Kibboutz et Proudhon, même combat ?

Pierre-Joseph Proudhon, philosophe, économiste et sociologue français du XIXᵉ siècle, est l’un des premiers à penser une alternative complète au capitalisme sans passer par l’étatisation de l’économie. À travers son modèle mutualiste, il envisage une société fondée sur des associations ouvrières autogérées, dans lesquelles les travailleurs seraient collectivement propriétaires des moyens de production. Le capital privé, en tant qu’instrument de domination économique, serait aboli au profit d’une propriété fonctionnelle et collective. L’économie se structurerait autour d’une multitude d’entreprises autonomes, reliées entre elles par des contrats d’égal à égal, sans hiérarchie ni centralisation.

Dans cette vision, l’égalité économique est la condition indispensable de la liberté véritable. Chacun contribue selon ses capacités, reçoit selon ses besoins, et participe de manière collégiale aux décisions qui engagent l’entreprise. Il s’agit de neutraliser la formation des grandes fortunes, de prévenir toute exploitation, et d’organiser une solidarité horizontale où nul ne peut s’enrichir aux dépens d’autrui. Le mutualisme vise ainsi une réussite économique fondée non sur la compétition, mais sur l’éthique de la coopération volontaire.

Le kibboutz, né dans la Palestine ottomane au début du XXᵉ siècle, présente des ressemblances frappantes avec ce projet. Basé sur la propriété collective, la mutualisation des ressources et une stricte égalité entre ses membres, il repose également sur un fonctionnement démocratique : chaque voix compte également dans l’assemblée générale qui gouverne tous les aspects de la vie collective. Le travail est organisé non en fonction de la productivité individuelle, mais en fonction de l’effort consenti et du service rendu à la communauté.

Néanmoins, les objectifs du kibboutz divergent de ceux du mutualisme proudhonien. Le kibboutz ne visait pas à transformer l’économie mondiale, ni même nationale. Il était une réponse circonstanciée aux besoins d’une renaissance nationale : rebâtir un peuple sur sa terre ancestrale, restaurer une dignité nationale par le travail manuel, et ériger une infrastructure pour un futur État. Le modèle collectiviste n’était pas une fin en soi, mais un instrument au service d’un projet politique et historique.

Vivre au kibboutz impliquait un engagement total, une subordination volontaire de l’épanouissement personnel au bien commun. La solidarité y était exigée, parfois au prix d’une compression des aspirations individuelles. Ce modèle a permis de forger un lien social puissant entre des individus venus d’horizons divers, unis par une vision partagée de l’avenir.

Cependant, à partir des années 1970, les limites de ce modèle sont devenues de plus en plus évidentes. Confrontés aux mutations de l’économie israélienne et aux aspirations nouvelles des générations suivantes, de nombreux kibboutzim ont connu des difficultés structurelles. La stricte égalité a été progressivement abandonnée au profit de formes de différenciation salariale, la propriété privée a été partiellement réintroduite, et l’ouverture vers le marché est devenue inévitable pour assurer la survie économique.

Ce basculement révèle une constante observée dans toutes les tentatives de communautés égalitaires : lorsqu’un groupe humain tente d’organiser une solidarité absolue, il se heurte inévitablement à des tensions internes. À long terme, les différences de talents, d’aspirations et d’ambitions réapparaissent, remettant en cause la stricte égalité initiale. L’effort commun tend à s’émousser lorsque les contributions individuelles ne sont plus reconnues, et la gestion des ressources partagées se heurte au risque d’une dilution des responsabilités.

Ainsi, la question n’est pas tant de savoir si l’égalité parfaite est souhaitable, mais si elle est soutenable dans la durée. Les expériences historiques montrent que, si la solidarité volontaire peut être efficace à petite échelle et sur des bases claires de consentement, elle devient beaucoup plus fragile lorsque les communautés grandissent, se complexifient, ou doivent affronter un environnement concurrentiel.

Le mutualisme proudhonien, conçu comme une libre association entre travailleurs autonomes, échappe partiellement à ces critiques en refusant toute forme de contrainte. Il ne prétend pas imposer un modèle unique, mais offrir une voie alternative au capitalisme fondée sur la coopération volontaire. Chacun reste libre de s’associer ou non, de participer à une entreprise mutualiste ou de choisir une autre forme d’organisation économique. En cela, le mutualisme respecte à la fois la liberté individuelle et l’idéal égalitaire.

Cependant, les défis restent nombreux. L’économie contemporaine repose largement sur des projets complexes nécessitant des capitaux importants, des structures hiérarchisées et des prises de décision rapides. Dans ce contexte, les formes traditionnelles de mutualisme doivent se réinventer pour répondre aux exigences de l’innovation technologique, de la mondialisation et de la compétitivité. Quelques expériences récentes montrent qu’il est possible d’adapter l’esprit mutualiste à des structures plus souples, où la propriété collective coexiste avec une reconnaissance différenciée des contributions, sans pour autant reproduire les inégalités systémiques du capitalisme traditionnel.

En définitive, l’examen comparé du mutualisme proudhonien et de l’expérience kibbutzique montre que l’idéal de solidarité économique est aussi exigeant qu’inspirant. Il rappelle qu’une autre économie est pensable, mais qu’elle suppose une claire conscience des limites anthropologiques, économiques et culturelles de toute entreprise collective. Il pose une question toujours ouverte : comment conjuguer égalité, liberté et reconnaissance du mérite sans sacrifier l’une à l’autre ? Et jusqu’où une société peut-elle porter l’exigence d’égalité sans miner ce qui rend l’effort individuel, l’innovation et le dépassement de soi possibles ?

L’histoire du kibboutz et l’utopie proudhonienne témoignent que, malgré leurs limites et leurs échecs relatifs, la quête d’une société plus juste n’est pas vaine. Elle demeure une source féconde de réflexion critique sur nos modèles économiques contemporains — et peut-être une réserve d’idées pour de futures réinventions.

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