Georges Bensoussan : retour sur un procès politique

L’affaire Georges Bensoussan constitue un révélateur troublant de l’état de la liberté intellectuelle en France. Dans deux longs entretiens accordés à la plateforme Agir Ensemble¹, l’historien revient en détail sur son procès, intenté à la suite de propos tenus en 2015, ainsi que sur les mécanismes d’exclusion silencieuse qui ont suivi. Ces échanges, enregistrés près d’une décennie plus tard, ne se contentent pas de retracer une affaire personnelle : ils dessinent un paysage plus vaste, celui d’une société où la parole critique devient suspecte, où le débat d’idées cède le pas au jugement moral, et où l’espace public se referme sur lui-même.

Tout commence en octobre 2015, lors d’une émission de France Culture animée par Alain Finkielkraut, dans laquelle Bensoussan évoque l’antisémitisme présent dans certaines familles arabes. Reprenant de mémoire une formule du sociologue Smaïn Laacher, il parle d’un antisémitisme “tété au lait de la mère” – image brutale mais déjà utilisée ailleurs, notamment par l’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Shamir à propos des Polonais². La phrase déclenche un tollé. Une plainte est déposée, puis retirée par Laacher lui-même. Mais une mécanique judiciaire s’enclenche, relancée par le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), organisation aujourd’hui dissoute par décret gouvernemental³, puis suivie tardivement par plusieurs organisations antiracistes. Malgré trois relaxes successives, en première instance, en appel et en cassation⁴, l’historien est désormais persona non grata dans les médias publics. Le bannissement a remplacé la condamnation.

Ce qui est en jeu dépasse de loin une simple affaire de diffamation ou de mauvais choix de métaphore. Il s’agit d’un tournant symbolique : la transformation du désaccord intellectuel en faute morale, et de la justice en instrument d’intimidation idéologique. Bensoussan a été poursuivi non pour ses travaux, mais pour avoir mis en lumière un sujet jugé tabou : l’antisémitisme culturel dans certaines franges de la population issue de l’immigration maghrébine. Or, loin d’être une invention ou une provocation gratuite, ce constat était partagé, dans le fond, par de nombreux intellectuels – y compris certains issus de cette même origine. Ce que révèle son procès, c’est moins une controverse sur le vrai et le faux qu’une tentative de réduire au silence toute voix dissonante face au récit dominant.

Cette entreprise de délégitimation prend une forme moderne : elle ne repose pas sur la censure explicite, mais sur l’invisibilisation. Bensoussan décrit un mécanisme subtil, proche de celui que Tocqueville avait anticipé dans De la démocratie en Amérique⁵ : on ne bâillonne plus l’opposant, on l’ignore. Il devient “clivant”, il “sent le soufre”, il n’est plus invité. La justice lui donne raison, mais l’opprobre demeure. Dans ce régime symbolique, le soupçon suffit. Avoir été traîné en justice devient une marque indélébile, même blanchi. C’est une forme de mort sociale.

Le procès n’était pourtant que la partie visible d’un glissement plus large. Bensoussan observe une transformation du débat intellectuel en débat moraliste : on ne discute plus des faits, on juge des intentions. Ce déplacement, selon lui, relève d’une sécularisation du religieux. Il ne s’agit plus de démontrer, mais d’excommunier. La pensée n’est plus évaluée selon des critères de validité, mais selon des critères de vertu. Une parole peut être vraie, mais inacceptable. Cette dérive empêche toute possibilité de compromis, et engendre une logique de purification idéologique.

La deuxième partie de son intervention explore ce qu’il nomme une pathologie collective : le “palestinisme”. Par ce mot, il désigne non pas un soutien politique légitime à la cause palestinienne, mais une obsession idéologique, qui fonctionne comme un écran totalisant sur la réalité du monde arabe. Cette obsession sert à masquer les responsabilités historiques du nationalisme arabe dans l’expulsion des Juifs des pays musulmans, à nier la nature anticoloniale du sionisme⁶, et à réécrire l’histoire sur un mode manichéen. Le conflit israélo-arabe est présenté comme une lutte du bien contre le mal, où la réalité complexe des faits est sacrifiée à une narration morale simplifiée.

Ce refus de complexité se traduit aussi par une instrumentalisation de l’histoire. Bensoussan cite l’exemple de la loi Taubira de 2001, qui commémore la traite transatlantique, tout en passant sous silence la traite arabo-musulmane et la traite intra-africaine⁷. Ce silence n’est pas un oubli : il est justifié par la volonté politique de ne pas “charger la barque” des enfants issus de l’immigration maghrébine. Cette position, qu’il juge paternaliste et condescendante, revient à considérer certains citoyens comme trop fragiles pour affronter la vérité. C’est, selon lui, une autre forme de racisme : celui qui consiste à traiter des adultes comme des mineurs historiques.

En filigrane se dessine une critique sévère de la gauche contemporaine. Bensoussan affirme qu’elle a abandonné la question sociale au profit des combats identitaires. Depuis le tournant de la rigueur des années 1980⁸, elle aurait déserté les classes populaires, préférant défendre les causes sociétales (LGBT, antiracisme, etc.) aux dépens du prolétariat, devenu invisible dans l’espace médiatique. Ce vide aurait été comblé par le Rassemblement national, non par adhésion idéologique, mais par rejet d’un système qui ne les représente plus. Ce basculement, dit-il, est visible dans la géographie électorale : là où les grands-parents votaient communiste, les petits-enfants votent RN.

Face à ces évolutions, Bensoussan plaide pour un changement de lexique. Plutôt que de parler d’“islamisme”, mot qui brouille les pistes en assimilant une idéologie politique à une religion, il propose l’expression de “séparatisme musulman”. Elle permettrait de désigner plus précisément les courants qui, au nom d’une lecture intégriste de l’islam, rejettent les valeurs de la nation française sans pour autant stigmatiser l’ensemble des musulmans. Il insiste sur l’importance de ne pas heurter inutilement ceux qui, dans la communauté musulmane, cherchent sincèrement à s’intégrer.

Ce combat ne saurait se réduire, selon lui, à une simple défense de la République. Il s’agit de défendre quelque chose de plus profond : la nation française, son histoire, ses valeurs, sa langue. Ce patriotisme civique est pour lui le seul socle sur lequel fonder une résistance commune aux menaces idéologiques. Il évoque deux figures féminines exemplaires de courage – Adélaïde Hautval et Alice Ferrière⁹ – comme modèles d’engagement éthique, capables de résister à l’esprit du temps.

En définitive, ce que révèle l’affaire Bensoussan, ce n’est pas seulement la fragilité d’un homme pris dans les rouages d’un procès, mais la vulnérabilité croissante d’un espace public rationnel. C’est le symptôme d’une société où penser librement devient risqué, où l’indignation prévaut sur la démonstration, et où l’on préfère exclure que discuter. À travers son parcours, c’est une question fondamentale qui se pose : dans quelle mesure une démocratie peut-elle encore tolérer la dissidence intellectuelle, lorsque celle-ci heurte les dogmes de son époque ?


Notes

¹ Agir Ensemble est une plateforme de sensibilisation et de mobilisation civique qui donne la parole à des intellectuels, enseignants ou acteurs publics engagés. Les deux entretiens sont disponibles sur leur chaîne YouTube.
² Déclaration attribuée à Yitzhak Shamir au sujet des Polonais, lors d’une polémique en 1989, citée notamment dans The New York Times, 26 juin 1989.
³ Le CCIF a été dissous en 2020 par décret du ministère de l’Intérieur, au motif de sa proximité idéologique avec l’islamisme radical.
⁴ Relaxé le 7 mars 2017 (TGI de Paris), le 24 mai 2018 (Cour d’appel) et en cassation en 2019.
⁵ Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, IIe partie, chapitre VII.
⁶ Sur le caractère anticolonial du sionisme, voir Shlomo Avineri, The Making of Modern Zionism (1981).
⁷ Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001, dite “loi Taubira”, reconnaissant la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité.
⁸ Référence au “tournant de la rigueur” de 1983, qui marque l’abandon d’une politique économique keynésienne par le gouvernement Mitterrand.
⁹ Adélaïde Hautval (1906–1988), psychiatre française, déportée à Auschwitz pour avoir protesté contre le traitement des Juifs. Alice Ferrière, professeure protestante, a sauvé des dizaines de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

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