Stéphane Hessel, ancien diplomate français, résistant de la Seconde Guerre mondiale et longtemps perçu comme une figure morale, s’était illustré à la fin de sa vie par un opuscule devenu célèbre : Indignez-vous ![1]. Que Hessel se soit inquiété de l’état du monde et ait lancé un appel à la vigilance éthique, nul ne saurait lui en faire grief. Mais lorsqu’il a prétendu délivrer une leçon universelle de justice en érigeant Israël en incarnation contemporaine du Mal, c’est sa propre indignation qui en est devenue indigne.
Hessel ne s’était pas contenté de dénoncer les violences de la guerre : il avait manifesté une forme de compréhension à l’égard du Hamas, organisation islamiste qui revendique le martyre comme méthode de lutte, y compris en enrôlant des enfants[2]. Il dialoguait avec ses dirigeants comme s’il s’agissait d’interlocuteurs honorables, passant sous silence leur idéologie génocidaire[3].
Indignez-vous ! se présentait comme un manifeste humaniste. Mais pour frapper les esprits, Hessel avait choisi une cible claire : Israël. Il ne rédigeait pas un pamphlet ouvertement anti-israélien, du moins en apparence. Il prétendait simplement montrer « à quoi ressemble » l’injustice — et cette injustice, selon lui, avait les traits d’Israël[4].
Ce procédé était d’autant plus pernicieux que le lectorat visé, souvent peu informé, n’avait ni le temps ni les moyens de vérifier les faits. En désignant Israël comme emblème de l’oppression, Hessel nourrissait un ressentiment prêt à se muer en haine, tout en se parant d’un vernis moral.
S’il avait sincèrement voulu alerter les consciences, il aurait pu dénoncer l’islamisme radical, moteur de tant de conflits contemporains[5], ou pointer le totalitarisme chinois[6], les dictatures africaines, les persécutions infligées aux femmes ou aux minorités. Mais non : il avait choisi Israël. Comme au bon vieux temps du bouc émissaire.
Ce qu’il omettait soigneusement de rappeler, c’est qu’Israël est la seule démocratie du Moyen-Orient : égalité juridique entre hommes et femmes, liberté d’expression, pluralisme politique, vote des citoyens arabes, représentation parlementaire[7] — autant de faits ignorés ou niés. C’est cette singularité démocratique, insupportable à certains, qui alimente les entreprises de délégitimation.
Plutôt que de reconnaître cette exception dans un environnement autoritaire, Hessel l’a livrée à la vindicte populaire.
Pour justifier sa posture, il s’était appuyé sur le rapport Goldstone, rédigé à la demande de l’ONU par le juge sud-africain Richard Goldstone, à propos de l’opération israélienne Plomb Durci, menée entre décembre 2008 et janvier 2009[8]. Cette intervention visait à faire cesser les tirs de roquettes du Hamas contre les civils israéliens, après huit années de bombardements ininterrompus[9].
Goldstone lui-même, quelques mois plus tard, avait désavoué son propre rapport, reconnaissant que plusieurs accusations portées contre Israël étaient infondées[10]. Hessel, pourtant, s’était empressé de reprendre ces accusations sans la moindre distance critique.
Il flattait ainsi les instincts les plus sommaires d’un public en quête de certitudes morales, tout en arborant les atours de la sagesse indignée. Peu importait alors son passé glorieux : ses prises de position finales trahissaient moins une grandeur morale qu’une complaisante cécité.
Quant à Plomb Durci, rappelons qu’elle fut déclenchée après que plus d’un million d’Israéliens furent contraints de vivre sous la menace constante de roquettes tirées depuis Gaza[11]. Après de vaines tentatives diplomatiques pour rétablir une trêve, Israël frappa les infrastructures militaires du Hamas, en tentant de limiter les pertes civiles.
Selon les chiffres mêmes du Hamas, environ 75 % des morts palestiniens étaient des combattants[12]. Côté israélien, les pertes humaines furent en grande partie causées par des erreurs de tirs internes — un fait révélateur de la complexité tragique des combats en zone urbaine.
Le premier devoir d’un État est de protéger sa population. Israël n’avait pas failli à ce devoir. Il n’avait, en somme, aucune leçon à recevoir d’une Europe prompte à juger autrui, mais dont l’histoire récente montre combien, face à des menaces moindres, elle n’a pas toujours fait preuve de la même retenue.
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- Stéphane Hessel, Indignez-vous !, Indigène éditions, 2010.
- Voir la Charte du Hamas (1988), art. 8, 11, et 13. Le martyre y est exalté comme idéal éducatif et militaire.
- Le Hamas ne reconnaît pas l’existence d’Israël et appelle à sa destruction, comme l’indique explicitement sa charte fondatrice.
- Indignez-vous !, op. cit., p. 14. Hessel y écrit que les Palestiniens « subissent une occupation israélienne ».
- Voir Gilles Kepel, Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Gallimard, 2018.
- Amnesty International et Human Rights Watch documentent régulièrement les violations massives des droits humains en Chine.
- Voir les rapports annuels de Freedom House et The Economist Intelligence Unit sur les démocraties mondiales. Israël y est classé comme démocratie imparfaite mais stable.
- Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Rapport de la Mission d’établissement des faits sur le conflit de Gaza, A/HRC/12/48, septembre 2009.
- Plus de 8000 roquettes tirées depuis Gaza entre 2001 et 2009 selon l’armée israélienne (IDF).
- Richard Goldstone, « Reconsidering the Goldstone Report on Israel and war crimes », The Washington Post, 1er avril 2011.
- Données du Centre d’Information sur les Renseignements et le Terrorisme (Meir Amit Intelligence and Terrorism Information Center).
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Selon le ministère de la Santé du Hamas lui-même, cité par le New York Times, janvier 2009. Estimations confirmées par l’IDF et d’autres observateurs indépendants