La Torah proclame : « Tu ne tueras point » (Exode 20,13), mais cette injonction n’est pas absolue. Elle coexiste avec la reconnaissance de situations où le recours à la violence létale peut se justifier. Moïse incarne cette tension : voyant un Égyptien battre à mort un esclave, il intervient et tue l’agresseur. Ce geste, à la fois transgressif et salvateur, souligne la complexité morale de la légitime défense dans la tradition juive. Tuer n’est jamais souhaitable, mais peut s’imposer comme un mal nécessaire face à une violence imminente.
Cette dialectique se prolonge dans le traitement talmudique de la peine de mort. Le Talmud ne nie pas le principe de la peine capitale ; il en encadre l’usage à un point tel qu’il en rend l’application quasiment impossible. Dans le traité Sanhédrin (Mishna Sanhédrin 4:1), les conditions requises pour prononcer une condamnation à mort sont si rigoureuses qu’elles deviennent dissuasives : deux témoins doivent non seulement avoir vu l’acte criminel, mais aussi avoir averti le coupable immédiatement avant qu’il ne le commette (hatra’ah), et celui-ci doit avoir explicitement reconnu l’avertissement tout en persistant dans son acte.
Un passage célèbre affirme : « Un Sanhédrin qui exécute une personne tous les sept ans est appelé destructeur. Rabbi Eléazar ben Azariah dit tous les soixante-dix ans. Rabbi Tarfon et Rabbi Akiva disent : si nous avions siégé au Sanhédrin, jamais une personne n’aurait été exécutée » (Mishna Sanhédrin 4:5). Cette posture illustre non un rejet de principe de la peine de mort, mais une volonté d’en restreindre à l’extrême l’usage, au nom de la justice et de la prudence.
Cette prudence extrême dans l’application de la peine capitale reflète une conscience aiguë de l’irréversibilité de l’acte judiciaire. Dans le judaïsme rabbinique, le droit à la vie n’est pas simplement un principe moral ; il est un impératif théologique. L’homme est créé à l’image de Dieu (bétsélem Elohim), et toute atteinte à sa vie engage une responsabilité envers Celui qui en est l’origine. D’où cette formule saisissante du Talmud de Jérusalem : « Celui qui détruit une seule vie, c’est comme s’il avait détruit un monde entier » (Talmud de Jérusalem, Sanhédrin 4:9, 22a), reprise dans le Talmud de Babylone avec des variantes (Sanhédrin 37a).
Si la peine de mort existe dans la Torah — lapidation, strangulation, décapitation, incinération — les Sages du Talmud n’ont eu de cesse d’en rendre l’application théorique. Il s’agit moins d’abolir que de désactiver. La justice humaine, faillible par définition, doit éviter l’irréparable. Même en présence de coupables avérés, le principe de précaution prévaut. Ainsi, le rôle du Sanhédrin n’est pas d’assouvir un besoin de vengeance, mais d’ériger une muraille contre l’erreur judiciaire. La dissuasion prime sur la rétribution.
Cet héritage explique en partie la position de l’État d’Israël sur la question. Bien que la peine de mort figure toujours dans le droit israélien (notamment pour crimes contre l’humanité ou haute trahison), elle n’a été appliquée qu’une seule fois : en 1962, pour Adolf Eichmann. Même dans ce cas, la décision fut entourée d’un débat éthique intense. L’héritage talmudique a pesé dans la balance, aux côtés d’impératifs moraux, historiques et symboliques.
La modernité juive, nourrie par l’expérience de l’exil, de la persécution et du soupçon envers le pouvoir étatique, tend ainsi vers une forme de réticence structurelle à l’égard de la peine capitale. Ce n’est pas un pacifisme de principe, mais une éthique du soupçon. Le juge ne doit pas jouer à Dieu, même quand le texte sacré semble l’y autoriser.
Si la tradition rabbinique a réduit la peine de mort à un vestige normatif quasi inapplicable, elle ne l’a pas vidée de sa signification. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le sort du coupable, mais la nature même de la justice humaine. Le judaïsme ne prétend pas que toute peine capitale serait injuste, mais qu’aucune institution humaine ne peut s’en réclamer sans excès de pouvoir ou de certitude. Seul Dieu peut juger en connaissance totale, car Lui seul connaît le cœur de l’homme (yo’déa taloumoth). D’où cette méfiance constante envers la prétention humaine à la justice absolue.
Chez Emmanuel Levinas, cette prudence se transforme en exigence radicale : la responsabilité envers l’autre, en tant qu’autre, impose une suspension de la violence, même justifiée. L’éthique n’est pas réductible à une logique de sanction ou de compensation, mais à une asymétrie fondamentale entre le moi et le visage de l’autre. « Le visage me dit : tu ne tueras point », écrit Levinas dans Éthique et infini. Ce commandement ne vient pas comme une loi extérieure, mais comme un ordre qui surgit du visage même de l’Autre, dans sa vulnérabilité. Même lorsque la loi autorise la punition, l’éthique peut en suspendre l’exécution.
À l’opposé de cette lecture éthique, Yeshayahu Leibowitz adopte une approche halakhique rigoureuse et désenchantée. Pour lui, la Halakha, en tant que système autonome, contient ses propres régulations internes, indépendamment de toute éthique humaniste. Mais cette fidélité au formalisme n’empêche pas une profonde défiance à l’égard de tout pouvoir religieux ou politique qui prétendrait incarner la volonté divine. La peine de mort, dans un État moderne, même juif, ne saurait être légitimée par la Torah. Ce serait confondre l’ordre religieux et l’ordre politique — ce que Leibowitz dénonçait comme idolâtrie.
Dans cette perspective, on comprend pourquoi l’extrême rigueur talmudique sur les procédures capitales est en réalité une manière de transférer la justice hors du champ de la vengeance. Même dans le cas du rodef — celui qui poursuit autrui pour le tuer et qu’il est permis de neutraliser avant qu’il ne frappe (Talmud de Babylone, Sanhédrin 73a) — l’objectif n’est pas la sanction, mais la prévention. On sauve la victime, non pour punir l’agresseur, mais pour empêcher l’irréparable. Et si l’agresseur peut être neutralisé sans être tué, il est interdit de lui ôter la vie. Ainsi, Maïmonide précise dans le Mishné Torah : « Si l’on pouvait sauver la victime en frappant un des membres de l’agresseur, mais qu’on l’a tué à la place, on est coupable de meurtre » (Hilkhot Rotzeah uShmirat Nefesh, 1:6).
Cette dynamique s’éclaire à la lumière de l’histoire juive. Le peuple juif a expérimenté dans sa chair la violence d’États justiciers, de tribunaux d’exception, de lois de sang. Dès lors, une tradition marquée par Auschwitz et Kamenets-Podolsky, par les autodafés et les pogroms, ne peut qu’être traversée par une allergie structurelle à l’absolu judiciaire. Le droit juif, dans sa sagesse millénaire, a peut-être anticipé ce que les États modernes n’ont appris qu’à travers les horreurs du XXe siècle : qu’un pouvoir qui tue au nom de la justice court toujours le risque de tuer au nom de lui-même.