Au nom du bien : fragiliser Israël de l’intérieur

À l’heure où l’État d’Israël est exposé à une offensive sans précédent, tant militaire que symbolique, certaines voix issues du monde juif se présentent comme critiques internes, garantes d’une vigilance morale. Rien de plus légitime, en principe, qu’un débat au sein du peuple juif sur les moyens de concilier éthique et souveraineté, idéal prophétique et exigence de survie. Mais encore faut-il que cette critique ne serve pas les desseins de ceux qui aspirent pas à délégitimer Israël.

Il arrive que l’aspiration à l’exigence morale glisse vers l’aveuglement. Il arrive que la dénonciation, lorsqu’elle ignore les conditions de la menace, devienne complaisance. Dans un contexte où la guerre est aussi narrative, où chaque mot prononcé devient une arme ou un aveu, il importe d’interroger la fonction de ces paroles dites « de l’intérieur », mais proférées depuis une distance géographique ou spirituelle telle qu’elles finissent par trahir la réalité qu’elles prétendent éclairer.

Deux figures emblématiques cristallisent aujourd’hui cette tension : Yaïr Golan, ancien général de Tsahal devenu militant politique, et Delphine Horvilleur, rabbin libérale, figure médiatique du judaïsme français. L’un parle au nom de l’expérience du combat, l’autre au nom de la conscience juive universelle. Tous deux revendiquent un attachement à Israël. Mais leurs critiques, dans la forme comme dans l’intention, offrent des arguments à ses ennemis. L’enjeu n’est pas de leur contester le droit à la parole — il est de mesurer ce que cette parole produit.

Golan bénéficie d’une crédibilité acquise sur le champ de bataille. Officier décoré de Tsahal, il incarne l’idéal du soldat-citoyen, soucieux de morale autant que d’efficacité militaire. Mais en 2016, lors de la cérémonie de Yom HaShoah, il provoque une onde de choc en comparant le climat politique israélien à celui de l’Allemagne des années 1930, évoquant une « perte d’humanité » dont il redouterait les résonances. Ses propos, traduits, amplifiés, instrumentalisés, sont repris comme preuve accablante par les adversaires les plus acharnés d’Israël. Depuis, Golan s’est rapproché des franges les plus radicales de la gauche israélienne, dénonçant un prétendu glissement vers le fascisme — et offrant ainsi à l’extérieur, dans les cercles antisionistes voire antisémites, la caution morale du combattant revenu de tout.

Il aime à se réclamer de la tradition critique incarnée par Yeshayahu Leibowitz, qui dénonçait sans relâche les dérives politiques et morales d’un Israël triomphant[1]. Mais la comparaison ne résiste pas à l’examen. Leibowitz s’exprimait en philosophe et en moraliste, avec une distance souveraine, assumant la position du prophète davantage que celle du militant. Il ne cherchait pas à influer sur le jeu politique, mais à en juger les dérives selon un critère éthique supérieur — celui de la Halakha comprise comme exigence transcendante. Yaïr Golan, lui, n’est pas en surplomb du politique : il est dans le combat. Sa critique, loin d’être un regard détaché, s’inscrit dans une stratégie partisane, avec ses cibles, ses effets de manche et ses intérêts. Là où Leibowitz défendait la rigueur de l’opposition intérieure sans jamais renier le droit d’Israël à exister ni à se défendre, Golan expose Israël en place publique, au moment même où ses ennemis réclament son démantèlement.

Ses paroles, parce qu’elles émanent d’un homme de guerre, légitiment la suspicion, renforcent les récits biaisés d’ONG militantes, de rapports onusiens partiaux, de campagnes de boycott travesties en humanisme. À force de vouloir sauver Israël de lui-même, il le désarme. Il ne combat plus ses ennemis : il leur tend la plume, leur prête son autorité, leur cède son histoire.

Delphine Horvilleur déploie un registre plus subtil, plus littéraire, mais aussi plus éthéré. Rabbin libérale à Paris, elle incarne un judaïsme dont l’autorité repose moins sur la Halakha que sur une rhétorique élégante, mêlant spiritualité, culture et quête d’universalité. Elle parle au nom d’un judaïsme ouvert, inclusif, résolument diasporique, préférant le doute à la loi, l’universel au particulier, la paix au combat.

Elle se dit sioniste, mais sans ancrage et sans implication concrète. Depuis Paris, elle reproche à Israël son aveuglement, son raidissement, sa fermeture — sans jamais en partager le quotidien. Elle ne vit ni l’état d’alerte permanent, ni les dilemmes sécuritaires, ni la confrontation avec l’hostilité régionale. Israël n’est pour elle ni un refuge ni une menace, mais une idée : un objet de conférence, un thème de débat, un miroir de ses idéaux. Qu’elle soit ou non israélienne[2], elle demeure éligible au retour à Sion, mais choisit de parler d’Israël comme d’un autre. À ce titre, elle a le devoir de faire preuve de retenue, voire de mutisme.

Il faut dire que le judaïsme libéral, dont elle est l’une des voix les plus écoutées en France, a longtemps entretenu une relation ambivalente avec le sionisme. Dès le XIXe siècle, dans l’Europe occidentale émancipée, cette branche du judaïsme voyait dans l’intégration nationale le véritable horizon juif, et considérait le sionisme politique avec méfiance, le soupçonnant de trahir l’universalisme juif au profit d’un nationalisme perçu comme archaïque. Ce n’est qu’après la Shoah, et surtout après 1967, que certaines composantes du judaïsme libéral ont commencé à réconcilier judaïsme religieux et attachement à l’État d’Israël — sans pour autant embrasser le projet sioniste dans sa plénitude historique[3]. Dans ce cadre, le lien à Israël reste souvent symbolique, culturel, voire moral — mais rarement existentiel.

Ce décalage explique peut-être le ton professoral, parfois moralisateur, d’une parole qui s’exprime depuis la diaspora tout en prétendant juger l’intensité d’un conflit auquel elle ne participe pas. Il ne s’agit pas de nier le droit à la critique, mais de rappeler que celle-ci engage davantage encore lorsqu’elle vient d’un lieu sûr, éloigné du feu, et s’adresse à une population en situation de danger.

La critique d’Israël est légitime, et parfois salutaire. Mais elle engage une responsabilité singulière lorsqu’elle émane de ceux qui parlent au nom du judaïsme. Car dans le climat actuel, les frontières entre critique, désaveu et trahison sont devenues poreuses, et les ennemis d’Israël n’attendent qu’un mot juif pour valider leur haine.

Yaïr Golan se réclame d’un héritage léibowitzien, mais là où Leibowitz jugeait en théologien du politique, dans une posture prophétique et désengagée des enjeux de pouvoir, Golan agit en stratège d’un camp idéologique. Delphine Horvilleur, quant à elle, parle d’un judaïsme qui s’est réconcilié avec le monde au point d’en perdre parfois le sens du particulier, la mémoire du danger, la centralité d’Israël dans l’histoire juive.

L’un et l’autre incarnent cette tentation d’un universalisme juif désancré, qui croit préserver la conscience en se séparant du destin. Leur sincérité n’est pas en cause. Mais leur effet est destructeur. Ils affaiblissent la capacité d’Israël à se défendre, non seulement militairement, mais symboliquement. Car dans l’époque qui est la nôtre, la légitimité d’un peuple se joue aussi dans la maîtrise de son propre récit.

Israël n’a pas besoin de saints, ni de juges — mais d’alliés lucides, capables de critique loyale, enracinée, informée, et portée par un sens du réel aussi acéré que le souci moral. Toute autre posture, fût-elle vêtue des habits du courage ou de la sagesse, se mue en arme contre lui.

Notes

[1] Yeshayahu Leibowitz, Judaism, Human Values and the Jewish State, Harvard University Press, 1992. Voir notamment les chapitres sur la morale juive et le pouvoir politique, où il critique l’idolâtrie de l’État, tout en affirmant que l’autodéfense d’Israël est une nécessité éthique.

[2] Raphaël Enthoven, dans un éditorial de Franc-Tireur, parle de « la Franco-Israélienne Delphine Horvilleur ».

[3] Jérôme Bourdon, Israël, le sionisme et les Juifs, CNRS Éditions, 2012. Voir aussi la Pittsburgh Platform (1885) du judaïsme réformé américain, qui rejetait l’idée d’un retour national en terre d’Israël au profit d’un judaïsme spirituel, enraciné dans les nations d’accueil.

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