Le terme de palestinisme désigne un engagement qui dépasse la simple solidarité envers la cause palestinienne. Il s’agit d’une construction idéologique structurée, dotée de références, de récits fondateurs, de figures héroïques et de catégories morales. Son objectif implicite est la remise en cause de la légitimité même de l’existence d’Israël et du droit du peuple juif à disposer d’une souveraineté nationale【1】.
Avant 1948, la Palestine ne désignait pas une entité politique autonome. Le terme recouvrait une région géographique, successivement administrée par l’Empire ottoman puis par le mandat britannique【2】. Jusqu’aux années 1960, les porte-paroles arabes eux-mêmes affirmaient leur appartenance à un ensemble plus large : syrien, panarabe ou islamique. L’émergence d’une conscience nationale palestinienne s’est opérée en réaction directe à l’existence de l’État d’Israël【3】.
L’Organisation de libération de la Palestine (OLP), fondée en 1964 sous l’égide de la Ligue arabe, ne visait pas la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël, mais revendiquait la libération de l’ensemble de la Palestine mandataire — autrement dit, la disparition d’Israël. La Charte nationale palestinienne, amendée en 1968 après la guerre des Six Jours, rejette explicitement le sionisme, qu’elle définit comme une forme de colonialisme, de racisme et de ségrégation【4】. Le projet national palestinien s’est donc constitué en opposition directe à l’existence d’un État juif souverain, et non comme une construction parallèle. Dans cette perspective, le palestinisme fonctionne moins comme une affirmation nationale autonome que comme une idéologie de contestation de l’identité juive collective, réduite à une fiction coloniale.
Dans cette logique, le droit au retour des réfugiés palestiniens n’est pas seulement une revendication humanitaire, mais l’instrument d’une stratégie de substitution démographique. L’objectif n’est pas une solution négociée, mais l’effacement d’Israël en tant qu’État juif【5】.
Ce discours a intégré les codes de la rhétorique anticoloniale : Israël y est présenté comme une puissance étrangère et oppressive, tandis que le Palestinien devient une figure universelle de victime. Cette inversion des rôles — où le peuple juif, pourtant marqué par l’histoire de la persécution, devient l’oppresseur — autorise une légitimation de la violence sous couvert de résistance. Les attentats, voire les massacres, sont alors interprétés comme des réponses politiques. Israël cesse d’être un acteur historique pour devenir une figure abstraite du mal, ce que l’on retrouve tant dans certains sermons islamistes que dans les discours de l’extrême gauche radicale.
Loin de se limiter au Proche-Orient, le palestinisme s’est diffusé en Occident. Dans les universités, les ONG, les milieux militants et les réseaux sociaux, la cause palestinienne est devenue un marqueur idéologique. Elle sert de filtre moral, conditionne l’adhésion à certains groupes et tend à éclipser d’autres conflits ou injustices. Cette mobilisation, sélective et décontextualisée, s’articule avec la lutte décoloniale, l’antiracisme, l’activisme LGBTQ+ et le féminisme. Des alliances paradoxales ont ainsi vu le jour, rendues possibles par la désignation d’un ennemi commun : l’Occident capitaliste, et Israël comme sa pointe avancée【6】.
Edward Saïd a joué un rôle déterminant dans la structuration intellectuelle du palestinisme. À travers ses ouvrages, notamment Orientalism (1978), il a ancré la cause palestinienne dans une critique globale du colonialisme occidental, en présentant Israël comme la dernière manifestation d’un impérialisme européen【7】. En insistant sur le rôle de la représentation dans les rapports de domination, il a déplacé le conflit israélo-palestinien du champ politique vers celui du symbolique, donnant au Palestinien le statut de figure emblématique du colonisé. Cette approche a permis de mondialiser la cause, en l’intégrant aux luttes universitaires, culturelles et identitaires en Occident. L’influence de Saïd dépasse donc le cadre palestinien : il a fourni le vocabulaire, les grilles d’analyse et les repères moraux qui alimentent aujourd’hui une vision manichéenne du conflit, dans laquelle Israël est essentialisé comme entité illégitime, et le Palestinien érigé en victime paradigmatique de l’histoire.
Bien que liés par une amitié intellectuelle et musicale profonde, Daniel Barenboim ne partageait pas les positions radicales d’Edward Saïd sur Israël. Il lui exprimait son désaccord fondamental quant au refus de reconnaître la légitimité de l’État juif. Dans leurs échanges privés comme dans des interventions publiques, Barenboim insistait sur le fait que l’existence d’Israël était non seulement un fait historique irréversible, mais aussi un droit légitime du peuple juif. Là où Saïd voyait dans Israël une entité coloniale à déconstruire, Barenboim défendait l’idée d’une coexistence fondée sur la reconnaissance mutuelle【8】.
À mesure qu’il se détache de la réalité du terrain, le palestinisme devient un symbole global : le Palestinien n’est plus un acteur concret du conflit, mais une figure de la victime absolue. Dans cette vision binaire, Israël ne peut être qu’injustifiable, et toute critique de la cause palestinienne est perçue comme une trahison morale. Ce glissement permet l’intégration du discours antisioniste dans une grille idéologique plus vaste, qui assimile Israël à une colonie blanche et les Juifs orientaux à des colons, niant ainsi leur propre histoire de persécutions dans les pays arabes【9】.
Ainsi, le palestinisme fonctionne moins comme une analyse politique que comme un récit mobilisateur, fluide et adaptable. Il permet à chaque combat militant d’y trouver une justification : le féministe y dénonce une violence coloniale, l’écologiste une prédation territoriale, le militant queer une oppression structurelle. Que la réalité sociale des territoires palestiniens contredise ces alliances importe peu. L’essentiel est dans l’émotion, dans l’indignation, dans la posture morale.
Il ne s’agit pas de nier les souffrances des Palestiniens. Mais tant que cette cause restera captée par un imaginaire idéologique structuré autour de la négation d’Israël, toute solution demeurera hors de portée. Dans ces conditions, la paix devient structurellement impossible. L’impasse n’est pas politique, mais ontologique.
Notes.
【1】Voir Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Judéophobie, Paris, Mille et une nuits, 2002, chap. 5.
【2】Sur les contours administratifs de la Palestine sous l’Empire ottoman puis le mandat britannique, voir Henry Laurens, La question de Palestine, t. 1, Fayard, 1999.
【3】Cf. Bernard Lewis, Les identités multiples du Moyen-Orient, Paris, Gallimard, 2001, chap. 3.
【4】Charte nationale palestinienne, art. 22 (version amendée de 1968). Traduction disponible sur le site du ministère israélien des Affaires étrangères.
【5】Cf. Benny Morris, 1948 : A History of the First Arab-Israeli War, Yale University Press, 2008.
【6】Voir Pascal Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, Paris, Seuil, 1983 ; et Shmuel Trigano, La Nouvelle Question juive, Denoël, 2005.
【7】Edward W. Saïd, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978 ; trad. fr. L’Orientalisme, Seuil, 1980.
【8】Voir Barenboim et Saïd, Par-delà le mur, Albin Michel, 2004.
【9】Cf. Georges Bensoussan, Juifs en pays arabes : le grand déracinement 1850-1975, Tallandier, 2012.