  2. Betar — Mouvement de jeunesse fondé par Jabotinsky en 1923, destiné à former des jeunes juifs au civisme, à la discipline et à l’esprit de défense nationale. Le nom vient de l’acronyme hébreu Brit Yosef Trumpeldor (« Alliance Joseph Trumpeldor »), en hommage à un héros juif tombé en 1920.
  3. Mizrahi — Courant religieux sioniste créé au début du XXᵉ siècle, dont le nom signifie « oriental » en hébreu. Il cherchait à concilier fidélité à la tradition juive et engagement pour un État juif moderne.
  4. Halakha — Ensemble du droit religieux juif, codifiant les commandements et règles issus de la Torah et du Talmud. La Halakha régit les aspects religieux et civils de la vie quotidienne.
  5. Yeshiva — École talmudique où l’on étudie la Torah et le Talmud, souvent dans une perspective de formation religieuse intensive.

Le wokisme ou la tentation puritaine de l’Occident

Le wokisme, terme venu des campus anglo-saxons avant de se diffuser en Europe, s’est peu à peu transformé en une vision du monde totalisante. Ce mouvement, qui se voulait au départ une vigilance morale contre les discriminations, tend aujourd’hui à remodeler les fondements mêmes de la société occidentale : la liberté, la raison, la langue et même la réalité biologique. Ce n’est plus simplement une sensibilité politique, mais une véritable matrice idéologique, qui imprègne l’éducation, les médias, les arts et la politique. Sa logique repose sur une grille de lecture unique : celle de la domination. Tout rapport humain, tout discours, tout symbole y est interprété selon un schéma d’oppression et de victimisation.

Ainsi, dans les débats sur le genre et le féminisme, le wokisme a déplacé le combat pour l’égalité vers une moralisation radicale des relations entre les sexes. Le néo-féminisme wokiste tend à essentialiser les rapports de force : tout homme devient suspect de domination, toute femme est perçue comme une victime potentielle. Le dialogue se transforme en tribunal moral. Les débats autour du consentement ou du harcèlement, naguère porteurs de progrès légitimes, deviennent des procès d’intention. Un professeur peut être suspendu pour avoir cité un roman jugé sexiste, sans qu’aucune plainte n’ait été formulée. Ce n’est plus une lutte pour la liberté, mais une guerre symbolique où la culpabilité masculine est présumée et où la nuance disparaît.

La dénonciation du patriarcat est devenue, dans cette perspective, l’un des piliers du discours wokiste. Ce concept, autrefois utile pour penser les inégalités de genre, est désormais invoqué comme clé universelle d’interprétation. Le patriarcat n’est plus un phénomène historique ou social : il est présenté comme la matrice de toutes les injustices, l’ombre portée de la domination masculine sur la civilisation tout entière. Toute forme d’autorité, d’ordre ou de hiérarchie y est relue comme une survivance du pouvoir patriarcal. L’homme n’est plus seulement un partenaire social ou un père de famille : il devient le symbole de l’oppression. Ainsi, la virilité est suspecte, la galanterie méprisée, la paternité soupçonnée. Ce regard caricatural, en prétendant libérer la femme, finit par l’enfermer dans le statut éternel de victime, incapable d’exister autrement que dans la confrontation avec son prétendu oppresseur.

La question du genre trouve dans le trans-activisme son prolongement le plus radical. L’enjeu n’est plus seulement de défendre les droits des personnes trans, mais d’imposer l’idée que le sexe n’existe pas, qu’il ne serait qu’une « construction sociale ». Cette logique conduit à nier le réel biologique au profit d’une identité déclarative, fluctuante et subjective. Le langage lui-même est remodelé pour refléter cette idéologie : on parle désormais de « personnes enceintes » plutôt que de « femmes enceintes », de « parents qui accouchent » au lieu de « mères ». Ceux qui contestent ce lexique militant sont accusés de transphobie, comme cette écrivaine exclue d’un festival pour avoir rappelé que le sexe biologique reste une réalité scientifique. Sous couvert d’inclusion, on aboutit à une forme d’effacement du féminin réel.

Cette confusion se propage aujourd’hui jusque dans l’éducation. Dès l’école primaire, des programmes invitent les enfants à « explorer leur identité de genre » indépendamment de leur sexe biologique. Certains établissements encouragent les élèves à choisir un prénom neutre ou du sexe opposé, demandant aux enseignants de s’y conformer, parfois sans en informer les parents. Ce glissement, qui prétend offrir une liberté, désoriente des enfants encore en construction, incapables de mesurer la portée d’un tel questionnement. L’école, lieu de transmission et de stabilité, devient le théâtre d’une expérimentation psychologique où l’identité n’est plus un héritage mais une invention quotidienne. On demande à des enfants de six ou sept ans de se définir selon une sensibilité qu’ils n’ont pas encore formée, au risque d’entretenir une confusion durable entre le ressenti et le réel.

Plus inquiétante encore est la manière dont cette idéologie s’invite dans le champ médical. Dans plusieurs pays occidentaux, des adolescents se voient proposer, parfois très tôt, des traitements hormonaux pour bloquer la puberté, ou même des opérations chirurgicales irréversibles de réassignation sexuelle. Sous le prétexte d’un « accompagnement bienveillant », on transforme en choix définitif une souffrance souvent passagère. De nombreux médecins et psychologues alertent sur les conséquences physiques et psychiques de ces décisions précipitées. Des jeunes adultes témoignent aujourd’hui de leur regret et de leur sentiment d’avoir été instrumentalisés au nom d’une idéologie qui les a encouragés à mutiler leur corps avant même de se connaître eux-mêmes. Ce qui devait être une démarche de tolérance devient alors une forme de maltraitance intellectuelle et morale, où la compassion se mue en conformisme idéologique.

Cette tendance à tout réinterpréter selon le prisme identitaire s’étend à la question raciale. Le wokisme s’enracine dans la dénonciation du « racisme systémique » et du « privilège blanc ». Mais cette critique, au lieu de libérer, engendre une vision racialisée du monde : l’appartenance ethnique devient le critère moral suprême. Être « blanc » équivaut à porter la marque d’une faute historique, tandis qu’être « racisé » confère une vertu liée à la souffrance. On glisse alors vers une inversion du racisme, où la couleur de peau détermine la valeur morale des individus. Dans certaines universités, on organise même des ateliers « réservés aux personnes racisées », excluant les étudiants blancs au nom de l’inclusivité. Ainsi, l’idéologie qui prétendait abolir la race la réinstalle au cœur du jugement moral.

Le même glissement s’observe dans le rapport à la nature. Le néo-écologisme, influencé par le wokisme, a troqué la défense du vivant contre une culpabilisation permanente de l’humain, surtout occidental. Il ne s’agit plus de protéger la nature, mais de condamner la civilisation. L’homme y est vu comme une faute, la technique comme une souillure. Dans ce discours apocalyptique, la nuance s’efface : on ne distingue plus entre le gaspillage et l’usage responsable, mais entre les « coupables » et les « vertueux ». Certains mouvements exigent l’interdiction totale des voyages en avion, y compris pour des raisons humanitaires, au nom d’une pureté écologique. Ce n’est plus une écologie du soin, mais une écologie de la honte.

Ce moralisme s’étend jusque dans la mémoire. Sous couvert d’antiracisme, l’antisémitisme ressurgit, dissimulé derrière l’antisionisme radical. Les Juifs sont assimilés aux « dominants » en raison de leur lien supposé avec l’État d’Israël, accusé d’« oppression coloniale ». Le wokisme renverse la mémoire : il nie la Shoah et redésigne le Juif comme symbole du pouvoir injuste. Dans certaines manifestations propalestiniennes, des slogans ouvertement hostiles aux Juifs refont surface, justifiés au nom d’un discours « anticolonial ». Ce retour du préjugé le plus ancien, sous couvert de justice, illustre combien l’idéologie wokiste se nourrit de la confusion morale.

Mais c’est sans doute dans le langage que le wokisme déploie son influence la plus profonde. Changer les mots, c’est changer la réalité. Le nouveau jargon inclusif prétend embrasser toutes les sensibilités, mais il déshumanise. Il fragmente la langue, la prive de sa musique, et la transforme en champ de surveillance morale. Un éditeur remplace dans un roman classique le mot « nègre » par « esclave », croyant effacer le passé. Or, en effaçant les mots, on efface la mémoire. Ce n’est pas une libération du langage, mais sa mise sous tutelle.

Les universités et les institutions culturelles sont devenues les laboratoires privilégiés de cette morale identitaire. La « cancel culture » (culture de l’annulation), les « safe spaces » (espaces sécurisés) et les « trigger warnings » (avertissements de contenu) y imposent une nouvelle orthodoxie. Ce qui devait être un lieu de liberté critique devient un espace de fragilité morale. La recherche s’y plie aux injonctions émotionnelles : un conférencier peut être annulé non pour ce qu’il dit, mais pour ce qu’il pourrait susciter. Une conférence sur la liberté académique est jugée « offensante » avant même d’avoir eu lieu. Le savoir n’est plus un débat, mais une validation affective.

Dans ce climat, la victimisation devient une norme sociale. Celui qui se déclare offensé se voit accorder le statut de juge. La discussion ne porte plus sur la vérité ou la fausseté d’un propos, mais sur le degré de blessure ressentie. Cette culture de la plainte, omniprésente sur les réseaux sociaux, étouffe la maturité morale. Une simple maladresse verbale peut déclencher une tempête d’indignation et des excuses publiques imposées. Le conflit d’idées cède la place à la hiérarchie des douleurs.

Ce rapport émotionnel au monde s’étend jusqu’à l’histoire. Le wokisme ne se contente pas d’analyser le passé, il veut le purifier. Statues abattues, textes réécrits, héros effacés : la mémoire devient un terrain de moralisation. Dans plusieurs universités, des auteurs comme Voltaire ou Churchill sont retirés des programmes, non pour leurs idées, mais pour leurs anachronismes supposés. Cette volonté d’assainir le passé conduit à une amnésie collective : l’histoire n’est plus transmise, mais corrigée selon les critères du présent.

Ce processus de purification morale s’accompagne, paradoxalement, d’un accroissement de la violence. À mesure que le wokisme s’impose, la société se polarise. Des manifestations dégénèrent, des conférences sont empêchées, des journalistes agressés pour avoir exprimé une opinion jugée « déviante ». Des groupes militants s’autorisent à faire taire, au nom du bien, toute voix dissidente. La peur s’installe dans les universités, dans les médias, dans la vie publique. Ce climat d’intimidation engendre une autocensure généralisée : on ne pense plus librement, on s’excuse d’exister. La vertu devient menace, et la justice, prétexte à la coercition.

Au terme de cette évolution, le wokisme prend la forme d’un moralisme politique. Il a ses dogmes, ses péchés — racisme, sexisme, transphobie —, ses rituels — excuses publiques —, ses excommunications — cancel (annulation). C’est une religion séculière, sans transcendance, mais avec une foi inébranlable dans la pureté morale. La vérité y cède la place à la vertu, la liberté à la peur. Un responsable politique peut être contraint de démissionner pour une phrase ironique prononcée dix ans plus tôt. L’idéologie du bien absolu, comme toutes les religions sans pardon, finit par produire la terreur douce de la conformité.

Ainsi se dessine un paradoxe : au nom de la justice, le wokisme fragilise la liberté ; au nom de la diversité, il uniformise la pensée ; au nom de la bienveillance, il réinstalle la peur. Ce qui était né d’une aspiration légitime à l’égalité devient une mécanique de soupçon et de censure. Le combat moral s’est mué en croisade puritaine, où la nuance est suspecte et la contradiction coupable. Ce n’est plus la société qui cherche la vérité, mais la morale qui dicte ce qu’il faut penser. Et derrière cette morale, sous ses airs d’idéalisme bienveillant, se profile une inquiétante tentation : celle d’une société sans pardon, où l’on ne débat plus, où l’on ne comprend plus, où l’on ne pense plus.

Israël et la flottille de la haine

Depuis plusieurs mois, des navires affrétés par des organisations militantes tentent de forcer par la mer l’accès à la bande de Gaza. Leurs promoteurs parlent de « missions humanitaires ». En réalité, ces flottilles, réunies sous la bannière du mouvement Freedom Flotilla, relèvent d’une stratégie politique claire : briser le blocus maritime imposé par Israël et mettre l’État hébreu en accusation sur la scène médiatique.

Les bateaux partent d’Italie, de Grèce ou de Turquie. Ils transportent du matériel médical, quelques denrées symboliques, mais surtout des militants : parlementaires, journalistes, médecins, activistes issus d’ONG ou de mouvances écologistes radicales. Tous poursuivent le même but — atteindre Gaza pour y déposer quelques colis et dénoncer ce qu’ils qualifient de siège « illégal et inhumain ». À chaque tentative, la marine israélienne intercepte les navires avant leur entrée dans les eaux territoriales de Gaza. Les commandos, opérant dans le cadre d’un blocus reconnu comme légal, remorquent les bâtiments vers Ashdod, procèdent au débarquement, à l’identification, à l’interrogatoire, puis à l’expulsion des passagers.

Les militants, eux, racontent autre chose : cellules surpeuplées, hygiène déplorable, manque d’eau potable, nourriture avariée, privation de sommeil, humiliations. Ces récits, relayés sur les réseaux et dans la presse, alimentent la rhétorique d’une répression brutale. Mais l’humanitaire, ici, n’est qu’un décor. Les cargaisons sont dérisoires ; le véritable objectif est de provoquer, d’obliger Israël à endosser le rôle attendu de lui. L’image du petit bateau affrontant la grande armée est puissante : chaque interception devient un fragment de récit prêt à être diffusé, commenté, exalté.

Derrière le vernis moral, beaucoup de ces groupes entretiennent des liens plus ou moins directs avec le Hamas. Ce qui inquiète, c’est la portée symbolique de ces convois : légitimer, sous couvert d’humanisme, une organisation dont l’objectif déclaré est la destruction d’Israël.

Dans cette logique, les militants ne sont pas de simples désobéissants civils : ils participent d’une entreprise de délégitimation. Leur geste sert un récit global, celui d’un Israël oppresseur et d’un Gaza martyr. Être arrêté dans ce contexte, ce n’est pas subir une répression : c’est répondre de sa participation à une opération politique d’allégeance à une entité terroriste.

Reste la question du traitement des détenus. Israël est un État de droit ; s’il y a eu abus, ils doivent être documentés et sanctionnés. Mais les accusations demeurent vagues, invérifiables. Il est possible que certains soldats aient fait preuve de dureté — rien d’étonnant dans un pays encore meurtri par le 7 octobre, où la peur et la lassitude se mêlent à la vigilance. Ces hommes et ces femmes vivent dans une guerre sans fin, où chaque geste compte, où chaque faiblesse peut tuer.

Ces flottilles, en vérité, sont des dispositifs de propagande. Tout y est pensé : le départ des ports européens, les drapeaux, les visages indignés, les slogans, les adieux devant les caméras. Peu importe qu’ils soient financés, encadrés, manipulés : ils apparaîtront toujours comme faibles. Israël, lui, restera le fort — donc le coupable. Même lorsqu’il agit avec retenue, il suffit qu’il agisse pour nourrir l’indignation. Dans cette guerre de perception, les faits ne pèsent plus rien.

Chaque image de cellule, chaque témoignage devient signe et preuve à la fois. Le récit militant se présente comme celui d’une victime absolue. C’est là le paradoxe des démocraties en guerre : elles se jugent selon des critères moraux que leurs ennemis ignorent. Ces flottilles ne sont pas des gestes humanitaires, mais des performances idéologiques. Elles rejouent sans fin la fable du fort et du faible, de la pureté morale contre la puissance matérielle.

Israël est pris au piège : ne pas intercepter, c’est laisser violer un blocus conçu pour contenir le Hamas ; intercepter, c’est offrir le spectacle attendu. Dans cette guerre sans champ de bataille, Israël perd en agissant et perd davantage encore s’il ne fait rien. L’un combat pour sa survie, l’autre pour son image. L’un défend des frontières, l’autre des symboles. Ces flottilles ne cherchent pas à secourir Gaza, mais à condamner Israël devant le tribunal du monde. Chaque arrestation devient parabole, chaque expulsion un chapitre d’un récit déjà écrit. La réussite de la propagande tient dans son art de raconter l’histoire de telle manière qu’aucun fait ne puisse plus la contredire.

Face au Hamas, Israël a le droit — et le devoir — de contrôler ce qui entre à Gaza. Ces interceptions relèvent de la légitime défense : elles empêchent qu’une brèche ne s’ouvre dans le dispositif de sécurité. Mais elles incarnent aussi une légitime défense morale : celle d’un pays sommé de se justifier d’exister, de se protéger, de survivre sans cesser d’être jugé. Dans cette guerre où les roquettes côtoient les caméras, Israël affronte un adversaire qui ne cherche pas la victoire militaire, mais la victoire narrative. Dans ce théâtre inversé, le bourreau devient celui qui se défend, la victime celle qui provoque. Être fort, c’est être coupable.

Ce que ces flottilles révèlent, au fond, ce n’est pas seulement la haine d’Israël, mais la fragilité du vrai dans un monde saturé d’images. Là où la mise en scène tient lieu de justice, la vérité finit toujours par couler à pic.

Moshe Feiglin : penser le libéralisme économique et la décentralisation de l’État

Dans un paysage politique israélien souvent polarisé entre nationalisme identitaire et social-démocratie, Moshe Feiglin incarne une voie singulière : celle d’un libéralisme intégral, à la fois moral, économique et politique. Chez lui, la liberté n’est pas un mot d’ordre, mais un principe structurant qui traverse toutes les dimensions de la vie collective. En cela, il se distingue autant de la droite traditionnelle, attachée à l’autorité de l’État, que de la gauche, confiante dans la régulation publique. Feiglin pense la société comme un organisme vivant, capable de s’autoréguler par la responsabilité de ses membres, plutôt que d’être administrée par un pouvoir central.

Moshe Feiglin est une figure singulière de la scène politique israélienne, à la fois charismatique, clivante et obstinée, dont la trajectoire traduit une foi inébranlable dans la liberté individuelle et la responsabilité morale. Né en 1962 à Haïfa, issu d’un milieu sioniste religieux, il s’est d’abord fait connaître dans les années 1990 comme cofondateur du mouvement Zo Artzeinu (« C’est notre terre »), qui appelait à la résistance civile contre les accords d’Oslo. Cette initiative lui a valu des démêlés avec la justice et l’étiquette d’« extrémiste » dans la presse. Mais Feiglin n’a jamais prôné la violence : son radicalisme est celui d’un homme convaincu que l’obéissance à sa conscience prime sur la conformité politique.

Cette intransigeance, perçue tour à tour comme vertu ou défaut, est au cœur de son rapport à la vérité et à la liberté. Elle s’accompagne d’une intégrité absolue que ses adversaires lui reconnaissent : Feiglin n’a jamais cherché le pouvoir pour lui-même. On cite souvent, comme exemple de cette cohérence, le geste qu’il fit en donnant spontanément et sans ostentation l’un de ses reins à un inconnu.

Entré plus tard au Likud, Feiglin tenta de transformer le parti de l’intérieur à travers la faction Manhigut Yehudit (« Leadership juif »), avant de fonder son propre mouvement, Zehut (« Identité »), laboratoire de sa pensée politique. Député à la Knesset de 2013 à 2015, il incarne l’idéologue au sens noble : attaché à la souveraineté d’Israël, mais convaincu que la société doit se libérer du contrôle de l’État au nom de sa vitalité spirituelle. À travers Zehut, Feiglin donne une forme politique à une philosophie de la liberté qui traverse l’ensemble de sa vision du monde.

Le projet qu’il porte vise à concilier une identité nationale avec la liberté individuelle la plus étendue possible. L’idée centrale est le refus de la coercition — qu’elle soit religieuse, étatique ou culturelle. Ce rejet du pouvoir s’accompagne d’une confiance dans la capacité des individus et des communautés à s’autogérer sans tutelle centralisée. Pour Feiglin, l’État ne doit pas être un instrument de direction morale ou économique, mais un cadre protecteur : garant de la sécurité, de la justice et de la souveraineté, sans empiéter sur la vie de la société.

Cette philosophie s’appuie sur une critique du centralisme et de la bureaucratie israélienne. Feiglin voit dans la concentration des pouvoirs une forme de paralysie : l’État s’immisce partout, distribue des faveurs, crée des dépendances et des rentes, et entrave la créativité du citoyen. Contre cette logique, il propose un modèle dans lequel le centre délègue la plupart des compétences à des structures locales. Chaque communauté, chaque ville, chaque école pourrait administrer ses affaires selon ses valeurs et ses besoins. Cette décentralisation n’est pas, dans son esprit, un simple transfert administratif : elle est un principe philosophique, la condition même de la responsabilité individuelle et collective.

Feiglin s’inscrit dans la tradition du libéralisme classique et du libertarianisme contemporain. Sa philosophie économique repose sur un principe cardinal : réduire au minimum la sphère d’intervention de l’État. La fiscalité doit être simplifiée : moins de niches, moins de progressivité, et une réduction massive des impôts directs, avec une trajectoire envisagée vers un impôt sur les sociétés à 12,5 %. L’impôt, dans cette optique, ne doit pas être un instrument de redistribution, mais un prélèvement destiné à financer les fonctions régaliennes. La croissance, la création d’emplois et l’innovation ne découlent pas de la planification publique, mais de la libération des énergies productives.

La déréglementation constitue l’autre pilier de sa pensée économique. Feiglin dénonce la bureaucratie d’État, qu’il accuse de nourrir la corruption, le clientélisme et la stagnation. Il plaide pour une simplification des autorisations, licences et agréments, pour des délais encadrés, des inspections réduites et la suppression des entraves administratives. Son objectif est de replacer Israël parmi les économies les plus ouvertes et les plus dynamiques du monde. L’État, dans cette perspective, n’est ni entrepreneur ni planificateur, mais arbitre : garant de la transparence des règles et de la liberté des acteurs privés à déterminer leurs conditions de réussite.

Dans le domaine du commerce et des prix, Feiglin défend une large ouverture du marché. Il propose la suppression des barrières douanières et techniques, ainsi qu’un système de reconnaissance mutuelle des normes : tout produit autorisé aux États-Unis ou en Europe pourrait être vendu en Israël. Cette mesure vise à stimuler la concurrence et à faire baisser les prix, perçus comme artificiellement élevés par le protectionnisme et la connivence entre administration et grandes entreprises. De même, il plaide pour la privatisation partielle du foncier, la réduction des comités de planification et la libéralisation du logement, afin de briser la rareté organisée et de rendre l’immobilier accessible à la classe moyenne.

Dans le domaine de la santé, Feiglin applique la même logique contractuelle. Il défend un modèle où les hôpitaux privés fonctionnent sous contrat public : l’État garantirait l’accès et la régulation, mais la gestion et l’innovation proviendraient du secteur privé. Là encore, il affirme que la concurrence et la liberté organisationnelle sont plus efficaces que la planification et la centralisation. Sa confiance dans les mécanismes d’émulation et de marché pour répondre à des besoins humains traduit la conviction que l’efficacité et la justice émergent du libre choix, et non de la contrainte.

Cette conception s’étend à l’éducation, domaine symbolique de sa pensée. Feiglin propose un système de bons scolaires : chaque élève recevrait un chèque que ses parents pourraient utiliser dans l’établissement de leur choix, qu’il soit public, privé ou communautaire. Les écoles seraient autonomes dans leur gestion, leurs programmes et leur recrutement, soumises à la seule obligation de transparence et de résultats. Ce modèle illustre sa conviction que la concurrence et la liberté de choix produisent plus de diversité et d’excellence que la régulation centralisée.

À ce libéralisme économique s’ajoute une dimension sociétale cohérente. La légalisation du cannabis en est l’exemple le plus connu : Feiglin y voit un symbole de liberté et de responsabilité individuelle. Chacun doit pouvoir disposer de son corps, tant que cela ne nuit pas à autrui. Le même raisonnement s’applique à la sphère religieuse : il défend une séparation radicale entre religion et État, non au nom de la laïcité à la française, mais au nom de la liberté — celle de croire, de ne pas croire, et de vivre selon ses convictions sans contrainte légale ou fiscale.

En matière de gouvernance, Feiglin conçoit un État recentré sur ses fonctions essentielles. Il prône la réduction du nombre de ministères, la fusion d’administrations, la suppression des doublons et la délégation de nombreuses tâches à des opérateurs privés ou communautaires. L’État doit se concentrer sur la police, la justice, la défense et la diplomatie — ce qu’il considère comme son « noyau dur ». Tout le reste devrait être confié à l’initiative individuelle, au marché ou à la société civile.

Cette volonté d’un État limité ne contredit pas l’affirmation d’une souveraineté nationale forte. Il combine un libéralisme économique et individuel avec un nationalisme politique affirmé, articulant ainsi deux principes qui se complètent : un État fort vers l’extérieur, garant de la souveraineté et de la sécurité, et un État minimal à l’intérieur, garant de la liberté et de la responsabilité. C’est ce mélange particulier qui confère à sa pensée son caractère unique dans le paysage israélien.

L’ensemble forme une vision du monde d’une grande cohérence : la liberté individuelle comme principe organisateur, la compétition comme moteur d’efficacité, la décentralisation comme méthode politique et la souveraineté comme garantie ultime. Ce système de pensée suscite autant l’admiration que la crainte : ses partisans y voient la promesse d’un Israël plus libre, plus créatif, plus responsable ; ses détracteurs y discernent un risque de fragmentation sociale, d’inégalités territoriales et de désengagement de l’État envers les plus vulnérables.

Quoi qu’on en pense, la pensée de Moshe Feiglin est un projet intellectuel et politique fascinant : celui d’une refondation d’Israël sur un idéal de liberté intégrale, appliqué aussi bien à l’économie qu’à la conscience.

Robert Badinter, la justice et ses ombres

La République a fait entrer Robert Badinter au Panthéon. Sous la coupole du temple laïque, l’émotion fut unanime. L’homme qui avait aboli la peine de mort rejoignait les figures tutélaires de la conscience républicaine. La France honorait un juste. Mais derrière la ferveur, une question se posait : que célèbre vraiment la République lorsqu’elle rend les siens à la mémoire nationale ? Et comment le fait-elle ?

Il arrive que la République, lorsqu’elle veut honorer, se fabrique des saints. L’entrée de Badinter au Panthéon s’inscrit dans cette tradition de la sanctification laïque, où la reconnaissance publique se confond avec la célébration d’une vertu devenue exemplaire.

Tout, dans la cérémonie, relevait du rite et de l’unanimité : les drapeaux, les visages graves, les voix d’enfants, les discours réglés, l’émotion contenue. La République s’y contemplait elle-même, se rassurait de sa fidélité à ses idéaux en se rassemblant autour d’un homme supposé incarner le Bien.

Mais cette unanimité interroge. Lors des funérailles de Badinter, puis lors de sa panthéonisation, sa veuve, Élisabeth Badinter, a souhaité qu’aucun représentant de la France insoumise ni du Rassemblement national ne soit invité. Ce vœu, éminemment personnel et respectable, traduisait une fidélité à ses convictions.

Or, dès lors que la reconnaissance devient celle de la République, on ne peut plus en accepter les exclusions. En s’associant à cette volonté, l’État a pris le risque d’entériner une division politique qu’il prétend dépasser.

On peut d’ailleurs penser qu’Élisabeth Badinter, personnalité d’une grande stature intellectuelle — écrivaine, philosophe, héritière d’une pensée libre et rigoureuse — aurait peut-être accepté de renoncer à ce souhait au nom d’un principe plus universel. Mais le plus significatif n’est pas tant ce vœu que la manière dont l’État s’en est emparé : il l’a transformé en geste politique, relayant la doxa dominante et faisant de cette exclusion un signe de vertu plus qu’un acte de mémoire.

L’État aurait dû, au nom même de l’idéal républicain qu’il incarne, poser une condition claire : ou bien la cérémonie est nationale, et donc ouverte à tous les représentants de la nation, ou bien elle est privée, relevant du seul deuil familial — à l’image de ce que le général de Gaulle voulut pour ses propres funérailles, dans la simplicité et l’intimité de Colombey-les-Deux-Églises.

En honorant la mémoire d’un homme qui incarnait la justice et la dignité humaine, l’État a voulu rassembler. Mais en acceptant l’exclusion d’une partie du champ politique, il a révélé la difficulté croissante de parler au nom de tous. Car la République, en voulant se célébrer dans l’unité, se heurte parfois à ce paradoxe : comment rendre justice à la conscience sans restreindre le cercle de ceux qui peuvent y participer ?

En abolissant la peine de mort, Badinter avait accompli un geste d’une intensité exceptionnelle, qui dépassait le droit pour atteindre la conscience. En 1981, lorsqu’il monta à la tribune de l’Assemblée nationale pour défendre son projet, une majorité de citoyens demeurait favorable à la peine capitale. Mais Badinter parlait au nom d’une autre idée de la justice. Il ne plaidait pas pour le pardon, mais pour la civilisation. Il ne niait pas la faute, mais rejetait la vengeance. L’abolition de la peine de mort ne fut pas seulement une réforme, mais un acte de foi.

Ce que l’unanimité d’aujourd’hui tend à effacer, c’est la complexité de la trajectoire de Badinter. Sa mémoire est devenue lisse. On célèbre la vertu, on oublie les circonstances. On retient l’icône, on perd l’homme. La République a toujours aimé ces figures qui lui permettent de se raconter qu’elle reste fidèle à son idéal. Mais cette fidélité risque d’éteindre la pensée critique.

L’humanisme de Badinter fut sincère, exigeant, forgé dans l’expérience du mal absolu. Son père fut arrêté par la police française, déporté par les nazis, assassiné à Sobibor. De cette blessure naquit la conviction que la dignité humaine devait servir de rempart à la barbarie. Il croyait à la rédemption, à la possibilité de sauver plutôt que de condamner, à la force éducative du droit. Il pensait que la justice devait tendre la main avant de brandir le glaive. Mais cette vision se fit doctrine. À force de vouloir comprendre le criminel, on risquait d’oublier la victime ; à force de vouloir réhabiliter, on finissait par affaiblir le lien entre faute et responsabilité. Ce glissement n’est pas l’œuvre d’un seul homme, mais Badinter en a fixé les contours.

Cette tension entre la morale et le réel, entre l’exigence de pureté et le compromis politique, se retrouve dans son compagnonnage avec François Mitterrand. Celui-ci donna à Badinter le pouvoir d’agir ; Badinter offrit à Mitterrand la légitimité que le pouvoir seul ne donne jamais. Mais cette loyauté n’était pas sans ombre. Le président socialiste portait un passé que la République mit longtemps à regarder en face : un engagement au service de Vichy, la Francisque, signe d’allégeance à Pétain, son amitié avec René Bousquet, organisateur de la rafle du Vél’ d’Hiv. Badinter ne pouvait l’ignorer, lui dont la famille avait connu la Shoah. Peut-être vit-il dans son silence un devoir, mais il eut le goût d’une abdication. L’homme du droit s’abstint de juger l’homme du pouvoir.

Ce paradoxe éclata au grand jour lors de la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv, en 1992. François Mitterrand, refusant de reconnaître la responsabilité de l’État français dans la déportation des Juifs, fut hué par une partie de l’assistance. Badinter, indigné, se retourna vers la foule et cria : « Taisez-vous ! Vous m’avez fait honte. Les morts vous écoutent. » Il défendait ce qu’il croyait être la dignité des morts, mais faisait taire la colère des vivants. Dans son esprit, la morale commandait le silence, mais pour beaucoup, elle y perdit sa voix. Ce moment dit la tension qui l’habitait : celle d’un homme pour qui la conscience devait parler depuis le sommet, non depuis le peuple.

Badinter appartenait à une élite intellectuelle et économique persuadée d’incarner le bien commun. Il devait tout à son talent et à son travail, mais évoluait dans le monde des hautes sphères où se mêlent pouvoir, culture et argent. Son union avec Élisabeth Badinter l’avait introduit dans un univers où la liberté de penser cohabitait avec l’aisance matérielle. À mesure que cette élite affirmait parler au nom de la justice, une partie du peuple se sentait délaissée, méprisée, étrangère à ce langage. La gauche perdait le contact avec ceux qu’elle prétendait défendre. Cette fracture, que l’on mesure aujourd’hui dans la défiance généralisée envers les institutions, s’est ouverte dans ces années-là.

Rendre justice à Badinter ne consiste pas à effacer ces contradictions. Sa vie illustre la foi dans le progrès, la conviction que la dignité peut servir de loi, mais aussi la tentation de transformer cette foi en dogme.

Badinter fut à la fois le dernier grand humaniste et le premier saint républicain. Sa grandeur nous rappelle que la vertu n’a de sens que si elle demeure vivante, exposée au débat. Ce serait lui rendre justice que de le reconnaître non comme une icône, mais comme un homme de conscience — donc d’exigence et de contradictions. Badinter aura incarné la foi dans la justice, et la tentation de la foi dans la République elle-même.

Delphine Horvilleur ou le détournement de Yom Kippour

Le soir de Yom Kippour¹, devant une assemblée recueillie et des milliers d’auditeurs en ligne, le rabbin Horvilleur prononce son discours traditionnel. Le ton est grave, la période troublée ; la parole se veut à la fois consolatrice et lucide. Mais sous l’apparente douceur de la méditation spirituelle, s’avance une thèse : celle d’une morale de la conversation, d’un appel à écouter l’autre même lorsque tout sépare. Prononcée au moment le plus redoutable du calendrier juif, cette homélie ne se borne pas à prêcher la paix : elle engage une vision du judaïsme, de la parole et du pardon.

Le discours s’ouvre, comme souvent dans la tradition rabbinique, sur un récit : l’histoire rapportée par Romain Gary², celle du Juif poignardé qui ne souffre que lorsqu’il rit. Symbole de l’humour juif, ce rire qui défie la mort devient ici injonction morale. Il n’affranchit plus, il édifie. Rire n’est plus résistance, mais devoir spirituel, manière d’endurer le monde. Ce rire autrefois ironique et défiant envers Dieu se mue en vertu. Premier glissement : le rire juif de Gary devient le rire des justes.

Dès lors, s’installe une rhétorique de la désolation : « Jamais les jours redoutables n’avaient si bien porté leur nom. » Tout est malheur, menace, effondrement. La plainte fonde le discours, comme si la gravité du monde garantissait la légitimité de la parole. Mais cette rhétorique installe l’auditoire dans une émotion continue où la pensée se suspend. Elle fabrique du consensus par l’inquiétude.

Horvilleur évoque la haine, la division, la violence verbale : tout se mêle dans une bouillie d’émotions. L’histoire se dissout dans une sensibilité où le tragique remplace le factuel. Gaza et les réseaux sociaux se mêlent dans un même « désespoir » : signe d’un discours qui console plus qu’il ne cherche à comprendre, qui réconcilie plutôt qu’il ne questionne.

Vient alors le cœur du propos : la « philosophie de la conversation dans le judaïsme ». Le Talmud³ devient miroir d’un malaise contemporain : comment parler quand on ne s’entend plus ? Horvilleur invoque la fameuse dispute entre Hillel⁴ et Shammaï⁴, qu’une « voix céleste » déclare toutes deux vraies — bien que la Loi suive Hillel, parce que ses disciples citent d’abord les arguments de l’autre.

Mais dans le Talmud, il ne s’agit pas de tolérance ou de pluralisme, mais d’un processus dialectique : une lutte interne à la Loi pour la maintenir vivante. Ce n’est pas l’éthique de la conversation qui sauve, mais la possibilité de la contredire. En réduisant cet épisode à une morale de l’écoute, le texte de Horvilleur devient sermon. Or la dracha⁵ n’est pas un prêche : elle interprète. Là où le sermon chrétien s’adresse à la conscience pour éveiller la contrition, la dracha s’adresse à l’intelligence pour l’obliger à penser. En transformant la parole d’étude en parole de repentance, Horvilleur ne parle plus à la communauté, mais à une conscience occidentale nourrie de culpabilité, avide de pardon universel.

Le récit de Yohanan ben Zakaï⁶ dit pourtant l’inverse : la fin du dialogue, l’heure du silence, le moment où la parole se retire pour sauver la vie. Quand Jérusalem est assiégée, il choisit de quitter la ville en secret et de parler à Vespasien pour obtenir la fondation d’une école à Yavné — c’est-à-dire de sauver le Logos, la Torah vivante, non par le dialogue avec l’ennemi, mais par la fidélité au sens. Ce geste, où la parole n’est plus échange mais transmission, affirme que la survie d’Israël passe par la continuité du Verbe, non par la réconciliation illusoire. Il pose le vrai dilemme : parler pour préserver la Loi ou se taire devant la destruction.

Horvilleur y voit un dilemme spirituel — « Quelle heure est-il ? » — entre Hillel et Yavné⁷. Mais cette question, qu’elle présente comme indécidable, est précisément ce que le judaïsme talmudique sait trancher. Dire « quelle heure est-il ? » comme si le monde oscillait entre écoute et retrait, c’est transformer la dialectique en liturgie. En invoquant le Talmud, Horvilleur ne parle plus sa langue, mais celle de la bonne conscience contemporaine, celle qui ne veut pas décider de peur de prendre position.

Le judaïsme ne prescrit pas d’écouter tous les points de vue. Il ne demande pas de prêter l’oreille à celui qui nie, profane ou détruit. Le Talmud distingue entre controverse et compromission, entre débat et blasphème. Les élèves d’Hillel écoutaient Shammaï, pas Amalek⁸. Ils citaient leurs adversaires, pas leurs ennemis.

Le discours pacificateur de Horvilleur confond le frère en humanité et l’ennemi irréductible. Il réclame le respect de l’adversaire, mais refuse de nommer ceux dont la parole ne relève plus du débat. Le judaïsme ne prétend pas que tout homme est un interlocuteur. Amalek, figure du mal absolu, se combat parce qu’il nie la parole même. L’écouter serait lui prêter une humanité qu’il récuse.

La Torah⁹ ne commande pas de tout entendre, mais d’exercer le discernement. « Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek », dit le Deutéronome : non pas comme mémoire d’histoire, mais comme vigilance spirituelle — se souvenir qu’il existe des forces qui ne visent pas la vérité, mais l’anéantissement du sens. Face à elles, aucun dialogue n’est possible. Le pardon n’est pas une vertu universelle, mais une réponse située. Pardonner Amalek serait effacer la mémoire du mal.

Horvilleur dessine une figure christique du peuple de Gaza, victime pure et souffrante, miroir de la culpabilité universelle. Mais cette compassion devient négation du réel : la population de Gaza n’a pas été seulement victime, elle fut aussi complice. Nourrie d’une culture qui glorifie la mort, elle partage une hostilité viscérale envers les Juifs et continue de l’entretenir après le 7 octobre. Beaucoup ont participé au massacre ; d’autres, en liesse, ont salué les tueurs. Ce n’est pas une guerre injuste qui les a frappés, mais le retour d’une haine nourrie par eux-mêmes.

Le basculement d’Horvilleur vers le politique se manifeste clairement dans le passage sur Guedalia¹⁰, où surgit dans le texte biblique l’assassin de Guedalia, un certain Ismaël, fils de Netanyahou, fils d’Élishama. Elle feint la neutralité, mais tout, dans la mise en scène du verset, vise à susciter une association. Elle fait glisser l’homonyme antique vers l’homme d’aujourd’hui. « Ce n’est qu’un hasard », dit-elle, mais le hasard devient indice providentiel. Sous le ton de la componction se cache la haine qu’Horvilleur nourrit.

Sous le ton du pardon et de la fraternité, Horvilleur installe une métaphysique de la culpabilité partagée : tout le monde a tort, tout le monde souffre, tout le monde doit se parler. Mais ce « tout le monde » efface les asymétries, les responsabilités, les choix. Ne reste qu’un espace de contrition mutuelle. C’est une liturgie de la réconciliation, pas une pensée du conflit.

Ce qui se joue ici est un renversement symbolique du Yom Kippour lui-même. Le jour du jugement, où l’homme se tient devant Dieu pour examiner ses fautes, devient, dans la bouche d’Horvilleur, le tribunal où l’on juge les siens. Elle s’élève contre la haine, mais en reprend les gestes : elle désigne un responsable intérieur, moralise le désastre, transforme la religion en arme politique.

Yom Kippour n’est pas le jour où l’on absout Amalek, mais celui où l’on se souvient de lui. Rendre humains ceux qui ont célébré la mort n’est pas acte de pardon, mais une forme de négationnisme. Ainsi s’accomplit le détournement de Yom Kippour. Ce qui devait être examen intérieur devient moraline¹¹. Horvilleur croit faire œuvre de paix, mais gomme la frontière qui la rend pensable. En voulant incarner Hillel, elle accuse sans discernement et pardonne sans condition. Elle ne sauve ni la parole ni la justice ; elle les confond dans une même sensiblerie déplacée.

Le danger n’est pas la détestation des ennemis, mais la complaisance de ceux qui veulent les comprendre.

***

  1. Yom Kippour : Jour du Grand Pardon, célébré dix jours après le Nouvel An juif, moment de jeûne et d’examen de conscience.
  2. Romain Gary (1914–1980), écrivain français d’origine russe, auteur de La Promesse de l’aube.
  3. Talmud : recueil de discussions rabbiniques sur la Loi et l’éthique juives.
  4. Hillel et Shammaï : deux maîtres du Ier siècle dont les écoles représentent deux approches opposées de la Loi.
  5. Dracha : discours d’étude ou d’interprétation dans la liturgie juive, distinct du sermon chrétien.
  6. Yohanan ben Zakaï : sage ayant fondé l’académie de Yavné après la destruction du Second Temple (70 ap. J.-C.).
  7. Yavné : centre d’étude où fut reconstruit le judaïsme rabbinique après la chute de Jérusalem.
  8. Amalek : peuple biblique devenu symbole du mal absolu et de la haine irréductible d’Israël.
  9. Torah : ensemble des cinq livres de Moïse, et par extension la Loi divine.
  10. Guedalia : gouverneur de Judée nommé par les Babyloniens et assassiné par Ismaël, fils de Netanyahou, fils d’Élishama (Jérémie 41:1). Ce Netanyahou (נְתַנְיָהוּ, « Dieu a donné ») n’a évidemment aucun lien avec l’actuel Premier ministre d’Israël ; la ressemblance du nom relève d’une simple homonymie.
  11. Moraline : terme forgé par Nietzsche pour désigner une forme de morale affaiblie, sentimentale ou hypocrite, qui remplace la force du jugement par une bienveillance normative.

Deux inconsciences sur France Télévision

Il y a quelques jours, sur un plateau de télévision, deux voix s’élèvent pour parler du 7 octobre, deux ans après le massacre. Le ton est grave, les mots sont mesurés, comme si parler clair était devenu un risque.

La première voix, émue, évoque la souffrance palestinienne. Elle récite une prière de Yom Kippour réécrite par un rabbin américain qui, au lieu de confesser des fautes comme le veut la tradition, demande pardon pour les crimes qu’Israël aurait commis contre les Palestiniens. Sous les apparences de la compassion, c’est un renversement : la victime s’accuse de sa survie. La liturgie devient aveu.

L’autre voix, plus contenue, parle d’un Israël en perte d’âme. Elle redoute qu’à force de se défendre, le peuple ne se perde lui-même. Deux voix, deux sensibilités, mais une même inquiétude : celle d’une morale qui ne sait plus comment rester pure face à la violence. Elles croient défendre la justice, mais glissent vers la confusion : le coupable devient celui qui agit, la faute — celle de la légitime défense.

Ce renversement est le fruit d’une fatigue intellectuelle. L’Occident, hanté par ses crimes, ne supporte plus l’idée que la justice puisse encore passer par la puissance. Il rêve d’une éthique sans pouvoir, d’une pureté sans responsabilité. Autrefois, la force servait la justice ; aujourd’hui, elle en est la négation. Le mal ne réside plus dans ce qu’on fait, mais dans ce qu’on est capable de faire.

Dans cette prière de Kippour réinventée, la victime demande pardon d’exister. Sous couvert de compassion, le rabbin y remplace la rigueur juive du repentir par la douceur chrétienne du pardon sans limites. Il ne s’adresse plus à Dieu, mais au monde ; il cherche non le pardon, mais l’approbation du regard occidental. L’émotion a pris la place du discernement, et la charité celle de la justice. Ainsi, la compassion dévoyée finit par perdre le sens du réel.

La seconde voix croit se sauver par le scrupule. Elle rejette les mots trop lourds — « barbarie », « génocide » — appliqués à Israël, sentant confusément qu’ils sont abusifs. Mais tout en refusant ces excès, elle demeure mal à l’aise devant la guerre elle-même, comme si la défense portait en elle sa propre condamnation. Ce scrupule devient fuite dès qu’il doute du bien-fondé de la riposte.

Malgré leurs différences, les deux voix se rejoignent : il n’y aurait plus ni coupables ni innocents, mais deux camps symétriques, également fautifs, également souffrants. La guerre devient parabole, le crime tragédie, la responsabilité se dissout dans la douleur.

Ce relativisme, sous couvert de lucidité, abolit la justice au nom de la compassion. Le monde ne se divise plus entre le juste et l’injuste, mais entre ceux qui crient le plus fort. Ainsi revient une vieille tentation européenne : celle du pacifisme d’avant-guerre, qui préférait la paix des consciences à la défense des vivants. On voulait épargner le monde, on l’a livré.

Le 7 octobre a tout fait basculer. Ce jour-là, ce ne fut pas un conflit de plus, mais un dévoilement. Ce n’était pas une bataille : c’était une volonté d’extermination. La barbarie a parlé sa langue, sans détour ni masque. Dès lors, parler de « solution politique », c’est refuser de voir ce que le monde a vu.

Les deux voix se retrouvent dans une même croyance : celle qu’un « État palestinien » serait la clé de la paix. C’est la foi molle des inconsciences, quand la parole se croit performative. Dire « deux États » tient lieu d’action, comme si la formule suffisait à transformer le réel. Mais cette idée, devenue mantra, est une complaisance envers la violence : elle offre à la sauvagerie le bénéfice du doute, voire la récompense du crime.

L’idée d’un « État palestinien » n’a pas de sens. Ce n’est pas une promesse de paix, mais une récompense donnée à la haine. Reconnaître un tel État reviendrait à donner forme politique à la monstruosité du 7 octobre, à légitimer par le droit ce que la haine a voulu par le sang. Ce serait la rétribution symbolique d’une tentative d’extermination.

L’État palestinien existe déjà : il s’appelle la Jordanie, issue de la matrice historique du Mandat britannique sur la Palestine. Contester cette évidence, c’est refuser de comprendre que cette guerre n’est pas un différend territorial, mais une guerre de civilisation — que l’Europe, obstinément, ne veut pas voir.

L’une des voix s’est émue d’avoir entendu un intellectuel affirmer qu’« il n’y a pas d’innocents à Gaza ». La phrase, isolée, heurte — et il est vrai qu’aucune conscience ne peut nier l’innocence d’un enfant. Mais encore faut-il entendre ce qu’elle signifie. Elle ne juge pas des individus, mais d’un climat moral, d’une complicité diffuse, d’un consentement collectif au mal. À Gaza, la responsabilité ne vient pas seulement du Hamas, mais d’une culture qui enseigne la haine, exalte le meurtre, et aspiré à la disparition d’Israël.

Les enfants de Gaza ne sont coupables de rien. Mais l’immense majorité des adultes, élevés dans la glorification de la mort, partage l’hostilité viscérale à Israël et aux Juifs. Cette foule a participé aux massacres du 7 octobre ; d’autres, en liesse, ont salué les tueurs. On ne peut pas faire comme si cela n’existait pas — même s’il y eut, comme toujours, des exceptions, et même des Justes. La société de Gaza n’a pas été victime d’une guerre inique : elle fut complice d’un carnage.

La crainte d’être injuste est devenue la passion dominante de l’Europe contemporaine. Marquée par la mémoire — la colonisation, la Shoah, la domination — elle veut expier tout ce qu’elle fut, réparer tout ce qu’elle croit avoir brisé, quitte à s’effacer pour n’être plus jamais coupable.

Ces deux voix, nul doute, sont attachées à Israël. Mais leurs paroles, dans le tumulte d’aujourd’hui, confortent la haine des Juifs. Elles donnent à la critique d’Israël une légitimité morale que d’autres s’empressent d’usurper. Les Juifs qui se disent sionistes, comme ces deux voix, vivent protégés par ceux qui, en Israël, veillent, se battent et tombent pour que d’autres puissent exister.

Ce débat révèle la lassitude d’une civilisation qui doute de ce qu’elle sait et confond la nuance avec l’indécision. Une morale qui ne choisit pas finit toujours par servir les forces les plus cyniques. Le jour où l’Occident cessera d’avoir peur de nommer le mal, il retrouvera ce qu’il croyait défendre : la justice.

Aryeh Deri ou l’art de se défiler avec l’aide de Dieu

Depuis plus de trois décennies, Aryeh Deri¹ occupe une place singulière dans le paysage politique israélien. Chef du parti Shas², figure tutélaire du judaïsme sépharade orthodoxe, il a siégé dans d’innombrables gouvernements, parfois faiseur de rois, parfois ciment d’alliances fragiles. Aujourd’hui député sans portefeuille, il n’en reste pas moins une voix écoutée du monde haredi, capable d’infléchir le cours d’un débat ou de menacer l’équilibre d’une coalition.

Mais cette longévité politique est striée d’ombres. En 1999, alors ministre de l’Intérieur, Deri est condamné pour corruption, fraude et abus de confiance³ : des fonds publics détournés au profit de proches et d’organisations liées à son parti. Trois ans de prison, dont près de deux purgés. En 2022, le voilà de nouveau devant la justice, cette fois pour fraude fiscale⁴.

Rien de tout cela ne l’a fait chuter. À peine libéré, il reprend les rênes du Shas et retrouve un siège au gouvernement. En 2023, la Cour suprême statue pourtant : ses antécédents l’interdisent de tout poste ministériel⁵. La décision provoque une crise politique, mais Deri s’en sort encore. De scandale en retour en grâce, il a fait de la faute un tremplin, du soupçon une légende. En se présentant comme victime d’une persécution morale, il transforme l’humiliation judiciaire en récit de rédemption.

Récemment, dans une interview donnée à un média proche de son camp⁶, Deri a livré sa lecture du 7 octobre et de la guerre qui s’en est suivie⁷. Son idée tient en une phrase : « Tout vient de la main de Dieu. » Chercher des causes politiques ou militaires serait, selon lui, une marque d’incrédulité. Le désastre du 7 octobre comme les « miracles » de la guerre ne seraient que l’expression d’une volonté divine.

C’est là moins une foi qu’une démission. Lorsqu’un homme de pouvoir affirme qu’il n’y a rien à comprendre, il abdique sa responsabilité. Le 7 octobre n’est pas un mystère théologique, mais un événement politique et militaire — fait de décisions prises, d’autres évitées, d’avertissements ignorés⁸. Refuser d’en chercher les causes au nom de la foi, c’est priver la société du droit de se corriger.

Le croyant peut voir dans l’épreuve un appel spirituel. Mais le dirigeant ne saurait s’y réfugier pour échapper au jugement. Chez Deri, la foi devient abri, et la théologie, refuge commode contre l’analyse. En niant toute causalité humaine, il efface la frontière entre le bien et le mal, le succès et l’échec : si tout procède de Dieu, plus rien ne relève de l’homme.

Dans ce discours, le miracle se fait loi. Un missile qui rate sa cible est un miracle ; un autre, qui frappe, l’est aussi — car il aurait pu être pire. Ainsi, les faits cessent d’avoir un sens propre. L’événement ne révèle plus, il confirme. Le réel se dissout en allégorie, la compréhension cède la place à l’interprétation.

Cette dérive fait glisser la foi du for intérieur au champ du pouvoir. Elle n’est plus conviction, mais système. Elle ne guide plus la conscience, elle gouverne le discours. Dans cette logique, toute critique devient blasphème, toute recherche de responsabilité, un manque de piété. Le religieux n’est plus une source d’inspiration spirituelle, mais un instrument de légitimation politique.

Alors que l’État d’Israël s’enlise dans une guerre prolongée, Deri s’oppose à la conscription obligatoire et exhorte les jeunes de la yeshiva à ne pas quitter leurs études. Son parti menace de faire tomber le gouvernement si une loi ne garantit pas leur exemption. Sous prétexte de défendre la primauté de la Torah, il consacre l’inégalité civique : certains prient, d’autres se battent. Cette vision du monde remplace l’effort collectif par la protection divine, le devoir par la dévotion.

Pourtant, l’histoire du judaïsme est tout sauf docile. Elle est tissée de débats, de contradictions, d’interprétations. Les textes bibliques et talmudiques bruissent de voix qui s’affrontent, discutent, osent interroger Dieu. Le Dieu d’Israël n’impose pas le silence : il accepte la dispute. Dire que « tout vient de Lui » pour se soustraire à la compréhension, c’est trahir la tradition qu’on prétend servir.

L’invocation du mystère divin peut consoler, mais elle ne saurait gouverner. La démocratie exige la lucidité, la clarté, la parole droite. Israël ne se relèvera pas du 7 octobre par la ferveur, mais par la vérité. Ceux qui s’en remettent à Dieu pour expliquer le désastre refusent d’en assumer la part humaine — la seule sur laquelle il soit encore possible d’agir.

Car l’invocation de Dieu, chez Deri, est un instrument politique. Ce n’est pas la foi qu’il protège, c’est l’immunité qu’elle confère. En plaçant les événements sous le signe du divin, il ôte à l’homme le devoir d’expliquer et d’assumer. Chaque fois que le pouvoir échoue à prévoir, à protéger ou à gouverner, il invoque le destin, la providence ou la fatalité. Deri ne fait qu’habiller cette vieille tentation de religion.

Le danger d’un tel discours est d’endormir la raison, d’apaiser la colère légitime. Dans un pays encore sous le choc, il offre une explication simple, apaisante, mais fausse. Il convertit l’impuissance en vertu. Au lieu d’affronter les fautes du système sécuritaire, les fractures de la société ou les abus du pouvoir, on les dissout dans une fable providentielle.

Mais dans une démocratie, la responsabilité ne se délègue pas au ciel. Elle appartient à ceux qui décident, à ceux qui savent. L’homme de foi peut chercher le sens de l’épreuve ; l’homme d’État doit en rechercher les causes. Le premier s’adresse à Dieu, le second aux citoyens. Confondre ces deux devoirs, c’est remplacer la politique par la liturgie.

Ce mélange des genres est d’autant plus pernicieux qu’il prend les traits de la piété. Deri ne se présente pas comme un homme sans faute, mais comme un croyant humble devant le mystère. Or cette humilité affichée est un artifice : ce qu’on ne peut pas expliquer, on le sanctifie ; ce qu’on ne veut pas affronter, on le déclare insondable. La faute devient signe, l’échec devient foi.

Ce n’est pas la foi qu’il faut accuser, mais son détournement. Le Talmud le rappelle dans l’épisode du four d’Akhnaï (Bava Metsia 59b)⁹ : même la voix du ciel ne remplace pas la délibération humaine. « La Torah n’est plus au ciel », dit le texte¹⁰. Elle a été confiée aux hommes, pour qu’ils tranchent selon la raison et la règle de la majorité. Depuis le don de la Torah dans le désert du Sinaï, Dieu a cessé de gouverner : c’est à l’homme d’assumer.

La grandeur d’un homme d’État ne se mesure pas à sa capacité d’invoquer le ciel, mais à celle de répondre ici-bas. La foi n’exonère pas la raison : elle la requiert. Là où Deri voit un mystère, la société doit voir une défaillance. Là où il cherche la consolation, la démocratie doit chercher la vérité. Car si tout vient de Dieu, plus rien ne vient de l’homme — et c’est alors l’homme lui-même qui disparaît de l’Histoire.

La foi peut soutenir un peuple meurtri ; elle ne peut pas se substituer à la lucidité. Quand elle sert à suspendre la responsabilité, elle n’éclaire plus : elle obscurcit.


  1. Aryeh Makhlouf Deri (né en 1959) : homme politique israélien, fondateur du parti Shas en 1984, plusieurs fois ministre de l’Intérieur.
  2. Shas : acronyme hébreu de Shomrei Sfarad (« gardiens de la tradition séfarade »). Parti religieux ultra-orthodoxe représentant principalement les Juifs d’origine orientale et nord-africaine.
  3. Affaire Deri (1999) : jugement du tribunal de Jérusalem pour corruption et abus de confiance (Cour du district, dossier 139/96).
  4. Procès de 2022 : Deri plaide coupable de fraude fiscale dans le cadre d’un accord avec le parquet, évitant la prison.
  5. Arrêt de la Cour suprême d’Israël (janvier 2023) : les juges invalident sa nomination ministérielle dans le gouvernement Netanyahu VI, au nom du principe de « raisonnabilité ».
  6. Interview donnée à Kol Berama ou Radio Kol Hai (médias haredim), fin 2023, où Deri interprète la guerre à la lumière de la providence divine.
  7. 7 octobre 2023 : attaques coordonnées du Hamas contre le sud d’Israël, causant plus de 1 200 morts et le déclenchement de la guerre de Gaza.
  8. Sur les avertissements ignorés, voir notamment les rapports préliminaires du Comité d’enquête de la Knesset et les articles du Haaretz et du Jerusalem Post (oct.-nov. 2023).
  9. Bava Metsia 59b : passage du Talmud de Babylone où les sages refusent de suivre une voix céleste dans un débat halakhique, affirmant que la loi appartient désormais à l’homme.
  10. Citation de Deutéronome 30,12, interprétée dans le Talmud : « La Torah n’est pas au ciel », principe d’autonomie de la délibération humaine dans le judaïsme rabbinique.

Du compagnonnage nazi au palestinisme de l’extrême gauche

Entre les années 1930 et notre présent, une continuité se dessine : celle des idéologies qui transforment la politique en religion. Hier comme aujourd’hui, certaines causes prétendent purifier le monde en désignant un ennemi absolu. Le nazisme, au nom de la race, et le palestinisme, au nom de la justice, procèdent d’une même logique : faire du mal une entité unique, du combat une croisade, et du réel un champ de foi.

Entre ces deux moments, les formes ont changé, mais la mécanique demeure. Dans l’Europe des années 1930, la crise, la peur du communisme et le déclin des démocraties ont conduit des mouvements divers à chercher dans le nazisme une vérité d’ordre et de salut. Aujourd’hui, l’extrême gauche, en France comme ailleurs, retrouve sous d’autres drapeaux cette tentation d’absolu : celle d’une politique qui se sacralise jusqu’à devenir croyance.

Dans l’Europe de ces années-là, la crise économique, le traumatisme de la Grande Guerre et la peur du communisme nourrissent un désenchantement politique. Les démocraties paraissent fragiles, les régimes parlementaires impuissants, et beaucoup cherchent dans des doctrines d’ordre une issue à la confusion du monde. Le nazisme s’impose alors comme une force d’attraction bien au-delà de l’Allemagne : il promet la discipline, la foi et le sens.

En France, cette fascination prend la forme du régime de Vichy, né de la défaite de 1940. Le maréchal Pétain prétend « refonder » la nation par la Révolution nationale, exaltant le travail, la famille et la patrie. Mais cette ambition de redressement se confond vite avec la soumission à l’occupant : l’État met son administration et sa police à son service. Autour du pouvoir, d’anciens socialistes comme Jacques Doriot ou Marcel Déat, séduits par la puissance allemande et le mythe d’une refondation nationale, glissent vers le fascisme. La Milice de Joseph Darnand incarne, jusqu’à la caricature, cette adhésion au pire : la collaboration transformée en croisade.

En Belgique, Léon Degrelle et le mouvement rexiste, comme le VNV flamand, s’alignent sur l’idéologie hitlérienne au nom de l’anti-libéralisme. Aux Pays-Bas, Anton Mussert, chef du NSB, prête son concours à l’occupant en lui offrant une façade nationale. En Norvège, Vidkun Quisling fait de la trahison une politique d’État. En Europe centrale et orientale, les Croix-Fléchées hongroises, l’Ustaša croate et la Garde de Fer roumaine participent de la même fascination pour un ordre censé purifier la nation. Dans toutes ces expériences, le nazisme se présente comme une offre de sens : une explication globale du monde, une promesse de rédemption politique dans un univers désorienté.

Cette dynamique traduit un déplacement plus profond : la substitution de la cause à la politique. Là où le débat devient suspect, la croyance s’impose ; là où la complexité inquiète, la promesse de pureté attire. Le nazisme se présente comme un système de foi complet, offrant à chacun une place dans un salut collectif. L’antisémitisme en est le centre de gravité : il désigne un mal à l’origine de tous les désordres et donne à la haine une fonction d’unification. Le Juif, devenu figure de la corruption universelle, concentre les peurs et permet de transformer la violence en devoir.

L’extrême gauche contemporaine, notamment le mouvement politique La France Insoumise, s’est alignée sur une idéologie qui lui sert de boussole symbolique : le palestinisme. Celui-ci ne relève pas d’une solidarité avec un peuple en lutte, mais d’un système de représentation hérité du tiers-mondisme, de l’islamisme et du postcolonialisme. L’extrême gauche a transféré son imaginaire révolutionnaire de la lutte des classes vers celle des peuples dominés. Le prolétariat industriel d’hier a été remplacé par les victimes de l’Occident : migrants, minorités, colonisés. La structure est restée la même — un monde divisé entre oppresseurs et opprimés — mais la scène a changé.

C’est dans ce cadre que le palestinisme a acquis un statut particulier. Il fonctionne comme un symbole total, un mythe de substitution à la révolution perdue. Il concentre à la fois la mémoire anticoloniale, la critique de l’Occident et le rêve d’un renversement moral du monde. Dans cet imaginaire, Israël incarne la figure du coupable absolu : État moderne, occidental, capitaliste, soutenu par les États-Unis et associé au peuple juif. La France Insoumise en a fait un axe central de sa posture internationale. Ses dirigeants ont multiplié les ambiguïtés sur le Hamas, refusant d’en reconnaître la nature terroriste et préférant évoquer la « résistance » d’un peuple sous occupation. Derrière cette rhétorique s’installe une grille de lecture où la violence devient légitime dès lors qu’elle s’exerce au nom de la justice.

Ce n’est pas tant dans les slogans que se manifeste cette dérive que dans le langage lui-même. L’effacement du mot « terrorisme » après le 7 octobre, la mise en doute des témoignages israéliens ou le renvoi dos à dos des bourreaux et des victimes relèvent d’une inversion de la responsabilité. Sous couvert d’équilibre, ce discours reprend de vieux réflexes : relativiser la haine, minimiser la souffrance juive, suggérer que la victime reste, d’une manière ou d’une autre, coupable de ce qu’elle subit. Cet antisémitisme de conséquence s’installe par paresse intellectuelle et confort idéologique.

Aux États-Unis, cette logique trouve son équivalent dans le mouvement woke. Né dans les universités, il a transformé la politique en mode de pensée. Le monde n’y est plus lu à travers les classes ou les intérêts, mais selon la dialectique du privilège et de la victime. La justice devient inclusion, l’égalité devient réparation, la liberté devient reconnaissance. Ce moralisme de la faute et de la pureté produit les mêmes effets qu’hier : il fabrique des coupables. Et dans cette logique de pureté idéologique, le Juif, perçu comme blanc, occidental et assimilé à Israël, devient paradoxalement suspect. L’antisionisme sert alors de refuge légitime à un vieil imaginaire de rejet.

La France Insoumise a puisé dans ce vocabulaire venu d’outre-Atlantique. Les notions de « racisme systémique », de « colonisation intérieure » ou de « racisme d’État » en traduisent l’influence. Mais à mesure que le langage s’en imprègne, la pensée se fige. L’histoire devient un tribunal, la nuance une trahison. L’Occident y incarne la faute, Israël la persévérance du mal, et la politique se réduit à une liturgie de la bonne conscience.

Ce discours ne se limite pas à la critique d’un État : il fabrique un imaginaire. Le conflit israélo-palestinien devient une parabole purificatrice, et le Juif, sous sa forme étatique, une figure d’obstacle. L’antisémitisme y trouve une légitimité nouvelle, d’autant plus redoutable qu’elle se croit juste.

Les ressemblances entre nazisme et palestinisme islamiste ne tiennent pas aux circonstances, mais à la structure. Dans les deux cas, l’antisémitisme n’est pas un effet secondaire : il est fondateur. Le nazisme fondait la haine du Juif sur une loi de nature, le palestinisme sur une loi divine. L’un et l’autre confèrent à la destruction du Juif une légitimité supérieure — biologique chez les uns, religieuse chez les autres. Dans les deux cas, la haine devient devoir sacré, instrument de purification, promesse d’un monde délivré.

Tous deux partagent également une vocation universaliste. Le nazisme rêvait d’un Reich de mille ans, d’un ordre racial mondial ; le palestinisme, adossé au djihadisme, aspire à une souveraineté planétaire. Le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, allié d’Hitler, appelait à tuer les Juifs « où qu’ils se trouvent ». La charte du Hamas proclame que « l’islam doit régner sur toutes les terres ». Dans les deux idéologies, la conquête n’est pas seulement territoriale : elle est métaphysique. Il s’agit de remodeler le monde.

De cette logique découle la sacralisation de la violence. Le nazisme avait institutionnalisé le massacre comme moyen politique ; le palestinisme glorifie les attentats, les martyrs, les meurtres d’enfants. Les crimes du 7 octobre ne furent pas une déviation : ils ont révélé la cohérence interne d’un système qui érige le sang versé en acte de foi. Là encore, tuer n’est pas transgresser, c’est obéir à une nécessité.

L’inversion accusatoire complète ce tableau. Le nazisme prétendait que les Juifs étaient les véritables agresseurs, responsables des guerres et de la décadence. Le palestinisme répète cette structure : Israël serait l’oppresseur, coupable de sa propre défense. Ce renversement transforme la terreur en châtiment et la haine en légitimité.

Ces idéologies n’ont pas besoin d’être majoritaires pour contaminer leur environnement. Hier, des partis républicains ont servi le nazisme sans en adopter les insignes, mais en reprenant son vocabulaire, ses raisonnements ou ses silences. Aujourd’hui, certaines forces réputées démocratiques reprennent les schèmes du palestinisme au nom des droits de l’homme. En parlant de « résistance », en excusant la violence, en refusant de nommer le terrorisme, elles s’en font les relais.

Le langage du bien, lorsqu’il se fait total, abolit la pensée. Il inverse le réel : l’agresseur devient victime, la victime devient coupable, la violence devient vertu. On ne parle plus pour comprendre, mais pour appartenir. Répéter les formules consacrées, exhiber la pureté du verbe : voilà la nouvelle liturgie.

Ainsi, le langage est devenu le champ de bataille du politique. Les idéologies de salut n’avancent plus sous des uniformes, mais sous des mots. C’est par eux qu’elles séduisent et qu’elles simplifient. La vigilance, aujourd’hui, consiste moins à défendre les institutions qu’à défendre la parole — cette exigence de précision, de nuance et de vérité qui fonde la liberté.

Les sociétés libres ne tiennent pas seulement à leurs lois, mais à leur lucidité. Et la lucidité, c’est de refuser le langage magique — ces mots qui prétendent sauver le monde. Car toute cause qui promet la rédemption commence par confisquer la parole.

Judaïsme et christianisme ou la fausse proximité

La différence entre judaïsme et christianisme est souvent réduite à une idée simpliste : les juifs attendraient encore le Messie, tandis que les chrétiens affirment qu’il est déjà venu. Ce raccourci élude l’essentiel et projette sur le judaïsme une grille de lecture chrétienne.

Le christianisme s’est bâti sur l’adoration d’un homme et sur une métaphysique étrangère à l’essence biblique. En réalité, la figure messianique n’occupe pas une place centrale dans la pensée juive. Elle n’apparaît que tardivement dans le corpus biblique, sous les traits d’un chef politique ou militaire chargé de libérer Israël de l’oppression — sans rapport avec le Christ, figure divinisée et fondement de la foi chrétienne. Il y eut bien des courants messianiques affirmés, comme lors du soulèvement de Bar Kokhba au IIᵉ siècle ou avec Sabbataï Tsevi au XVIIᵉ siècle, mais ces mouvements, contestés et éphémères, n’ont jamais constitué le courant dominant du judaïsme rabbinique — pas plus hier qu’aujourd’hui, où certaines mouvances mystiques continuent de nourrir des attentes messianiques.

Dans le Mishneh Torah, Maïmonide, philosophe et talmudiste du XIIᵉ siècle, considéré comme la plus grande autorité juive depuis Moïse, définit le Messie comme un roi d’Israël rétablissant la souveraineté nationale, sans dimension surnaturelle. Il qualifie de « stupides » ceux qui voudraient lui attribuer miracles ou nature divine. Quant à l’Olam Haba, le monde à venir, il ne s’agit pas d’un paradis figuratif mais d’un état spirituel : l’âme y est unie à Dieu par la connaissance. Maïmonide rappelle que la Torah est une « Torah de vie », et non une spéculation sur la mort. Pour lui, le christianisme relève de l’idolâtrie : un polythéisme masqué par la Trinité et le culte des médiateurs.

La Bible hébraïque ne contient ni doctrine du salut éternel ni représentation du paradis ou de l’enfer. Ses promesses sont terrestres et collectives : prospérité, fécondité, paix. Même le Sheol, séjour indistinct des morts, n’est pas conçu comme un lieu de jugement ou de rétribution, mais comme un état d’ombre et de silence. Le judaïsme est une religion de l’Alliance et de la Loi, fondée sur l’exégèse des Écritures et la pratique des commandements. Le christianisme, au contraire, déplace l’axe de la foi vers l’au-delà : un salut individuel incarné dans la personne du Christ.

Cette divergence s’est traduite dans la vie quotidienne des juifs en exil, au sein des sociétés chrétiennes. Ils y vivaient, mais toujours dans la séparation. Le judaïsme rabbinique a codifié cette démarcation jusque dans les moindres détails. Dans le Mishneh Torah, Maïmonide rassemble et systématise ces prescriptions : « Ne marchez pas selon leurs lois » (Lévitique 18:3). Il est interdit d’imiter les coutumes des non-juifs, qu’il s’agisse de l’habillement, de la coupe des cheveux ou de la barbe, jusqu’à la manière de marcher ou de saluer. Lorsqu’un juif passe devant une église ou une statue, il doit éviter tout geste pouvant suggérer une vénération. En présence des autorités, il doit certes se montrer respectueux, mais la règle demeure : la différence doit être radicale. La Halakha impose cette séparation afin d’écarter toute confusion avec l’idolâtrie.

Depuis la naissance du christianisme, le judaïsme s’est développé sous une forme particulière, celle du judaïsme rabbinique. Constitué après la destruction du Temple et l’exil du peuple juif, il s’est réorganisé autour de l’étude et de l’interprétation. Le Talmud, fixé entre le IIIᵉ et le VIᵉ siècle, en est devenu le texte fondateur : une somme de discussions et de débats qui définissent un mode de vie. De lui dérive la Halakha, qui a codifié la manière d’être juif. Pendant près de deux millénaires, ce fut le cœur de l’identité juive : l’étude, l’interprétation et l’observance.

Or cette forme de judaïsme n’a jamais nourri la civilisation occidentale. Non seulement parce qu’il vivait en marge, dans des espaces d’exclusion, mais surtout parce que le christianisme s’est construit contre lui. Là où les rabbins faisaient de la Loi l’axe de la vie religieuse, les Évangiles proclamaient son accomplissement et son dépassement. Saint Paul opposa la foi en Jésus à l’observance de la Loi, posant les fondements d’une rupture irréversible. Le christianisme revendiquait une continuité avec Israël, mais il abolissait dans le même geste la centralité de la Loi pour fonder une théologie nouvelle, inspirée de catégories grecques.

Le Talmud, qui organisait la vie juive, fut ignoré ou rejeté par la civilisation chrétienne ; il fut même condamné avec violence : au XIIIᵉ siècle, des milliers de manuscrits furent brûlés publiquement à Paris. Le christianisme se présentait comme l’accomplissement de la Bible, mais il se définissait en réalité dans le refus de la Loi rabbinique. L’Occident s’est bâti sur la foi chrétienne et la pensée grecque, et non sur l’étude talmudique.

On parle volontiers aujourd’hui de « civilisation judéo-chrétienne » pour désigner l’Occident, comme si judaïsme et christianisme avaient conjointement forgé un même édifice. Or, ce vocable repose sur une construction idéologique récente. Il est exact que le christianisme est né dans le monde juif et s’est enraciné dans les Écritures d’Israël. La Bible hébraïque, le Décalogue, la voix des prophètes constituent la matière première sur laquelle le christianisme a bâti sa théologie ; mais ce judaïsme-là est le judaïsme biblique, antérieur au rabbinisme. Le judaïsme rabbinique, celui qui a façonné la vie juive après la destruction du Temple et dominé jusqu’à nos jours, n’a jamais été intégré dans la civilisation chrétienne ni reconnu par elle.

Le judaïsme rabbinique est une civilisation du texte, de la parole, du commentaire. Il a produit une immense littérature talmudique et exégétique, mais s’est interdit l’image et la représentation. Toute peinture, toute sculpture, toute figuration, qu’elle soit divine ou humaine, est frappée d’interdit. Le christianisme, à l’inverse, a fait de l’art une médiation centrale : architecture des cathédrales, icônes, fresques, statues, musique liturgique. L’un et l’autre se sont dressés comme deux mondes incompatibles, au point que ce qui constitue l’âme visible de l’Occident chrétien — ses églises, ses peintures, sa culture figurative — aurait été impensable dans la tradition juive.

Sur le plan intellectuel, la situation n’est guère différente. Les maîtres juifs du Moyen Âge, tels Rachi, Maïmonide ou Gersonide, furent parfois lus par des érudits chrétiens, mais presque toujours dans un contexte de controverse ou de récupération. Rachi, par exemple, est cité par Nicolas de Lyre pour être aussitôt écarté ; jamais il n’a été intégré comme autorité. Quant à Maïmonide, sa philosophie a nourri certains débats à travers des traductions latines, mais toujours de manière secondaire. Aucun penseur juif rabbinique n’a façonné de l’intérieur la théologie chrétienne.

Les rares fois où un juif a marqué la pensée occidentale, comme Spinoza, cela s’est fait en rupture avec sa tradition. Spinoza inspira les Lumières ; Freud et Einstein bouleversèrent la modernité, mais ces figures appartiennent davantage à la rationalité occidentale qu’au judaïsme rabbinique. Leur rigueur intellectuelle prolonge certes l’héritage de l’étude juive, mais ils sont des penseurs occidentalisés, et non la preuve d’un Occident nourri par la pensée juive.

Ainsi, le judaïsme rabbinique, qui a structuré l’existence juive pendant deux millénaires, n’a pas modelé la civilisation occidentale. Celle-ci est chrétienne, enracinée dans la Bible juive mais constituée contre la tradition rabbinique et à distance d’elle. L’expression « judéo-chrétien », si on l’applique à l’histoire médiévale et moderne, relève de l’anachronisme. Elle ne décrit pas un partage culturel ou théologique, mais un héritage réinterprété que le christianisme a monopolisé.

Si le terme s’est imposé, c’est à l’époque contemporaine, après la Shoah et dans le contexte de la guerre froide. On a voulu souligner une filiation entre juifs et chrétiens, bâtir un socle commun face à l’athéisme communiste et à l’islam. On a parlé de « valeurs judéo-chrétiennes » comme d’un patrimoine commun. Mais ce rapprochement, invention moderne, ne correspond pas à la réalité historique des rapports entre judaïsme rabbinique et christianisme.

Il serait plus juste de dire que la civilisation occidentale est chrétienne, nourrie de sources grecques et latines, enrichie par la Bible d’Israël, mais qu’elle n’a jamais été judéo-chrétienne au sens où deux traditions auraient cheminé ensemble. L’Occident n’a pas intégré le judaïsme rabbinique : il l’a marginalisé, combattu ou toléré, sans jamais l’assimiler à son propre devenir.

Pour l’Église, Israël n’était qu’un prélude : elle se concevait comme le « véritable Israël », dans une logique de remplacement. Le judaïsme, en revanche, ne s’est jamais pensé en miroir ou en opposition au christianisme ; il n’y a vu ni une branche issue du même arbre, ni un adversaire théologique, mais plutôt une bizarrerie venue du monde grec et païen. Dans le Talmud, le christianisme n’existe pratiquement pas : il n’est pas contesté théologiquement, il est ignoré, sauf comme fait historique. Jamais il ne lui est reconnu la moindre parenté spirituelle. Yeshayahu Leibowitz, penseur du XXᵉ siècle, l’exprimait ainsi : « Une intelligence entre judaïsme et christianisme est impensable du point de vue conceptuel, et un dialogue n’est possible qu’entre Juifs déjudaïsés et chrétiens déchristianisés. »

À l’inverse, en terres d’islam, il y eut une véritable osmose. Une civilisation islamo-juive s’épanouit avec Saadia Gaon, Maïmonide et bien d’autres, qui écrivaient en arabe, dialoguaient avec la pensée musulmane et participaient aux mêmes débats philosophiques et scientifiques. Juifs et musulmans partageaient une langue, une culture, une spiritualité centrée sur la Loi et sur l’unité de Dieu. C’est là que réside la véritable proximité, et non du côté chrétien.

Cette proximité ne fut pas seulement intellectuelle, mais aussi sociale et existentielle. Les juifs d’al-Andalus, d’Égypte ou de Bagdad participaient à la vie culturelle et scientifique de leur époque, échangeant avec juristes, médecins et astronomes, et partageant les mêmes questionnements métaphysiques. Les grandes traductions arabes de la philosophie grecque offrirent un terrain commun de réflexion.

C’est dans ce cadre intellectuel que Maïmonide rédigea son Guide des égarés. Il ne dialogua pas directement avec al-Fârâbî, Avicenne ou Averroès, mais assimila leurs œuvres et leurs catégories conceptuelles, confrontant leurs réponses aux exigences de la Torah. On peut parler d’un dialogue implicite, par les textes, où Maïmonide reprend les problématiques philosophiques des penseurs musulmans pour les retravailler à la lumière de la tradition juive. Rien de tel n’existe avec le christianisme : là où l’islam offrait un horizon culturel commun propice à l’échange, le christianisme restait perçu comme une altérité radicale, étrangère et taxée d’idolâtrie.

Aujourd’hui encore, des penseurs juifs tels que le Rav Oury Cherki prolongent ce dialogue théologique avec des intellectuels musulmans. Dans la continuité des maîtres du Moyen Âge, il enseigne que judaïsme et islam partagent un socle commun : l’unicité de Dieu, l’attachement à la Loi et la sanctification de la vie quotidienne. Quant au christianisme, il ne lui reconnaît aucune proximité spirituelle : incarnation, Trinité et culte d’un médiateur divin constituent à ses yeux une incompatibilité radicale.

Le philosophe Michel Onfray voit en Israël le « navire amiral de l’Occident ». La formule s’applique à la modernité : l’émancipation des juifs amorcée avec les Lumières permit leur entrée dans le monde occidental en tant que citoyens à part entière. Ce processus culmina, après la Shoah, avec la création de l’État d’Israël et son intégration stratégique et culturelle dans le camp occidental.

Mais il s’agit là d’une réalité politique contemporaine, distincte du judaïsme tel qu’il s’était constitué et maintenu pendant des siècles dans une logique de séparation vis-à-vis du christianisme. Autrement dit, si Israël est aujourd’hui associé à la défense de l’Occident, ce n’est pas parce que le judaïsme aurait nourri la civilisation occidentale, mais parce que l’histoire moderne a rendu possible l’inclusion des juifs en son sein. La confusion apparaît lorsqu’on projette rétrospectivement cette réalité récente sur une histoire religieuse et culturelle qui, durant près de deux millénaires, s’est construite en rupture avec l’Occident chrétien.

Le mutualisme comme choix de vie, le capitalisme comme nécessité

L’histoire économique et sociale récente, de l’expérience ouvrière de Lip aux kibboutzim israéliens, en passant par l’effondrement du communisme, offre une série d’exemples contrastés qui permettent de mesurer les forces et les limites des modèles égalitaires face au capitalisme. Si la mutualisation ou le collectivisme peuvent constituer un choix de vie respectable, l’expérience historique montre que seul le capitalisme a su fonder durablement une économie prospère.

L’expérience de Lip, dans la France des années 1970, est l’un des épisodes les plus marquants de l’autogestion ouvrière. Menacés par la faillite, les salariés décidèrent d’occuper l’usine et de relancer eux-mêmes la production et la vente des montres. Ce fut à la fois un acte de résistance et une affirmation politique : la preuve qu’une entreprise pouvait fonctionner sans patron, gérée collectivement par ses travailleurs. Pendant quelque temps, cette aventure fit vivre une véritable démocratie économique, où la gestion, la production et la répartition des bénéfices appartenaient à la même communauté. Mais cette tentative montra vite ses limites : une telle organisation peut fonctionner ponctuellement, comme expérience volontaire, mais elle ne saurait constituer à elle seule la base d’une économie à grande échelle.

Ce modèle d’entreprise autogérée trouve sa source théorique dans la pensée de Pierre-Joseph Proudhon. Philosophe et économiste du XIXᵉ siècle, il imaginait une société fondée sur des associations ouvrières libres, où les travailleurs seraient collectivement propriétaires des moyens de production. Le capital privé, perçu comme instrument de domination, devait disparaître au profit d’une propriété fonctionnelle et égalitaire. L’économie s’organiserait autour d’une multitude d’associations reliées entre elles par des contrats équitables, sans hiérarchie ni centralisation. Pour Proudhon, l’égalité économique était la condition de la véritable liberté : chacun devait contribuer selon ses capacités, recevoir selon ses besoins et participer collectivement aux décisions. Le mutualisme se voulait ainsi une réussite économique fondée sur la coopération plutôt que sur la compétition.

L’histoire du kibboutz, en Palestine puis en Israël, illustre concrètement cette logique. Né au début du XXᵉ siècle, il reposait sur la propriété collective, la mutualisation des ressources et une stricte égalité entre ses membres. Le travail y était organisé selon l’effort et non selon la productivité individuelle, et chaque décision était prise collectivement en assemblée générale. Le kibboutz fut un outil puissant de reconstruction nationale, unifiant des individus venus d’horizons divers autour d’un projet commun. Mais à partir des années 1970, des craquements apparurent. Les jeunes générations ne voulaient plus sacrifier leurs aspirations à une égalité stricte. L’effort commun s’émoussait lorsque les différences de talents et d’ambitions n’étaient pas reconnues. Progressivement, les kibboutzim abandonnèrent l’égalité salariale, réintroduisirent une part de propriété privée et s’ouvrirent au marché. Cette évolution confirma le fait que l’égalitarisme ne résiste pas à l’épreuve du temps long.

On pourrait penser que certaines tentatives politiques ont cherché à tracer une voie intermédiaire, moins radicale que l’autogestion mais plus sociale que le capitalisme classique. C’est dans cet esprit que le général de Gaulle formula, à la fin des années 1960, son projet de « participation ». Mais il faut distinguer ce projet de l’autogestion à la Proudhon. La participation de De Gaulle ne visait pas à abolir le capital comme pouvoir de domination, ni à instaurer une gestion collective intégrale ; elle consistait à associer les travailleurs aux résultats de l’entreprise par une redistribution partielle des bénéfices, par une ouverture progressive du capital et, de manière limitée, par une présence consultative dans la gestion. Elle constituait un assouplissement du capitalisme, destiné à réduire les tensions sociales, mais en aucun cas une remise en cause fondamentale de ses structures.

La logique proudhonienne, au contraire, proposait une alternative radicale : non pas la suppression de la propriété des biens, qu’il défendait, mais celle du capital entendu comme pouvoir financier et instrument de domination, au profit d’une propriété fonctionnelle et d’une gestion collective par les travailleurs eux-mêmes.

Le mutualisme proudhonien n’est pas non plus le communisme marxiste. Proudhon rejetait la centralisation étatique, alors que Marx voulait une économie planifiée. Mais les deux systèmes partagent des traits fondamentaux : le refus de l’enrichissement individuel, le bannissement des grandes fortunes et la recherche d’une transparence totale. Dans les coopératives proudhoniennes, cette transparence s’applique aux comptes et à la répartition des bénéfices ; dans le communisme marxiste, elle se généralise à l’économie entière par la planification. Dans les deux cas, l’inégalité est refusée comme principe.

L’histoire du communisme a prouvé l’échec de ce modèle lorsqu’il est appliqué à une société entière. L’URSS et ses satellites, malgré leur discipline et leur planification, ont sombré dans la stagnation et les pénuries. L’innovation n’a survécu que dans les secteurs stratégiques militaires ou spatiaux ; dans la vie quotidienne, l’absence de concurrence et l’égalitarisme forcené ont étouffé l’initiative. Les individus savaient que leur effort ne changerait rien à leur sort, et l’ardeur au travail s’éteignait peu à peu. Pendant ce temps, les économies capitalistes occidentales connaissaient une prospérité sans précédent : abondance de biens, essor des classes moyennes, progrès technologique.

Il faut donc renverser l’argument moral. On présente souvent l’égalitarisme comme moral, parce qu’il interdit les écarts et les injustices sociales. Mais l’égalitarisme est en réalité immoral : il enferme chacun dans un cadre uniforme, coupe l’élan de l’individu, détruit l’inventivité et décourage l’effort. L’homme perd sa dignité lorsqu’on lui retire la possibilité de créer, d’innover, de se distinguer. C’est ce que l’on a vu dans le monde communiste, mais aussi dans d’autres expériences collectivistes : l’égalitarisme strict finit par étouffer l’énergie vitale des sociétés.

À l’inverse, le capitalisme repose sur le fait que les hommes ne sont pas égaux en talents, en imagination, en ambition. En reconnaissant et en intégrant ces différences, il les transforme en moteur collectif. Parce qu’un individu peut espérer tirer profit de son ambition, il ose inventer, risquer, entreprendre. C’est ainsi qu’une seule idée – l’automobile de Ford, l’électricité d’Edison, l’informatique de Gates – a pu se traduire en transformations massives qui ont amélioré le quotidien de centaines de millions d’hommes et de femmes. Certes, ces réussites ont engendré d’immenses fortunes individuelles, mais elles ont aussi produit des avancées majeures dans la qualité de vie dans toutes les strates du monde libre. Il est vrai que de nombreuses innovations proviennent aussi de la recherche publique, mais c’est le capitalisme qui a permis leur diffusion et leur transformation en moteur de prospérité.

Le capitalisme n’est bien entendu pas exempt de dangers. Un système qui érige la loi du marché en dogme peut engendrer des dérives. Le capitalisme a même suscité des monopoles qui ont fini par trahir ses propres principes. Les grandes plateformes numériques, qui disposent d’un pouvoir quasi monopolistique, freinent l’innovation en étouffant leurs concurrents. Le capitalisme n’est viable que lorsqu’il conserve la concurrence comme moteur et que l’État maintient un pouvoir de régulation.

Le capitalisme est le seul système économique qui ait démontré sa capacité à fonctionner à grande échelle de manière satisfaisante. Toutes les autres formules – mutualisation, collectivisme, marxisme, communisme – sont vouées à l’échec dès lors qu’elles dépassent l’échelle d’une communauté restreinte et volontaire. Leur justification peut être de constituer un choix de vie particulier, mais elles ne sauraient fonder la vigueur économique d’une société entière. L’histoire de Lip, des kibboutzim et de l’URSS montre que l’autogestion n’a jamais réussi à s’imposer. L’économie capitaliste est inégalitaire par nature, mais elle a la capacité de transformer l’imagination humaine en prospérité pour le plus grand nombre.

Nadav Lapid, cinéaste : l’art de diaboliser Israël

Nadav Lapid, né à Tel-Aviv en 1975, est l’un des cinéastes israéliens les plus consacrés sur la scène internationale. Révélé par Policeman (2011) et L’Institutrice (2014), distingué par l’Ours d’or de Berlin pour Synonymes (2019) et par le Prix du Jury à Cannes pour Le Genou d’Ahed (2021), il s’est imposé comme une voix singulière du cinéma contemporain. Mais cette reconnaissance internationale, au lieu de se traduire par un regard complexe sur son pays, alimente aujourd’hui une posture : celle d’un artiste qui fait de la diabolisation d’Israël une esthétique.

Sa rhétorique repose sur un vocabulaire de l’absolu : « âme malade », « cécité collective », « génocide ». Ces mots ne relèvent pas de l’analyse, mais d’une dramaturgie. Sur les plateaux, Lapid ne discute pas : il assène. Toute tentative de rappeler qu’Israël est  une démocratie, avec une presse libre et une vie politique pluraliste, est disqualifiée comme une diversion. Mentionner la complexité, selon lui, c’est « faire tort » au jugement moral. La nuance est bannie : l’État, l’armée et la société sont englobés dans une même condamnation.

Cette logique va loin : Lapid ne réserve pas sa critique au gouvernement actuel ou à ses soutiens. Elle englobe aussi l’opposition et la société civile. Ceux qui manifestaient par centaines de milliers contre la réforme judiciaire avant la guerre de Gaza — symbole d’une vitalité démocratique unique dans la région — ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux. Leur faute est de continuer à servir dans l’armée ou de ne pas rejeter frontalement la riposte israélienne après le 7 octobre.

Pour lui, même l’opposition démocratique n’est qu’un trompe-l’œil, une façade qui masque la complicité générale du peuple d’Israël, Arabes et Druzes compris. L’observateur européen, peu familier des nuances de la société israélienne, pourrait y voir une preuve de clairvoyance; il s’agit en réalité d’une disqualification globale. En Israël, les courants d’extrême gauche radicale existent, mais sont ultra-minoritaires ; rien de comparable avec certaines mouvances européennes. Lapid donne l’image d’un pays uniformément coupable, sans fissures ni débats internes.

Ce dispositif a des effets précis. Premièrement, il déplace l’axe de comparaison : après le 7 octobre, au lieu de confronter le massacre perpétré par le Hamas au droit d’Israël de se défendre, Lapid ramène tout le poids de la culpabilité sur Israël. Deuxièmement, il détourne la mémoire juive en instrument de jugement : la Shoah n’est plus un repère tragique, mais un outil rhétorique qui conclut à l’indignité d’Israël. Troisièmement, il offre à la scène médiatique européenne une figure recherchée : un Israélien, juif de surcroît, qui légitime par sa seule identité un discours de culpabilité radicale. Ses accusations — « criminel de guerre », « bombardement d’enfants » — sont énoncées comme des évidences, comme si elles relevaient d’une vérité neutre, et non de la rhétorique islamogauchiste.

En France, ce discours trouve un terrain fertile. La gauche robespierriste a besoin d’un ennemi totémique pour consolider son récit : les victimes d’hier devenues bourreaux d’aujourd’hui, l’État juif réduit au symbole du mal politique. Lapid lui fournit des munitions idéologiques toutes faites. Ses formules, en raison même de son statut de « témoin de l’intérieur », sont reprises dans les tribunes, affichées sur les banderoles, diffusées dans les slogans. Plus la condamnation d’Israël est verrouillée, plus elle exonère la sauvagerie des tortionnaires du Hamas et de leurs associés.

L’histoire moderne de la propagande au cinéma éclaire ce mécanisme. Le Juif Süss, film antisémite produit en 1940 sous la supervision de Goebbels, ne se réduisait pas à un récit haineux : il organisait le regard, fermait l’interprétation et transformait le peuple juif en symbole d’infamie. La cinéaste Leni Riefenstahl magnifiait en 1935 le nazisme  à travers une extase visuelle dans Le Triomphe de la volonté, documentaire exaltant le régime par la beauté plastique et effaçant le réel. Deux grammaires inversées : la diabolisation d’un côté, la glorification de l’autre. Lapid emprunte à ces deux registres : il diabolise Israël par un vocabulaire totalisant qui fait l’impasse sur la complexité, et il magnifie, en miroir, ses soutiens dans le monde de l’art en offrant une caution morale.

Lapid aime à se présenter comme une voix dissidente, un artiste courageux qui prend le risque de choquer. Mais en réalité il ne transgresse rien dans le milieu où il vit et s’exprime. Installé en Europe, il parle devant un public qui attend ce discours, qui l’applaudit et le célèbre pour cela. Ce n’est pas du courage, c’est du conformisme.

Le vrai risque serait d’assumer en Israël un débat complexe, de reconnaître à son pays le droit de se défendre tout en le critiquant. Lapid choisit au contraire la posture confortable d’une condamnation primaire, parfaitement calibrée pour plaire aux scènes médiatiques occidentales. Il s’exhibe en iconoclaste, mais il n’est que l’incarnation du politiquement correct culturel.

Lapid est un lâche.

La posture de Lapid s’inscrit dans une tentation plus ancienne : celle du « juif présentable », qui convertit son appartenance en capital symbolique contre les siens. Cela flatte l’opinion extérieure, cela désarme ses concitoyens, mais cela ne sauve personne. La critique d’Israël est nécessaire, même vitale. Mais elle n’a pas besoin d’anathèmes moraux, ni de scènes d’abjuration publique. Elle a besoin de précision, de mesure et de lucidité — qualités que Lapid n’a pas, préférant les retombées juteuses d’une diabolisation féroce.

Avigdor Lieberman dévoile son plan électoral pour unir l’opposition

Avigdor Lieberman, chef du parti Israël Beitenou, a rendu public un plan, présenté par i24News, visant à fédérer les partis d’opposition et à promouvoir une série de réformes, dont l’adoption d’une Constitution.

Figure politique singulière, Lieberman s’est imposé au fil des décennies comme un acteur incontournable de la scène israélienne. Fondateur et dirigeant d’Israël Beitenou, parti souvent associé à la droite nationaliste et au vote des immigrés de l’ex-URSS, il a occupé plusieurs postes de premier plan, notamment ceux de ministre des Affaires étrangères et de la Défense. Sa réputation repose à la fois sur la fermeté de ses positions sécuritaires et sur une volonté constante de limiter l’influence religieuse dans la sphère publique. Habitué des alliances comme des ruptures, il a su rester au centre du jeu politique, tantôt faiseur de rois, tantôt opposant résolu.

Fort de cette expérience, il propose aujourd’hui un plan conçu pour dépasser les clivages et ouvrir un cadre inédit de rassemblement. Dans un contexte marqué par l’approfondissement des fractures sociales, la polarisation du débat public et l’érosion de la confiance dans les institutions, Lieberman choisit de se présenter en architecte d’alternative. Ce projet n’apparaît pas seulement comme une manœuvre électorale, mais comme une tentative de refonder les bases mêmes de la société israélienne, en associant mesures immédiates et vision de long terme.

Il s’agit pour lui de réécrire les règles du jeu démocratique. Le moment n’a jamais paru à la fois aussi propice et aussi contraint : Israël traverse l’une des crises les plus profondes de son histoire. Les lignes de fracture se multiplient, les tensions religieuses s’exacerbent, la scène politique se durcit, et le traumatisme du massacre du 7 octobre 2023 est omniprésent. Dans un tel climat, restaurer la confiance, redonner souffle à la démocratie et esquisser un avenir commun deviennent des priorités vitales.

Au cœur du plan figure l’adoption d’une Constitution. Présente dès la création de l’État, cette idée n’a jamais abouti, freinée par des clivages idéologiques insurmontables. Elle revient aujourd’hui comme promesse d’un socle commun : protéger les droits humains, fixer les limites du pouvoir, garantir la séparation des institutions. Mais une Constitution exige du temps, du consensus et une alchimie civique. Dans un contexte de tensions extrêmes, elle ne saurait être imposée d’emblée. Elle ne pourra être que l’aboutissement d’un pacte réussi, non son préalable.

Le plan de Lieberman prévoit la limitation du mandat du Premier ministre à deux mandats, ou l’équivalent en termes de durée. Une mesure qui rappelle qu’aucun pouvoir ne doit se figer entre les mains d’une seule personne, qui consacre l’idée d’une respiration démocratique et d’une alternance possible.

S’y ajoute la proposition d’une conscription universelle, afin que chaque citoyen participe à l’effort commun, qu’il soit militaire ou civil. Pour les réfractaires, Lieberman envisage le retrait du droit de vote. Une mesure sévère, mais qui s’inscrit, dans le contexte israélien, dans une logique particulière : tant que l’État vit sous une menace existentielle, la citoyenneté ne peut se réduire à une addition de droits sans contreparties. Refuser de servir, c’est se soustraire au contrat social qui fonde la citoyenneté israélienne, autant qu’au contrat national qui assure la survie collective. Des exceptions devraient être prévues, mais sur le fond, cette disposition traduit l’exigence d’un pays où la survie demeure la priorité.

Sur le plan sociétal et religieux, Lieberman propose la reconnaissance du mariage civil, l’introduction d’études laïques obligatoires dans le système éducatif et la réduction des prérogatives du rabbinat. Autant de mesures destinées à élargir l’espace public et à garantir le respect des libertés individuelles.

Concernant les transports publics le Shabbat, sa proposition mérite une nuance : il serait préférable de maintenir le statu quo au niveau municipal, tout en garantissant la circulation pour les liaisons aériennes et interurbaines.

Lieberman appelle à la mise en place d’une commission d’enquête indépendante sur le fiasco du 7 octobre. Un tel examen des défaillances s’impose. Mais le risque existe de voir cette instance devenir l’otage des batailles partisanes. Pour l’heure, c’est surtout l’opposition au gouvernement qui porte cette revendication dans l’espoir d’affaiblir la majorité. Si l’enquête devait se transformer en instrument politique, elle perdrait toute crédibilité et ne permettrait pas de tirer les leçons nécessaires. Son efficacité dépendra donc de l’indépendance réelle de la commission d’enquête.

En matière de sécurité, Lieberman propose une coopération avec la Jordanie pour la Cisjordanie, et l’examen d’une gestion internationale de Gaza appuyée par les États-Unis. Mais il convient de rappeler que la sécurité d’Israël ne se délègue pas. Les alliances internationales peuvent soutenir l’action de l’État, mais le pouvoir de décision ultime doit rester entre ses mains.

Enfin, Lieberman plaide pour une large alliance de l’opposition, réunissant des forces venues de la droite, du centre et de la gauche, tout en excluant les extrêmes. Une telle coalition est proche de l’idée d’un gouvernement d’union nationale, comme Israël en a connu dans les moments critiques. Mais une majorité réduite à 61 sièges sur 120 d’un gouvernement, même composé de courants politiques divers, ne suffirait pas à lui conférer la légitimité nécessaire. Face à une crise d’une telle ampleur, seule une majorité ample pourrait se montrer à la hauteur de la tâche.

Le plan Lieberman doit être lu comme une invitation au débat, un point de départ. Certaines propositions appellent une mise en œuvre immédiate, d’autres exigent patience et maturation. Mais toutes rappellent qu’au-delà des querelles partisanes, Israël n’a pas seulement à gérer son présent : il lui revient surtout de préserver son avenir.

Mon frère, le cliveur

Mon frère, à quinze ans, était un adolescent singulier. Avide de savoir, animé d’une curiosité sans bornes, il se passionnait pour les mathématiques et le latin, trouvait dans la culture de nouveaux horizons. La musique, le théâtre, la politique : tout ce qui nourrissait l’esprit l’attirait. Avec ses cinq années de plus, il m’entraînait dans l’univers qu’il se construisait. Dans ces moments, j’avais l’impression qu’il n’était pas seulement un frère, mais un guide, un passeur, celui qui m’ouvrait les portes d’un monde plus vaste.

Mais cette lumière intérieure se heurtait à la précarité de notre condition. Nous étions pauvres, et la pauvreté avait le visage du manque. Mon père, désœuvré, ne travaillait pas. Ma mère s’épuisait à faire survivre la maison en reprenant des vêtements, en cousant des chemises, en raccommodant des robes, mais ses efforts ne suffisaient pas. Chaque repas relevait d’une victoire, chaque facture d’un combat. Un jour la décision s’imposa comme une couperet: à quinze ans, âge où la loi autorisait à quitter l’école, mon frère dut refermer ses livres et entrer dans le monde du travail.

Ce fut une rupture brutale, sans doute la plus douloureuse de son existence. Jamais je ne l’ai vu aussi désemparé que ces jours-là. On lui arrachait ses rêves, on l’éloignait de ce qui le faisait vibrer. Et pourtant, il comprit que son rôle était de porter le poids de la maisonnée. Il accepta la mort dans l’âme, mais avec une gravité d’adulte conscient du devoir. Cette résignation, empreinte d’une tristesse abyssale, ne le quitta jamais.

Notre pauvreté avait un caractère particulier. Nous étions pauvres, mais nous ne faisions pas partie d’une classe sociale marquée par la pauvreté: nous appartenions à la communauté juive d’Anvers, intimement liée au monde du diamant. La ville en était la capitale mondiale : la quasi-totalité du brut y transitait avant d’être taillé et revendu sur les marchés internationaux. Le nom même d’Anvers résonnait comme un centre névralgique du commerce planétaire. Derrière ce prestige, c’était la communauté juive qui tenait les rênes, occupant tous les échelons de la filière.

Être juif à Anvers, c’était appartenir au monde du diamant. Tailleur, cliveur, débruteur, scieur, courtier, commerçant, importateur : on restait toujours dans ce cercle. Cette appartenance constituait une forme de capital — non pas économique pour nous, qui étions démunis, mais social, relationnel, symbolique. Même les pauvres pouvaient espérer y trouver une passerelle vers le confort matériel. Et c’est cette passerelle que ma mère voulut offrir à mon frère.

Le choix se porta sur le métier de cliveur. C’était un savoir ancestral, archaïque. Un outil simple, une pierre brute, un regard attentif, une main ferme : voilà tout ce qu’il fallait. Le cliveur incise la pierre, repère la ligne invisible de la cristallisation, puis, d’un coup sec, la fend en deux. De la justesse de ce geste dépendait la valeur du diamant. L’apprentissage durait deux à trois ans, mais il fallait payer pour qu’un maître consente à le transmettre.

Ma mère emprunta, sollicita un oncle, se priva de tout pour rassembler la somme. Ce fut un acte de courage et de foi. Dans cet apprentissage elle plaçait l’espoir d’un avenir pour nous au sein du cercle communautaire. Car demeurer dans l’univers du diamant, c’était rester dans le monde juif ; en sortir aurait signifié basculer dans la misère.

Mon frère fut admis dans un atelier d’une poignée d’apprentis. L’ambiance y était sérieuse mais conviviale, le travail se faisait dans une atmosphère feutrée, propice aux discussions, aux échanges, à la musique. Pour lui, avide de culture, ce fut un réconfort. Le clivage, considéré comme un métier d’élite, conférait à celui qui le pratiquait respect et prestige. Être cliveur, c’était occuper une place de choix dans la hiérarchie du diamant.

Et pourtant, derrière cet accomplissement se cachait un exil. Chaque incision réussie dans la pierre rappelait à mon frère ce qu’il avait perdu : les livres, les études, le savoir auquel il aspirait. Dès lors, son destin se divisa en deux lignes parallèles : l’une, visible, inscrite dans le métier, qui lui donnait dignité et reconnaissance ; l’autre, invisible, suspendue, faite de culture et de rêve, condamnée à demeurer inachevée.

Cette contradiction reflétait une ambivalence plus large, celle de toute une communauté. Le diamant offrait une sécurité, un réseau protecteur, mais imposait en retour un isolement, réduisant les horizons possibles. Dans son atelier, mon frère incarnait cette tension : il avait gagné une place, mais perdu une liberté. Voilà sans doute ce qui définissait ce monde disparu : la prospérité, mais au prix de l’enfermement ; la dignité, mais au prix de renoncements.

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