La pandémie de Covid-19 fut bien davantage qu’un épisode sanitaire. Elle a révélé des mécanismes politiques, sociaux et psychologiques d’une ampleur insoupçonnée. En quelques semaines, de nombreux gouvernements ont instauré des régimes d’exception. Confinements, restrictions de déplacement, couvre-feux, interdictions de rassemblement, traçage des individus, injonctions médicales : autant de mesures justifiées par l’urgence, rarement débattues. Le vocabulaire utilisé pour légitimer cette nouvelle norme était celui de la guerre. L’ennemi était invisible, la menace omniprésente. Il fallait agir vite, sans délai, sans remise en question. La rapidité de la réponse tenait lieu de légitimité.
Ce qui frappe rétrospectivement, ce n’est pas seulement l’ampleur des restrictions, mais la facilité avec laquelle elles furent mises en œuvre. La suspension du droit commun fut acceptée, parfois réclamée, au nom d’un impératif supérieur : sauver des vies. Le dilemme n’était pas formulé comme tel. Il ne s’agissait pas de choisir entre liberté et sécurité, mais d’obéir à une évidence. Pourtant, aucune évidence ne devrait exonérer un pouvoir de sa responsabilité politique. L’argument scientifique, souvent invoqué, a servi de caution. Or, la science ne dicte pas des mesures, elle éclaire des choix. Elle ne gouverne pas. Elle informe. En confondant expertise et autorité, décision et vérité, de nombreux dirigeants ont déplacé le centre de gravité du pouvoir vers des structures technocratiques, dont la fonction n’est pas la délibération, mais la prévision.
La population a suivi. Par peur, par confiance, ou par lassitude. Le geste d’obéir s’est imposé comme une forme de solidarité. Celui qui questionnait était vu comme un gêneur, un perturbateur, un irresponsable. Une culture du soupçon s’est installée. Non envers les pouvoirs, mais envers les réfractaires. Dans certains pays, des applications de signalement ont vu le jour. Des voisins dénonçaient ceux qui ne respectaient pas les règles. Le civisme s’est mué en surveillance. Ce climat a renforcé une norme implicite : ne pas poser de questions. La critique, perçue comme luxe de temps ordinaire, devint un danger en temps de crise.
Les injonctions concrètes furent nombreuses. Le port du masque, imposé partout et en tout temps, dans les espaces clos comme en plein air, s’est accompagné d’un contrôle social accru. Dans les commerces, les rues, les écoles, les transports, chacun devenait guetteur de la faute de l’autre. Les certificats de vaccination, ou passes sanitaires, conditionnaient l’accès à des lieux de vie élémentaires : cafés, restaurants, bibliothèques, transports aériens. Une société à deux vitesses s’installa. Certains circulaient librement ; d’autres étaient assignés à résidence symbolique. Le lien civique, fondé sur l’égalité des droits, se transforma en hiérarchie des statuts sanitaires.
Les enfants et les étudiants furent, eux aussi, soumis à cette logique. L’école, lieu de transmission vivante, fut remplacée par des écrans. Des millions de jeunes étudièrent seuls, à distance, pendant des mois. Les effets sur la santé mentale, le niveau scolaire, la socialisation, furent longtemps tenus pour secondaires. On invoquait la sécurité sans mesurer le prix de l’isolement. L’enseignement, comme bien d’autres domaines, se réduisait à sa fonction formelle. L’expérience humaine étéit releguée au second plan.
Ceux qui exprimaint des doutes étaient marginalisés. On les a qualifiait de sceptiques ou de complotistes, terme englobant des positions très différentes. Certains contestaient la proportionnalité des mesures, d’autres la fiabilité des modèles épidémiologiques, d’autres encore alertaient sur les effets collatéraux : retards de soins, isolement, troubles psychiatriques, fermeture prolongée des établissements éducatifs. Ces voix furent rarement entendues. Elles furent associées à l’irrationnel, à l’égoïsme ou à l’hostilité envers le savoir. La critique des confinements fut amalgamée à un rejet de la science. La critique du passe sanitaire assimilée à une rupture du pacte civique. La nuance s’effaçait devant une logique binaire.
La campagne vaccinale a cristallisé cette dynamique. Le vaccin fut présenté comme une solution définitive, un acte altruiste, un devoir moral. Refuser de se faire vacciner devenait un acte de rupture avec la collectivité. Les non-vaccinés furent accusés de mettre en danger les autres. L’idée d’un corps médicalisé par obligation ne fut plus perçue comme une atteinte à la liberté. On accepta des exclusions professionnelles, des interdictions de déplacement, des restrictions ciblées. Le consentement devenait conditionné. Ce qui relevait hier d’un choix personnel entrait désormais dans le champ de l’obligation implicite, appuyée moins par la loi que par la pression normative.
Ce que cette séquence a mis en lumière, c’est une reconfiguration du lien entre citoyen et pouvoir. Ce dernier ne se contentait plus de garantir des droits, il prescrivait des comportements. Il s’attachait moins à organiser la parole collective qu’à gérer des corps. La politique se réduisait à une administration de la survie. Cette mutation modifie la fonction même du gouvernement : il n’agit plus au nom d’un projet commun, mais pour corriger des courbes, maîtriser des flux, contenir des risques. Il devient gestionnaire du vivant.
C’est dans ce contexte que s’est imposée la logique d’un pouvoir exercé non par l’interdit, mais par la norme. Il ne s’agit plus d’interdire, mais de définir ce qui est admissible, tolérable, conforme. Ce pouvoir ne se manifeste pas seulement dans les lois, mais dans les protocoles, les seuils, les statistiques. Il ne se contente pas de punir : il sélectionne, catégorise, compare. Il classe les corps, hiérarchise les profils, établit des niveaux d’acceptabilité. L’épidémie n’a pas créé cette logique, mais elle l’a rendue centrale.
Parallèlement, une autre transformation s’est opérée. Sous couvert de protection, une forme d’épuisement individuel a été entretenue. La surveillance permanente, les injonctions contradictoires, l’exigence d’adaptation rapide ont engendré un climat d’épuisement psychique. Le contrôle extérieur rejoignait une exigence intérieure : rester performant, informé, discipliné. La crise sanitaire se doublait d’une crise de l’attention, de la présence, de la relation à soi et aux autres.
Certains penseurs critiques de la modernité avaient pourtant mis en garde contre cette dérive. Ils voyaient poindre une société dans laquelle la sécurité devient l’horizon ultime, la transparence un idéal vide, l’adaptation une injonction permanente. Le virus n’a pas créé ces tendances, il les a révélées, accélérées, légitimées. Le consentement s’est fondu dans le contrôle, la peur dans la norme, la solidarité dans la mise à distance.
Il ne s’agit pas ici de nier la réalité du virus, ni de minimiser les souffrances qu’il a causées. Il s’agit de refuser que l’émotion remplace la raison, que l’urgence dispense du débat, que la peur serve d’argument. Une démocratie se juge à sa capacité à maintenir le dissensus, même en temps de crise. Elle ne peut se satisfaire d’un consensus imposé par l’effroi. La liberté ne se mesure pas seulement aux droits proclamés, mais à la possibilité de contester les décisions du pouvoir sans être disqualifié d’avance.