Pourquoi la civilisation occidentale n’est pas judéo-chrétienne

L’expression « civilisation judéo-chrétienne » est devenue un poncif. Elle prétend désigner un socle commun à l’Europe et à l’Occident, une matrice spirituelle supposée unifier judaïsme et christianisme au nom d’un héritage partagé. Cette formule, largement diffusée dans le discours politique et médiatique contemporain, se veut consensuelle : elle cherche à intégrer le judaïsme dans une généalogie occidentale, comme si l’histoire des Juifs en Europe avait été celle d’une coexistence spirituelle et culturelle, et non celle de la persécution, de la marginalisation, puis de la destruction.

Mon rejet du vocable « judéo-chrétien » est un réflexe ancien, lié à mon éducation. Je vois bien ce qu’il y a de culturellement chrétien en moi, mais dans l’autre sens je ne trouve rien. Dès que j’entends ce mot, une question me revient : que trouve-t-on de juif, dans la civilisation occidentale – dans son architecture, sa peinture, sa musique, sa philosophie, sa littérature – qui relève du judaïsme historique ?

Par judaïsme historique, j’entends ce que Yeshayahou Leibowitz appelait le judaïsme réel, celui qui s’est constitué après la destruction du Second Temple, dans la tradition rabbinique. Non pas le judaïsme biblique – corpus canonique sans lecture talmudique – mais le judaïsme du Talmud, de la Halakha, de la Loi orale, de l’étude comme pratique religieuse. Un judaïsme pensé comme système autonome, structuré par l’interprétation continue, la dispute, la transmission. C’est cette tradition-là – celle qui s’est poursuivie pendant deux mille ans – que je ne retrouve nulle part dans la civilisation occidentale.

Les cathédrales n’abritent ni le Talmud, ni sa logique. La philosophie médiévale a commenté Aristote, non Rabbi Aqiva. La littérature européenne, si souvent fascinée par la figure du Juif, n’accède jamais à la langue du judaïsme. L’Occident a représenté les Juifs, parfois de manière obsessionnelle, mais n’a jamais représenté le judaïsme. Celui-ci, quand il n’est pas perçu comme archaïque ou légaliste, est réduit à une préhistoire du christianisme, voire à un folklore. Rien de cela n’a à voir avec la tradition rabbinique vivante.

Or il faut oser nommer ce que cette expression occulte : le judaïsme n’est pas le christianisme. Et plus encore : le christianisme s’est constitué, historiquement, en opposition explicite au judaïsme. Il ne l’a pas seulement prolongé, il l’a renversé. Dès les premières lettres de Saint-Paul de Tarse, la Loi mosaïque est déclarée caduque ; la circoncision devient un obstacle, le particularisme d’Israël est aboli, la foi en un homme-dieu remplace l’alliance fondée sur l’observance des commandements. Ce que l’on appelle l’Ancien Testament dans la tradition chrétienne n’est pas la Torah ; c’est une relecture, un prélude tronqué, qui ne prend sens que dans l’optique d’un accomplissement christique.

On pourrait, pour sauver l’idée d’un héritage commun, évoquer les « racines juives » de l’Occident. Mais cette formulation elle-même repose sur un malentendu. Elle suppose que le judaïsme aurait semé, en Europe, les germes d’une pensée qui aurait ensuite fleuri dans la culture chrétienne puis laïque. Or il n’en est rien. Il n’y a dans la civilisation occidentale, dans son droit, sa philosophie, ses arts ou sa morale, aucune influence directe, vivante, structurante, de la tradition juive. Nulle trace de la Loi Orale, de la Halakha. L’Occident ne connaît que l’idée chrétienne qu’il se fait du judaïsme : un pharisaïsme fossile, un peuple sourd à l’appel de Dieu, un reste destiné à reconnaître un jour son erreur.

Le judaïsme n’a jamais prétendu fonder une morale universelle. Il ne propose pas un salut pour l’humanité. Il ne demande à personne de croire ce qu’il croit. La Torah est lue par Israël, donnée à Israël, transmise dans et pour Israël. L’Alliance n’est pas un message pour tous : c’est un pacte pour un peuple singulier. Le christianisme, dès ses origines, s’est voulu universel, destiné à tous, porté par un Dieu incarné venu racheter l’humanité entière. C’est d’ailleurs ce que signifie le mot catholique, du grec katholikos, qui désigne ce qui est « universel » ou « selon le tout » (kata holon).

Il serait toutefois malhonnête de ne pas reconnaître ce qui rend possible, en apparence, cet amalgame persistant entre judaïsme et christianisme. Il repose sur une évidence historique : Jésus est né juif. Il a vécu en Judée, il a connu la Torah, parlé l’araméen, prié dans les synagogues, fréquenté des rabbins, cité les prophètes. Ses premiers disciples étaient eux-mêmes des Juifs pratiquants, attachés à la Loi. Le christianisme primitif s’est constitué dans un univers profondément judaïque, empruntant ses figures, ses récits, sa langue, son sol, sa mémoire. Il y a donc, dans le Nouveau Testament, une imagerie juive omniprésente : Jérusalem, le Temple, les psaumes, les fêtes, les paraboles rurales, l’attente messianique.

Ce substrat rend l’illusion de continuité d’autant plus tenace. On confond le décor avec l’essence, le folklore avec la théologie. Parce que Jésus cite la Torah, certains imaginent que le christianisme prolonge le judaïsme. Parce qu’il descendrait du roi David, on croit qu’il réalise la promesse d’Israël. Mais en réalité, ce que Jésus incarne dans le christianisme — Dieu fait homme, Fils unique, rédempteur universel — est précisément ce que le judaïsme rejette de manière irréductible. L’emprunt ne signifie pas la filiation. Le masque biblique ne garantit pas la fidélité doctrinale. De même que l’on peut tourner un film biblique à Hollywood sans produire un texte rabbinique, on peut reprendre les noms d’Abraham, d’Isaïe ou de Moïse sans pour autant marcher dans les pas d’Israël.

Maïmonide, la plus grande autorité du judaïsme médiéval, ne reconnaît pas le christianisme comme un monothéisme, mais comme une forme de paganisme. Il écrit : « Tous ceux qui professent les doctrines chrétiennes sont des idolâtres » (Mishné Torah, Hilkhot Avodat Kokhavim 9:4). Le Dieu du christianisme n’est pas le Dieu d’Israël.

Nietzsche disait que « le christianisme est un platonisme pour le peuple ». Il y a là un trait d’union manifeste, une filiation assumée, une trace ontologique : l’âme, l’au-delà, le Bien. Cette formule désigne une continuité avec un courant de la pensée grecque. Rien de tel n’existe entre christianisme et judaïsme rabbinique.

On objectera que l’essentiel n’est pas l’origine, mais le lien symbolique. Mais ce lien lui-même est une construction tardive et une fiction. L’expression « judéo-chrétien » n’est ni antique, ni médiévale. Nietzsche l’emploie pour dénoncer ce qu’il voit comme une morale du ressentiment, commune aux deux traditions.

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, et plus précisément après la Shoah, que cette expression commence à circuler dans le discours public – politique, intellectuel, médiatique – avec une connotation positive, inclusive, réconciliatrice. C’est dans ce contexte – celui de l’effroi post-génocidaire – qu’on parle pour la première fois de « valeurs judéo-chrétiennes ». Le terme devient un outil de réhabilitation morale : il vise à réintégrer le judaïsme dans une mémoire commune, à effacer symboliquement des siècles de persécution.

Même en admettant la validité du terme « judéo-chrétien », les traits fondamentaux de la civilisation occidentale sont aux antipodes du judaïsme rabbinique. L’Occident est conquérant, prosélyte, amoureux des arts, bâtisseur. Le judaïsme rabbinique ne cherche pas à convertir, ne valorise pas la représentation artistique, et ne bâtit pas de cathédrales. Il préserve, commente, sanctifie l’existence par l’étude et l’observance.

Ainsi se comprend l’usage illusoire du mot judéo-chrétien : il repose sur des signes extérieurs, des survivances culturelles, des convergences de surface, mais il méconnaît les lignes de fracture fondamentales. Il fait du judaïsme une sorte de décor symbolique pour la naissance d’une religion qui, très vite, s’en est détachée, puis s’y est opposée. Cette confusion visuelle, émotionnelle, est le terreau d’un mot qui rassure, mais ne dit pas la vérité. Le terme « judéo-christianisme » est un concept artificiel et anachronique, forgé au XXe siècle. Parler d’une souche commune, c’est effacer une rupture fondatrice. Le judaïsme n’a pas fondé l’Occident ; il a survécu en marge, dans la fidélité. Et c’est peut-être là, dans cette marginalité assumée, que réside sa grandeur.

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