Le livre de Job : la foi, l’éthique et l’absurde

Job est un homme juste et bon. Il vit heureux, entouré d’une famille aimante, jouit de la santé et de la prospérité. Rien ne vient troubler sa droiture ni entacher sa conscience. Il ne tire aucun profit de sa piété : il ne la monnaye pas, n’en fait ni un mérite ni un levier social. Sa vertu est tranquille, sans faille, ni ostentatoire ni intéressée. C’est précisément cela qui attire sur lui l’épreuve de Dieu.

Dieu le livre au Satan, figure du soupçon, avocat du doute : Job est-il vraiment désintéressé ? Sa foi est-elle pure ? Job perd ses enfants, ses biens, sa santé. Ses amis, défenseurs d’une théologie traditionnelle, tentent de rétablir l’ordre du monde en lui suggérant qu’il a péché. Job refuse : il ne se reproche rien et réclame une réponse de Dieu.

Lorsque cette réponse vient enfin, ce n’est pas une explication. Dieu rappelle à Job l’incommensurabilité de l’ordre cosmique, l’inaccessibilité de ses raisons, la démesure de la création face à la créature. Il ne justifie rien. Ne s’excuse pas. Ce silence éclaire Job : il comprend qu’il n’existe aucun lien entre son malheur et sa conduite.

Telle est la lecture de Yeshayahou Leibowitz : Job incarne le croyant radical, celui qui sert Dieu sans espoir, sans bénéfice, sans illusion¹. La foi ne repose sur aucune preuve, n’attend aucun signe. Elle est un acte, non une attente. Job continue de s’adresser à Dieu et se tient debout là où toute théodicée s’effondre. C’est cela même qui fonde sa foi : elle ne s’appuie que sur elle-même.

La loi morale ne dépend d’aucune promesse. Le devoir s’accomplit pour lui-même. « Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle »². L’impératif catégorique n’attend pas de rétribution ; il se suffit à lui-même. Job découvre que la vertu est sa propre fin. Le juste n’attend rien. Il n’espère pas que le monde s’accorde à son éthique. Il ne cherche ni ordre ni sens dans l’univers.

Camus voyait en Job une figure de la révolte : celle de l’homme qui refuse de justifier l’injustifiable, mais continue d’agir³. Le docteur Rieux, dans La Peste, sait que la souffrance est sans cause, que le monde est absurde, et pourtant il soigne, agit, ne se résigne pas⁴. Kafka, dans son univers d’opacité et de faute inexpliquée, retrouve l’intuition de Job : une culpabilité sans cause, une sentence sans justification⁵.

Dans le judaïsme, la foi ne repose ni sur des dogmes, ni sur des mystères. Elle ne promet ni salut, ni explication. Elle affirme seulement que l’homme peut distinguer le bien du mal. Il ne s’agit pas d’espérer une protection, mais de croire que la morale fait partie intégrante de l’être humain, et qu’elle doit être traduite en actes, quelles que soient les épreuves. Le malheur ne justifie jamais le mal. La souffrance n’abolit pas la responsabilité. La foi est une exigence.

Et si le judaïsme admet que l’on puisse faire le bien par intérêt, il sait aussi que la vérité d’un homme se mesure à sa capacité d’agir bien sans raison.

Job est ce lieu nu de la vérité éthique. Il est le témoin de l’absurde, mais aussi de l’inaltérable. Il ne croit pas pour être sauvé. Il ne sert pas Dieu pour être béni. Il ne fait pas le bien pour en tirer un bénéfice. Sa fidélité est sans objet, sans récompense, sans pourquoi. Elle est, dans sa fragilité même, l’éclat le plus pur de la foi.

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  1. Yeshayahou Leibowitz, Emounah, Historiah ve-Arakhim, Jérusalem, Schocken, 1982. Voir aussi : Judaism, Human Values and the Jewish State, Harvard University Press, 1992.
  2. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785.
  3. Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942. Camus cite explicitement Job dans ses réflexions sur l’absurde.
  4. Albert Camus, La Peste, Gallimard, 1947.
  5. Franz Kafka, Le Procès, 1925. Sur l’absurdité du jugement et la culpabilité inexpliquée, voir aussi Le Château.

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