Ce titre emprunte à Nietzsche une expression volontairement déplacée¹. Il ne s’agit pas ici de transcender les catégories morales, mais de constater leur effondrement. Le nihilisme que Nietzsche entrevoyait s’est incarné dans les camps de la mort. Loin d’un éloge du dépassement, ce texte interroge les conditions mêmes de possibilité du jugement moral, lorsque l’humain vacille et que la survie devient la seule loi.
Que devient la morale quand le monde qui la rend possible s’effondre ? La question se pose dans l’expérience des camps où l’idée même du bien ne semblent plus subsister. Le monde y est réduit à l’instinct de survie. Parler d’éthique paraît alors déplacé. Et pourtant, c’est dans ces interstices que naît la nécessité de penser pour comprendre.
Roman Frister (1928–2015), journaliste et écrivain juif polonais, rescapé de plusieurs camps, dont Auschwitz, est devenu après la guerre une figure majeure du journalisme israélien, notamment au quotidien Haaretz².
Dans ses mémoires il rapporte un épisode glaçant : un jour, à Auschwitz, il perd sa casquette. Il sait que se présenter tête nue à l’appel du matin signifie la mort. Pendant la nuit, il aperçoit une casquette laissée par un autre détenu. Il la prend. À l’aube, l’homme sans couvre-chef est abattu. Frister survit. Quarante ans plus tard, il raconte cette scène sans exprimer de remords³.
Ce geste témoigne d’un monde où la distinction entre le bien et le mal ne tient plus. Voler une casquette, c’est vivre au prix de la vie d’un autre. Ce n’est pas un dilemme, mais l’effacement de l’espace même où un dilemme pourrait avoir lieu.
Dans Les Naufragés et les Rescapés, Primo Levi évoque une « zone grise » : cet espace moral indécidable entre victimes et bourreaux⁴. Il parle des kapos, prisonniers contraints de collaborer pour survivre. La frontière entre innocence et culpabilité y devient floue. Dans cet enfer, il n’y a plus que compromis, ambiguïtés, gestes équivoques. La responsabilité se dissout dans une brume morale.
La morale kantienne suppose un sujet libre, capable de se déterminer selon une loi universelle⁵. Mais à Auschwitz, il n’y a plus de sujet — seulement des corps en sursis, réduits à l’instinct. L’impératif catégorique y perd tout sens.
On pourrait invoquer les traditions exaltant la droiture intérieure face à l’adversité. Mais que signifie « rester soi » quand l’humiliation est constante, la mort imminente et la souffrance ininterrompue ?
Hannah Arendt, dans Eichmann à Jérusalem, montre que le mal peut naître de l’absence de pensée⁶. Dans les camps, c’est le jugement moral lui-même qui est suspendu.
Hans Jonas, après Auschwitz, rejette l’idée d’un Dieu tout-puissant et bienveillant. Le mal radical impose une théologie de la défaillance : Dieu s’est retiré⁷. L’homme est seul. Emmanuel Levinas fonde l’éthique sur le visage de l’autre⁸. Mais que devient cette éthique quand le visage est effacé, numéroté, réduit à une ombre ? Comment répondre à l’autre quand l’autre n’a plus figure humaine ?
Survivre n’est pas toujours une victoire. C’est parfois une culpabilité muette. Primo Levi parle d’« une honte que les justes eux-mêmes éprouvent »⁹. Frister témoigne — non pour se justifier, mais pour dire le prix de la survie. Dans de telles conditions, la survie n’est jamais innocente. Elle laisse des ombres, des gestes indicibles, des silences. Ce n’est pas une faute, mais une trace.
Témoigner c’est risquer de trahir. Certains écrivent des fictions. D’autres, comme Wiesel, recourent à une liturgie du souvenir¹⁰. Tous savent que leurs mots échouent — la nuit, la peur, la faim, l’odeur échappent toujours.
Ces témoignages ne révèlent pas tant l’échec de la morale que sa condition : la morale n’est pas une essence, mais une construction fondée sur un monde partagé, une langue, des liens. Lorsque ce monde s’effondre, elle s’effondre avec lui.
En refusant de regretter le vol de la casquette, Frister ne cherche pas à se disculper. Il témoigne. Et son témoignage pose la seule question qui vaille : que reste-t-il de l’homme quand il n’y a plus rien d’humain autour de lui ?
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- Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886.
- Roman Frister, L’Enfer du passé, Éditions Belfond, 1995 (titre original : The Cap).
- , chapitre sur Auschwitz.
- Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, Gallimard, 1986.
- Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.
- Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, 1966.
- Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, Rivages, 1994.
- Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, Le Livre de Poche, 1990.
- Primo Levi, Si c’est un homme, Seuil, 1987.
- Elie Wiesel, La Nuit, Minuit, 1958